Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 141 – Récit d’une “aventure” dans le Quartier Est
Quartier Est de Backlund, à une intersection…
Apercevant, le long d’une rue, des enfants en haillons à l’air pitoyable, Mike Joseph s’essuya la bouche avec un mouchoir. Il s’apprêtait à aller leur donner quelques sous lorsque le Vieux Kohler, l’ancien sans-abris, l’arrêta.
– « Ce sont des voleurs ! »
– « Des voleurs ? Et leurs parents ? Seraient-ils sous le contrôle de gangs ? »
Journaliste chevronné, Mike, s’il n’était jamais venu dans ce quartier, avait entendu parler de cas où des gangs mettent la main sur des enfants, les obligeant à voler et mendier.
– « Leurs parents ? Soit ils n’en ont pas, soit leurs parents étaient autrefois des voleurs ou le sont encore. Mais vous avez raison, M. le journaliste. Bon nombre d’entre eux sont sous le contrôle de gangs dont on dit qu’ils leur apprennent à voler. Pour exemple, ils accrochent au mur un manteau de gentleman dans la poche duquel ils mettent un mouchoir et y attachent une montre à gousset. À force de pratique, les enfants parviennent à voler le mouchoir sans faire bouger la montre. C’est ce que m’ont raconté des gens à l’hospice lorsque j’étais sans-abris. » Le Vieux Kohler ajouta : « Je me souviens du plus jeune voleur jamais attrapé dans cette rue. Il n’avait que six ans… (il soupira) six ans… »
Apparemment, il se remémorait son enfant que la maladie avait emporté et ne put s’empêcher de sortir de sa poche une cigarette. Ne pouvant se résoudre à la fumer, il se contenta d’en prendre une bouffée.
– « Six ans… » Mike était abasourdi.
Klein, qui écoutait en silence, soupira :
– « C’est ça, le Quartier Est. » Puis, regardant autour de lui, il se ressaisit et ajouta : « Cet endroit s’apparente davantage à la jungle qu’à une société humaine.
« Nous devons mener nos interviews comme si nous vivions une aventure. Il faut non seulement apprendre à éviter le territoire des créatures dangereuses, mais aussi à se tenir à l’écart des petites choses en apparence peu nuisibles. Je veux parler des moustiques présents dans la jungle.
« Si vous laissez voir l’épaisseur de votre portefeuille à ces enfants, Mike, quand bien même vous prendriez toutes les mesures possibles, vous finirez inévitablement par vous faire voler au cours de cette aventure. Et si vous tentez de résister, il se pourrait qu’au matin, on retrouve un corps de plus dans la rivière Tussock. »
– « Vous avez tout à fait raison, M. le Détective ! Il y a tellement de monde dans ce quartier que personne ne prête attention à ceux qui, chaque jour, disparaissent », convint Kohler.
Mike, qui écoutait en silence, réfléchit quelques secondes et annonça brusquement :
– « Un million trois cent cinquante mille. »
– « Hein ? » fit Klein, manifestement un peu enroué à cause de son rhume.
Mike s’avança :
– « C’est une estimation préliminaire du nombre d’habitants du Quartier Est. Mais je suis certain qu’ils sont beaucoup plus nombreux. »
– « Tant que ça ? »
Le vieux Kohler était surpris.
Bien qu’ayant vécu des jours et nuits dans ce quartier et quoiqu’il sache qu’il y avait beaucoup de monde, il ne s’attendait pas à ce chiffre.
C’est plusieurs fois la population de Tingen … pensa Klein en établissant une comparaison avec l’endroit qu’il connaissait le mieux.
Il regarda l’intersection à quelques pas de là et s’enquit :
– « Quelle direction devons-nous prendre maintenant ? »
Le vieux Kohler leva les yeux :
– « Sûrement pas tout droit. Cette zone est sous le contrôle du gang Zmanger, des gens vicieux et complètement irrationnels. Si jamais ils voient des journalistes en train de faire des interviews, ils nous tabasseront certainement ! »
Klein se remémora les évènements du début du mois précédent :
Le gang Zmanger ? N’est-ce pas ce gang des “sans cervelle” qui m’a fait perdre 10 000 Livres ? C’était une sorte de bourreau… Hmm, je ne me souviens même pas de son nom… Heureusement que ces 10 000 Livres ont été échangées contre les formules de potion des Séquences 7, 6 et 5 de la voie du Voyant, l’Œil Noir et la vie de l’Ambassadeur d’Intis… Je me demande qui, au final, a obtenu le manuscrit du moteur différentiel de troisième génération…
– « Le gang Zmanger ? Ce gang principalement composé de montagnards ? » demanda Mike, pensif.
