Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 143 – Frais d’informateur
Mike Joseph sortit son mouchoir, se couvrit la bouche et toussa plusieurs fois.
Dans le quartier des usines, le smog était plus épais que partout ailleurs. L’air était gris avec une teinte jaunâtre, comme chargé de poussière et dégageait de temps à autre une odeur âcre et suffocante que le journaliste, pourtant habitué depuis longtemps à l’air de Backlund, ne pouvait supporter.
Il se tourna vers Klein qui lui aussi, toussait doucement.
– « J’ai toujours été un grand partisan de la création par le gouvernement du Conseil National de la Pollution Atmosphérique et de la mise en place d’un inspecteur de l’industrie alcaline, mais je n’imaginais pas que le problème avait pris une telle ampleur. »
– « Si nous ne prenons pas de mesures efficaces, cela pourrait devenir une tragédie », répondit Klein qui essayait de dégager son nez bouché.
Backlund finirait peut-être sous un brouillard tel qu’on ne verrait pas à plus de cinq mètres. Un décor propice à la manifestation ou à la naissance d’un dieu maléfique… pensait-il en son for intérieur.
Le vieux Kohler, qui ne comprenait pas bien ce qui se disait, râcla sa gorge encombrée d’un flegme épais, puis conduisit le reporter et le détective vers le gardien d’une usine de plomb.
La plupart des ouvriers étaient des femmes. Elles travaillent sans protection et le sol de l’usine était maculé de poussière.
Les “minuscules particules” qui flottaient dans l’air donnaient à Klein l’impression d’un gaz toxique. Ces jeunes femmes, qui ne portaient pas de masque, évoquaient des agneaux attendant d’être abattus.
Durant un instant, il eut l’impression d’être de retour à Tingen, à l’époque où il avait aidé Sir Deville à gérer le litige qui le hantait.
Il lui semblait déjà voir l’avenir de ces ouvrières : certaines auraient la tête qui tourne, d’autres la vue brouillée, d’autres deviendraient hystériques, d’autres encore auraient les gencives marquées d’une ligne bleue, et pour finir, elles deviendraient aveugles ou mouraient.
La main sur la bouche, il observait en silence.
Cela s’apparente à un rituel sacrificiel sanglant à grande échelle. Si l’Ordre Aurora, l’École de Pensée de la Rose et autres sectes maléfiques pouvaient, à l’instar de Lanevus, tirer parti de situations similaires, nous serions face à un énorme problème…
– « Comment est-ce possible ? » murmura Mike, à la fois surpris et révolté. « Il y a quelque temps, toutes sortes de journaux et de magazines se sont penchés sur la question de l’intoxication au plomb. Comment se fait-il qu’ils n’aient pris aucune mesure de précaution, pas même un masque ?
« Ces propriétaires d’usine sont des meurtriers ! »
Ce journaliste a vraiment le sens de la justice. Même s’il n’est pas jeune, s’il est plutôt radin et si son jeu d’acteur est assez remarquable, il a gardé pures ses motivations d’origine… Mais comment est-il au courant pour l’intoxication au plomb ? C’est vrai, j’oubliais. J’avais demandé à Sir Deville d’informer sur les dangers du saturnisme par le biais des journaux et magazines… Apparemment, il s’est bien acquitté de cette tâche mais pour certaines personnes, quelle importance que la mort d’un ou deux citoyens de classe inférieure ? Il y a tant de gens qui attendent un emploi ! pensa Klein, le cœur lourd.
Journaliste chevronné, Mike ne perdit pas la raison. Il observa en silence, interrogea quelques ouvrières au moment du changement d’équipe, puis quitta l’usine de plomb.
Ils passèrent ensuite d’une usine à l’autre, mais la misère de l’endroit et le travail intensif leur firent perdre toute envie de discuter.
Il était presque midi lorsque Klein aperçut de nombreuses personnes – essentiellement des femmes – rassemblées devant une usine. Elles criaient quelque chose et tentaient de pénétrer à l’intérieur.
– « Que se passe-t-il ? » demanda Mike, perplexe, au vieux Kohler.
