Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 142 – L’Étranger
Dans ce sinistre silence, la première pensée de Derrick Berg lorsqu’il reprit ses esprits fut de porter secours à cette personne.
Cependant, les deux gardes qui le tenaient en sandwich n’avaient eu aucune réaction. On aurait dit que ce qui venait de se passer n’était que le fruit de son imagination.
– « Quelqu’un appelle à l’aide », dit le jeune homme aux deux Paladins de l’Aube.
– « Ne vous laissez pas berner », répondit calmement celui qui se tenait à sa gauche, un grand chevalier en armure d’argent. C’est un comportement normal chez les Transcendants qui sont sur le point de perdre le contrôle. »
Vraiment ? Peut-être son appel à l’aide est-il dû au fait qu’il refuse d’abandonner, de perdre le contrôle et de devenir un monstre… pensa Derrick avec tristesse.
À mesure que son humeur changeait, le bourdonnement illusoire dans ses oreilles se faisait plus distinct.
Après quelques pas en silence, le Paladin de l’Aube désigna une porte sur la gauche :
– « Vous resterez ici pour le moment. Nous vous apporterons votre nourriture et vos médicaments en temps voulu. »
Tout en parlant, il sortit un flacon d’un noir de fer.
Fabriqué à partir de restes, sous forme de paille, de l’aliment de base de la Cité d’Argent, à savoir l’Herbe à Face Noire, celui-ci créait, au contact d’un liquide, une fine pellicule qui le scellait et le rendait étanche.
Derrick le prit et en avala le contenu. Une sensation de fraîcheur s’insinua le long de son œsophage et dans son estomac.
Très vite, tout son être s’apaisa. Les images qui se balançaient sous ses yeux se stabilisèrent et ses hallucinations auditives diminuèrent progressivement.
La porte de fer se referma avec un grincement et un bruit de verrou, et Derrick se retrouva dans sa cellule.
La première chose qu’il vit fut une bougie vacillante qui émettait une faible lumière jaune, puis il distingua un lit bas, une chaise et une table carrée.
C’était tout. Les murs – porte comprise – était gravés de symboles et de signes compliqués et mystérieux dont on aurait dit qu’ils formaient un sceau.
La portion ayant également réprimé toute émotion chez le jeune homme, il ne manifesta pas la moindre curiosité. Il s’assit sur le lit, puis s’allongea.
Au bout d’un laps de temps indéterminé, il entendit soudain quelqu’un frapper à sa porte. Cela ne venait pas du couloir mais de la cellule voisine.
Derrick se redressa, écouta et perçut un gémissement aigu.
Ses poils se hérissent et aussitôt, il se leva et adopta une posture particulièrement défensive.
Les bruits sourds se propagèrent jusqu’à la paroi métallique qui séparait les deux pièces, brisant lentement une saillie.
Derrick était sur le point d’invoquer une lumière sacrée lorsque soudain, ce qu’il avait devant les yeux s’illumina. On aurait dit que tout l’espace autour de lui avait été déplacé en plein jour, le temps que l’éclair passe.
Le bruit du mur que l’on cognait près de lui disparut et le silence retomba sur la flèche.
Il n’était pas absolu car on entendait comme le résonnement de pas légers dans le lointain. Ces échos durèrent longtemps, puis le silence revint.
Derrick se demandait ce qui avait bien pu arriver au Transcendant qui occupait la cellule voisine quand quelqu’un frappa à la paroi métallique située de l’autre côté. On aurait dit que cette personne frappait légèrement de son doigt replié.
– « Qui est-ce ? » demanda Derrick en haussant la voix, signe qu’il était légèrement inquiet.
Les coups cessèrent aussitôt et quelques secondes plus tard, il entendit faiblement une voix profonde et plutôt âgée :
– « Ainsi, c’est un jeune homme ».
Constatant que l’autre pouvait communiquer rationnellement, Derrick pressa son oreille contre le métal froid.
– « Vous êtes ? »
Il y eut un petit rire et la voix répondit :
– « L’homme qui était à côté de vous a failli perdre le contrôle à plusieurs reprises, mais cette fois, il n’a pas pu être sauvé. »
Il a donc complètement perdu le contrôle ?