Le vieux Kohler parut surpris :
– « Vous en avez entendu parler, M. le journaliste ? »
Mike eut un petit rire :
– « Ils prennent part à nombreuses affaires et leur réputation s’étend bien au-delà du Quartier Est. Le bruit court que l’un des leurs a été impliqué dans une affaire d’espionnage concernant Intis. »
… Vous avez près de vous la personne en question, celle qui a fait le rapport et aussi la victime… commenta Klein en son for intérieur.
– « Si vous, messieurs, connaissez le gang Zmanger, pourquoi la police ne les arrête-t-elle pas ? » demanda le vieux Kohler, son angle de vue étant celui d’une personne au bas de l’échelle sociale.
Mike parut soudain gêné et toussa à deux reprises :
– « Faute de preuves, nous pouvons capturer que ceux qui ont commis des crimes. Par ailleurs, le Quartier Est est si vaste et si peuplé qu’il est très difficile d’y retrouver quelqu’un de bien déterminé à se cacher. »
Tout en parlant, il soupira : « Il est facile de détruire un gang Zmanger mais si un homme des hautes terres vient s’installer à Backlund, conserve sa combativité bien connue et ne trouve aucun autre moyen de gagner sa vie, un nouveau gang Zmanger ne tardera pas à faire surface, ce n’est qu’une question de temps. »
Une question sociale complexe… se dit Klein qui pointa du doigt la gauche et la droite.
– « Choisissez ! »
Le vieux Kohler regarda à droite de la rue :
« Là, c’est le secteur du gang Proscrito. Si nous ne provoquons pas les filles qui font leurs affaires dans la rue ou dans les bars, elles ne feront pas attention à nous. Hé hé, nous sommes le matin et elles sont encore en train de dormir. Nous ne devrions pas avoir de problèmes. »
En langue Loen, “Proscrito” signifiait “hors-la-loi”. Pour s’être donné un tel nom, ce gang devait être conscient de ce qu’il était.
Klein et Mike n’y voyant pas d’inconvénient, le guide en tête, ils pénétrèrent dans le quartier.
Les bâtiments y étaient relativement mieux et les rues moins sordides. Dans l’air flottaient des odeurs de soupe aux huîtres, de poisson frit, de bière au gingembre, de diverses boissons et aliments laissés par les vendeurs de rue, du poisson et de ses produits dérivés.
Klein en éprouva un inexplicable sentiment de familiarité. Il avait l’impression d’être de retour à Tingen, rue de la Croix de Fer et au bas de l’immeuble où il vivait à l’origine, à la différence près que Backlund étant plus proche de la mer, le transport y était plus développé et il y avait beaucoup plus de poisson.
– « Voici un immeuble relativement correct pour ce quartier. En flânant par ici, je me suis aperçu que les messieurs et dames qui y vivaient étaient…hmm…plutôt propres », dit Kohler en montrant du doigt un bâtiment de deux étages et de couleur jaune pâle.
En s’approchant, ils virent un panneau accroché à la porte de l’immeuble. On y voyait une montre à gousset, une horloge et un tournevis accompagnés de ces mots : Réparation de montres.
– « Un artisan horloger vit donc ici ? »
Des fragments de souvenirs de son hôte, Klein déterra une image similaire.
À l’époque, Benson, Melissa et lui s’étaient rendus dans un endroit comme celui-là pour la montre en argent de leur père mais ils avaient beau la faire réparer, elle retombait sans cesse en panne. Cela dura jusqu’à ce que Melissa la bricole et la répare enfin. À cette époque, elle était devenue l’objet le plus respectable que Klein portât sur lui.
À sa “mort”, cette montre qui avait une valeur à la fois monétaire et sentimentale, ne fut pas enterrée avec lui.
Elle doit désormais appartenir à Benson, non ? Je me demande s’il a une pensée pour moi à chaque fois qu’il la sort…
Le jeune homme cligna des yeux et retroussa la commissure de ses lèvres.
– « Probablement », répondit Mike qui n’en était pas sûr.
Si sa montre à gousset présentait un problème, elle était généralement retournée à la boutique d’horlogerie où il l’avait achetée. Le magasin l’envoyait alors à un réparateur ou à un artisan avec lequel il travaillait.
Sitôt entrés, ils virent un homme d’âge moyen à la barbe en broussaille qui sortait de la salle de bain et s’apprêtait à retourner dans sa chambre.
À la vue des trois étrangers, il s’empressa de demander :
– « Vous avez quelque chose à faire réparer ? »
Quelle coïncidence… Nous tombons directement sur l’artisan… Se dit Klein, un peu perplexe.
Mike sortit sa montre à gousset et sourit :
– « Oui, ma montre n’est plus à l’heure depuis quelques temps. Pourriez-vous y jeter un coup d’œil ? »
Ayant l’intention de l’interroger dans le cadre d’un bavardage décontracté, il s’abstint de révéler son identité.