Celui-ci, qui n’en savait pas plus, répondit :
– « Je vais aller me renseigner. »
Il trottina jusqu’à l’usine et se fondit dans la foule. Il lui fallut plusieurs minutes pour revenir vers les deux hommes. Il reprit son souffle et alla droit au but :
– « Ils veulent casser ces nouvelles machines ! »
– « Pourquoi ? »
Mike, qui n’avait guère eu à s’occuper d’informations similaires jusque-là, n’était pas très au fait de la situation. Klein, lui, avait une petite idée de ce qui se passait.
Le vieux Kohler montra du doigt les locaux :
– « C’est une usine textile. Ils ont l’intention de recourir aux dernières machines et nécessairement, ils n’auront plus besoin d’autant de monde pour contrôler celles-ci. Il semblerait… il semblerait qu’ils veuillent licencier le tiers des ouvriers !
« Ces ouvrières ont bien l’intention de casser ces machines et de récupérer leurs emplois, sans quoi elles ne pourront pas survivre, à moins de devenir des filles de la rue. »
Mike ouvrit la bouche comme pour dire « imbéciles », mais se ravisa et ne s’approcha même pas, il se contenta d’observer en silence.
Un long moment plus tard, il soupira :
– « Rentrons. J’ai pratiquement terminé les interviews nécessaires à mon enquête. »
Tous trois s’éloignèrent du quartier des usines. Aucun d’entre eux ne disait mot.
Ils étaient sur le point de se séparer lorsque Mike jeta un coup d’œil à Klein et lui dit à voix basse :
– « Si les usines de plomb qui ne fournissent aucune protection fermaient ou si leurs patrons étaient traduits en justice, pensez-vous que ces femmes trouveraient une autre activité ? »
Klein réfléchit sérieusement :
– « S’il ne s’agit que de quelques usines, il ne devrait pas y avoir trop de problèmes, mais certaines ouvrières pourraient souffrir de la faim et du froid en cherchant d’autres emplois, et comme elles n’ont pas d’économies, s’affaiblir.
« Si ces établissements étaient trop nombreux à fermer en même temps, ce serait un désastre et je ne parle pas des personnes qui vont perdre leur emploi suite à l’installation des nouvelles machines textiles. »
À lui seul, le quartier des usines de Backlund pourrait compter des milliers, voire des dizaines de milliers de chômeurs privés de nourriture et de vêtements, errant dans les rues comme des zombies et susceptibles d’accepter de réduire leurs exigences salariales pour arracher à d’autres leur emploi… Qui sait combien d’habitants du Quartier Est pourraient mener une vie encore plus difficile, voire mourir. On pourrait alors se croire en enfer et même si ce monde ne disposait pas de pouvoirs Transcendants, cela entraînerait quand même un énorme désastre. De nombreux dieux maléfiques sont tapis dans l’obscurité et attendent…
Klein ravala tous les mots qui lui venaient à l’esprit.
Mike était redevenu silencieux et après avoir payé dix Livres et six Soli, il quitta en calèche le quartier des usines enfumé.
Klein regarda la voiture s’éloigner sans rien dire.
À l’époque où il était Faucon de Nuit, il avait connu et approché de près la vie des pauvres, mais l’impression laissée sur lui n’avait pas été aussi profonde que cette fois-ci.
Une observation multidimensionnelle venait de lui révéler un gouffre humain.
Le Quartier Est est décidément plein de dangers cachés et de menaces semblables à de l’amadou. Si l’on n’y fait pas attention, un culte pourrait y mettre le feu…
Klein réfléchit quelques secondes :
– « Kohler, j’aimerais vous demander de garder un œil sur ce qui se passe dans ce quartier. Mais seulement lorsque vous ne serez pas accaparé par le travail.
« Je vous paierai et vous donnerai l’argent nécessaire pour établir un lien avec les autres travailleurs. Chaque semaine, nous conviendrons d’un moment pour nous retrouver au café. »
Les yeux du vieux Kohler s’illuminèrent.
– « Pas de problème ! » répondit-il sans même s’enquérir du tarif.
Il faisait entièrement confiance à ce bon détective.
Klein réfléchit :
– « À chaque fois que nous nous verrons, je vous remettrai 15 Solis à titre de fonds et de dédommagement. Si vous me fournissez des informations intéressantes, vous aurez 5 Solis supplémentaires. »
– « Une Livre ?! » s’écria le vieil homme, stupéfait.