– « C’est donc désormais un monstre ? » demanda Derrick à travers la paroi métallique.
– « Pas un monstre, non, mais un cadavre. L’objet scellé ici a eu raison de lui. » Il y eut un soupir : « Je suis ici depuis quarante-deux ans et les gardes m’ont dit avoir vu trop d’incidents similaires. »
– « Quarante-deux ans ? » répéta le jeune homme, surpris.
En temps normal, la perte de contrôle se faisait en trois étapes. La première était constituée de signes avant-coureurs, tels que des hallucinations auditives et visuelles. Au second stade, le corps et l’esprit de la personne étaient déjà hors de contrôle et de temps en temps, elle se mettait dans des états étranges ou terrifiants. Au troisième stade, le Transcendant se dégradait totalement et, de Saccageur, devenait un terrible monstre.
Le passage au troisième stade était plutôt rapide et il se pouvait qu’à peine les symptômes identifiés, un Transcendant en apparence ordinaire se transforme en l’un de ces monstres que l’on retrouvait au plus profond des ténèbres.
En d’autres termes, un Transcendant au second stade envoyé au bas de la tour, traité avec des remèdes, rituels et autres méthodes, soit se stabilisait et était autorisé à sortir dans les dix-huit mois, soit perdait rapidement le contrôle et était éliminé. Nul ne pouvait rester emprisonné là durant quarante-deux ans.
Au premier stade, il ne fallait à un Transcendant que quelques jours de traitement – dans tous les cas moins de trois semaines – pour éliminer tous les symptômes et quitter la tour totalement guéri.
La voix âgée émit un petit rire :
– « En effet, mais je ne m’attendais pas à rester aussi longtemps ici. Je ne présente aucun signe de perte de contrôle, mais ils pensent que je suis dangereux et susceptible de me transformer en monstre à tout moment. »
Derrick fronça légèrement les sourcils :
– « Que s’est-il passé il y a quarante-deux ans ? »
À cette époque, ses parents n’étaient même pas encore nés.
La voix demeura un moment silencieuse puis répondit :
– « Autrefois, j’étais capitaine d’une équipe d’exploration. Nous avons découvert une ville détruite à environ quinze jours de marche de la Cité d’Argent… Enfin, à notre vitesse.
« Cette ville était similaire à la nôtre et montrait des signes évidents qu’elle a été gouvernée par des géants. Ses habitants croyaient au Seigneur créateur de toute chose, au Dieu omnipotent et omniscient.
« Malheureusement, ils ont été détruits ; détruits il y a d’innombrables années. »
Derrick, qui connaissait un peu ces questions, devina aussitôt ce qu’il en était :
– « Parce que vous avez découverts d’étranges choses là-bas, on en a conclu que vous risquiez de perdre le contrôle ? »
– « Plus ou moins », répondit l’homme avec un petit rire. « En explorant la zone centrale, nous avons découvert que la ville tentait de changer de foi. Ils s’étaient créé des divinités dont ils imaginaient qu’elles pouvaient les sauver. Mais en vain. Les statues de ces dieux ont été détruites et dispersées à travers tout le pays. »
Il prit alors un ton grave : « Mais nous avons rencontré quelqu’un là-bas. C’était la première fois en 2000 ans que nous tombions sur quelqu’un qui n’appartenait pas à la Cité d’Argent ! Il existait donc encore un être vivant dans les profondeurs des ténèbres sans fin ! »
– « Vous l’avez ramené à la Cité d’Argent ? » demanda instinctivement Derrick.
Deux secondes passèrent, puis la voix s’exclama :
– « Vous n’êtes pas choqué ? Si la Cité d’Argent déploie tant d’efforts pour explorer les environs, c’est dans l’espoir de trouver d’autres êtres humains. Et nous en avons trouvé il y a 42 ans ! »
En effet, c’est une nouvelle plutôt choquante, mais je vois souvent Miss Justice, M. le Pendu et les autres. J’entends souvent parler du Royaume de Loen et des sept dieux orthodoxes. N’est-il pas évident qu’il existe, en dehors de la Cité d’Argent, des gens, des villes et des pays ? se dit le jeune homme en se grattant la tête.