L’homme entre deux âges afficha un grand sourire et les conduisit dans deux pièces dont la porte était à demi cachée. Désignant une chaise à côté de la table, il leur dit :
– « Veuillez patienter un instant, je vais chercher mes outils. »
– « Vous ne les avez pas sur place ? » demanda Mike, surpris.
L’artisan horloger secoua la tête et se mit à rire :
– « Comment le pourrai-je ? Un jeu d’outils coûte très cher et je ne pourrais pas me le permettre. Le seul moyen est de mettre l’argent en commun, d’en acheter trois ou quatre jeux et celui qui fait des affaires les utilise. Nous avons donc tous emménagé ici. Hé hé, c’est plus pratique comme ça. Si nous habitions trop loin les uns des autres, nous perdrions du temps en transports que nous devrions payer pour aller emprunter les outils.
Tout en parlant, il quitta la pièce et disparut sur le côté.
Klein comprit soudain :
Ce n’est donc pas une coïncidence si nous sommes tombés sur un artisan horloger. Beaucoup de ceux qui vivent ici font ce métier…
Le vieux Kohler regarda la pièce avec envie :
– « Avant de tomber malade, je vivais dans un endroit comme celui-ci. Ma femme était couturière à domicile et mes deux enfants, mes deux enfants… »
Mike soupira et dit à voix basse :
– « Je pensais que les artisans horlogers étaient riches. »
– « Moi aussi… », renchérit Klein en portant la main à sa bouche.
…
Après un échange cordial avec plusieurs des habitants de l’immeuble, Klein et les autres reprirent l’aventure.
Ils avaient parcouru une centaine de mètres lorsqu’ils entendirent des gens se disputer dans la rue.
Les deux femmes s’invectivaient d’obscénités, de sorte que Klein apprit des mots qu’il n’avait jamais entendus auparavant.
La femme de gauche accusait celle de droite de salir l’immeuble dans lequel elles vivaient et de faire du bruit, ce à quoi celle-ci rétorquait qu’elle n’avait rien à voir dans tout ça. En effet, personne ne lui avait demandé de faire venir des gens la nuit et de dormir le jour.
– « C’est une blanchisseuse ? » s’enquit Mike en fronçant légèrement les sourcils.
– « Oui, je la connais. C’est une veuve qui, avec ses deux filles, lave le linge des gens », répondit le vieux Kohler d’un ton assuré.
Mike réfléchit quelques secondes :
– « Conduisez-moi chez elles. »
L’homme acquiesça, leur fit contourner la dispute et les mena dans un immeuble délabré, manifestement inférieur à celui qu’ils venaient de voir.
Arrivé devant l’appartement de la blanchisseuse, Klein sentit aussitôt l’humidité.
Dans la pièce étaient suspendues des robes en train de sécher. Accroupie devant une bassine, une jeune fille de dix-sept ou dix-huit ans frottait des vêtements couverts de mousse. Une autre, plus jeune, un fer enveloppé d’une toile de lin humide à la main, repassait soigneusement les vêtements lavés et secs. Ses gestes prudents laissaient à penser qu’elle avait été plusieurs fois échaudée par la vapeur.
Comme elles dormaient sur leur lieu de travail, l’humidité qui régnait dans la pièce s’infiltrait dans leur corps.
De plus, la puanteur provenant de toutes ces odeurs mélangées était très perceptible.
– « Ne trouvez-vous pas ça horrible ? » Fit Mike en se pinçant le nez.
– « Je suis enrhumé », fit Klein d’une voix étouffée.
Il n’avait pas du tout envie de plaisanter.
Mike relâcha son nez, entra et devant la surprise des deux jeunes filles, leur dit :
– « Je suis journaliste. Je voudrais interviewer une blanchisseuse. »
La fille qui frottait le linge secoua la tête et répondit d’un air hébété :
– « Nous avons trop à faire pour nous permettre de perdre du temps. »
Devant ce refus, Mike sortit, une expression grave sur le visage, et traversa la rue en silence.
Il regarda autour de lui et pinça les lèvres :
– « Continuons. »
…
À la Cité d’Argent.
Après un examen approfondi, Derrick Berg, qui était victime d’hallucinations tant visuelles qu’auditives, fut amené au bas de la flèche.
C’était là qu’étaient accueillis les résidents montrant des signes de perte de contrôle et l’on recourait à diverses méthodes pour les sauver.
Tandis qu’il marchait dans le couloir lugubre et glauque, il eut un étrange frisson.
Soudain, une voix aiguë et stridente retentit depuis une pièce scellée.
– « A l’aide ! Au secours… »
Puis le silence retomba.