Durant les années les plus chaleureuses et les plus heureuses de sa vie, il ne touchait que vingt et un Solis par semaine, soit une Livre et un Soli.
– « Oui », acquiesça Klein. « Mais veillez bien à ce que vous direz et ferez. Ne soyez pas pressé de recueillir des informations. Si vous ne voulez pas vous mettre en danger, faites celui qui parle peu et écoute beaucoup. »
En théorie, ces frais d’informateur pourraient être remboursés, mais je suis désormais un Parti des 50 Pences (*) auto-sponsorisé, railla Klein pour lui-même.
…
Quartier de l’Impératrice, dans le bureau de Miss Audrey…
La blonde jeune fille écoutait Mlle Escalante, son professeur de psychologie et de temps à autre, caressait sa chienne Susie assises à côté d’elle.
Escalante Oseleka – une femme aux cheveux noirs qui lui descendaient jusqu’à la taille – s’apercevant que l’animal semblait, lui aussi, l’écouter attentivement, ne put s’empêcher de sourire et s’interrompit deux secondes.
Elle reprit ensuite sa présentation :
– « Actuellement, il n’existe aucune théorie totalement orthodoxe dans le domaine de la psychologie mais plusieurs écoles de pensée, comme la Psychanalyse, l’Analyse de la Personnalité et la Psychologie Comportementale.
« Les recherches sur l’esprit ne sont pas réservées aux seuls psychologues et psychiatres. De nombreux professionnels dans le domaine de l’occultisme effectuent un travail similaire, le plus célèbre étant… euh, désolée, je m’écarte du programme. Revenons à notre sujet et parlons de la Psychanalyse.
Audrey s’était bien aperçue que l’enseignante entendait diriger le sujet aussi feignit-elle l’ignorance.
– « Professeur, j’aimerais en savoir plus sur la recherche sur l’esprit dans le cadre de l’occultisme. Comme vous le savez, cela m’intéresse beaucoup. »
Escalante pinça les lèvres, fronça les sourcils et répondit, visiblement embarrassée :
« Mais il y a des serments de confidentialité. Je veux dire que ces théories et recherches font partie des secrets des cercles occultes et ne sont connus que de ceux qui en font partie. »
– « C’est donc ça… Dans…dans ce cas, puis-je me joindre à eux ? » demanda Audrey avec « Ils ne sont pas impliqués dans quelque chose de maléfique, n’est-ce pas ? »
– « Comment cela se pourrait-il ? Ce n’est qu’un séminaire organisé par des passionnés », répondit Escalante qui détourna le sujet : « Nous en reparlerons plus tard. Poursuivons notre leçon. »
Je dois savoir où fixer la limite. Une étape à la fois. Si c’est là la caractéristique typique aux Alchimistes en Psychologie, je n’ai pas à m’inquiéter outre mesure de la présence de fous et de pervers comme M. A…
Elle prit volontairement une expression qui montrait sa réticence à abandonner le sujet mais écouta poliment les fondements théoriques de la Psychanalyse.
Le cours terminé et après avoir renvoyé Escalante, elle retourna dans son bureau, ferma soigneusement la lourde porte de bois et dit à l’énorme golden retriever :
– « Que penses-tu d’elle, Susie ? »
– « Elle n’est pas sincère ! » répondit la chienne de but en blanc. Puis, inclinant la tête, elle ajouta : « Cependant, ce qu’elle a dit est très intéressant. Plus intéressant à mon sens que la viande et les biscuits ! »
Aurais-tu l’intention de devenir psychiatre Suzie ? Spécialisée dans le traitement des maladies mentales chez les animaux, comme par exemple ce Cheval, chez les Glaint, que l’on soupçonne d’être atteint de dépression ?
Audrey tomba soudain dans une profonde réflexion, se demandant si elle devait prévoir une blouse blanche spéciale et des lunettes à monture dorée pour que Susie ait l’air un peu plus professionnelle.
NDT : * Allusion au « Parti (ou armée) des 50 centimes » désignant les commentateurs en ligne chargés par les autorités chinoises de manipuler l’opinion au bénéfice du parti communiste chinois. (Source : Wikipédia)