Comme il n’avait pas beaucoup d’expérience, il feignit la stupéfaction.
– « Je…je n’avais pas noté ce point. C’est vraiment incroyable qu’il existe d’autres gens que les résidents de la Cité d’Argent ! »
Il y eut un moment de silence, puis la voix demanda :
– « L’instruction est-elle devenue si terrible à la cité ? » Puis, sans attendre la réponse de Derrick, il soupira : « Avec beaucoup de prudence, nous l’avons invité à nous suivre à la Cité d’Argent. Il a réfléchi un moment puis a accepté.
« Nous l’avons surveillé et escorté tout le long du chemin, mais alors que nous étions presque arrivés, il a brusquement disparu…
« Nous l’avons cherché partout mais en vain. De retour à la Cité d’Argent, les uns après les autres, tous membres de mon équipe sont devenus fous. Ils ont tous perdu le contrôle. Tous ! Pas un seul n’a été épargné !
« Le Conseil des Six a pensé que nous avions été contaminés par quelque chose et que cette personne n’était pas un humain mais un esprit maléfique, un monstre. Ils m’ont donc enfermé ici. De temps à autres, ils venaient vérifier mon état mais ils ne m’ont jamais dit où était le problème et ne m’ont plus jamais laissé sortir. »
Derrick poussa un lourd soupir :
– « Vous rappelez-vous à quoi ressemblait cet homme ? »
– « … Il avait l’air très ordinaire, rien qui ne le démarque. Il était habillé comme nous. Je me souviens seulement que c’était un homme mais je ne sais plus à quoi il ressemblait… Cela dit, les anciens sont certainement en mesure, par des moyens Transcendants, de le voir dans mes vagues souvenirs oubliés », répondit la voix avec une nuance de douleur et après quelques secondes de réflexion.
– « A-t-il dit comment il s’appelait ? Vous a-t-il parlé de ses origines ? » insista Derrick d’un ton désinvolte.
La réponse fut laconique :
– « Il nous a dit son nom… » L’homme marqua une pause avant d’ajouter : « Amon ».
…
Le dimanche matin, dans le quartier des usines.
Au cours des deux derniers jours, Klein et Mike, guidés par le vieux Kohler, avaient “visité” de nombreux endroits du Quartier Est. Le journaliste avait pu voir cinq ou six personnes entassées dans une pièce unique et ce n’était pas le pire des cas qu’il ait rencontrés.
Dans les quartiers les plus pauvres, une chambre ordinaire pouvait accueillir dix personnes. La répartition précise du droit d’utilisation de l’étage et du moment – jour ou nuit – stupéfiait le reporter.
De plus, la pauvreté ne faisait pas de distinction entre les hommes et les femmes. Dans ces lieux, des personnes de sexe différent s’entassaient dans des espaces restreints sans pouvoir respecter les normes sociales. Des incidents nécessitant d’être jugés devant un tribunal se produisaient en permanence. Qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes, tous étaient toujours confrontés à la menace de la violence.
« … Sordide, surpeuplé, malodorant – c’est l’impression la plus objective. Ces gens doivent avoir de sérieux problèmes de parasites… Dans les quartiers les plus vétustes, les maisons, construites il y a longtemps, ne sont pas reliées aux égouts. On y trouve partout des excréments, de l’urine, du vomi et bien d’autres choses. Il n’y a qu’une seule salle de bain publique par immeuble ou pire encore, un seul cabinet de toilettes public par rue…
« Extrêmement occupés tous les jours, ces gens peuvent à peine remplir leur estomac et n’ont pas d’économies. Pour peu qu’ils soient au chômage quelques jours, ils sombrent dans un abîme irrémédiable… M’est avis qu’ils ne craindraient même pas la mort si on leur donnait ne serait-ce qu’un peu d’espoir… » écrivait Mike dans son manuscrit d’enquête.
Les sans-abris qui erraient dans les rues au milieu de la nuit, les filles immobiles dans la rue ou dans les bars, les buveurs qui sombraient dans une consommation excessive, n’hésitaient pas à recourir à la violence et ne pensaient même pas à l’avenir, tout cela avait profondément impressionné le journaliste.
Il était de plus en plus silencieux.