Chapitre 137 – Incapable de parler
Fondation Hospitalière d’Oravi…
La dame chargée de l’inscription des bénévoles se pencha précipitamment à la recherche du stylo plume qui venait de tomber. Klein remarqua alors que l’exemplaire du News Report qu’elle lisait datait de quelques jours, du moment où son portrait et ses escapades avaient été rendus publics.
Cet endroit serait-il également abonné aux journaux de l’Archipel de Rorsted ? Vu le temps qu’il faut pour se rendre en bateau d’un endroit à l’autre, il est vrai qu’ils ne peuvent lire que des nouvelles datant de trois ou quatre jours… Si j’avais su cela plus tôt, j’aurais changé de visage et inventé un faux nom avant de venir… pensa le jeune homme debout devant le bureau, démuni.
La dame d’une trentaine d’années qui avait fini par récupérer son stylo leva la tête et demanda d’une voix tremblante :
– « V… Vous voulez faire du bénévolat ? ».
– « Oui. »
– « Mais…mais vous êtes un aventurier », bredouilla l’employée mortifiée, cherchant une excuse.
D’instinct, elle ne voulait pas d’un homme aussi dangereux comme bénévole.
La célébrité n’est pas forcément une bonne chose… Oublions cela. Je changerai d’apparence et de nom, puis je reviendrai…
Klein, qui avait l’intention de renoncer, lui demanda, impassible :
– « Qui a établi les règles selon lesquelles les aventuriers ne peuvent pas faire de bénévolat ? »
– « Ce n’est pas moi ! » s’exclama l’employée au bord des larmes.
La salle d’inscription des bénévoles devint étrangement silencieuse. D’abord décontenancé, Klein fut pris d’une envie de rire et eut grand-peine à préserver l’image de Gehrman Sparrow.
Une fois calmée, la femme eut le sentiment que sa réponse était clairement problématique. Elle se força à sourire et dit :
– « Non, je voulais dire que ce n’est réglementé par personne.
« J’ai seulement l’impression que les aventuriers sont très occupés. Ils se doivent d’être en mer et n’ont que très peu de temps pour faire du bénévolat. »
– « C’est tout à fait eux », répondit succinctement Klein.
La dame porta sa main à sa bouche et eut un sourire.
– « Très bien. Je vais immédiatement vous inscrire. »
Tout en parlant, elle sortit un formulaire et le tendit.
– « Remplissez ceci je vous prie. Nous vous proposerons des formations et des postes bénévoles en fonction de vos demandes.
« Nous vous contacterons, mais vous pouvez toujours venir nous voir pour vous tenir informé. »
Elle avait décidé de ne pas porter au dossier le formulaire de Gehrman Sparrow. Elle le remettrait directement au responsable de la fondation et à la police.
Par la Déesse, pourquoi ce dangereux individu est-il ici pour faire du bénévolat ? pensa-t-elle en traçant secrètement une lune cramoisie sur sa poitrine.
Klein acquiesça en silence, prit le formulaire et s’assit. Prenant un stylo plume, il entreprit de remplir ses informations de base.
Sur ces entrefaites arriva un homme en blouse de médecin :
– « Joanna, y a-t-il de nouveaux bénévoles ? Nous allons commencer la formation du matin. »
Joanna, qui était chargée de l’inscription, faillit secouer la tête. Cependant, bien qu’il demeurât silencieux et ne levât pas même les yeux, Gehrman Sparrow lui causait un stress si intense qu’elle n’osa pas mentir.
– « Oui », répondit-elle avant de s’adresser à Klein. « Monsieur Sparrow, souhaitez-vous recevoir la formation de base des bénévoles maintenant ou préférez-vous attendre demain ? »
Klein réfléchit un instant.
– « Maintenant », répondit-il.
Il avait l’intention de se familiariser d’abord avec l’activité ce qui lui permettrait, une fois qu’il aurait changé d’identité, de montrer son professionnalisme en tant que bénévole. Il serait alors rapidement affecté dans un hôpital pour apporter son aide.
Joanna prit une grande inspiration et lui dit :
– « Dans ce cas, finissez de remplir le formulaire et suivez M. Gravia ».
– « Entendu », répondit posément le jeune homme.
Une demi-heure plus tard, cet aventurier calme et poli qui dissimulait sa folie fixait les toilettes incroyablement sales devant lui. Il retint son souffle.
– « Les récurer ? ».
– « Oui, vous avez déjà reçu la formation de base sur la façon de porter un patient. Cependant, ce n’est pas ce que nous faisons le plus couramment dans un hôpital. Nous sommes principalement chargés de nettoyer le vomi d’un patient, de changer le linge et de le laver, ainsi que de maintenir la propreté des toilettes. Héhé, Les pansements, par exemple, sont laissés aux professionnels. Nous avons seulement besoin que vous maîtrisiez les bases. » Gravia se pinça le nez et désigna les toilettes souillées : « Un bénévole vous a montré comment faire. Commencez, je vous prie. »
C’est très différent de ce que j’imaginais… Complètement différent…
La première réaction de Klein fut de tourner le dos et de partir, mais finalement, le visage impassible, il prit les outils de nettoyage et réprimant son dégoût, s’approcha et s’accroupit.
Il se pencha ensuite légèrement en arrière et tendit le bras droit.
À midi, Klein ôta sa blouse blanche, mit son chapeau et le visage froid, quitta la Fondation Hospitalière d’Oravi.
Il hésitait sérieusement à continuer son travail bénévole pour trouver des opportunités de jouer réellement un rôle.
Ce n’est qu’à l’arrivée de sa calèche au Sweet Lemon qu’il se résolut à poursuivre sa tentative.
Il faut qu’en 1350, je sois devenu Maître Marionnettiste et que j’assimile la potion afin de commencer à chercher les indices qui me permettront de devenir un Transcendant de Haute Séquence, souligna-t-il une fois de plus.
Réprimant ses émotions, il entra au Sweet Lemon et commanda pour 8 Pence des côtes de porc marinées au cidre de pomme et un morceau de pain beurré.
Accompagné d’un gobelet de bière de seigle à 1,5 Pence, ceci constituait son déjeuner.
Il termina tranquillement son repas, s’essuya la bouche à l’aide d’un mouchoir et demanda au barman :
– « Où est votre patron ? J’ai quelque chose à lui dire. »
Dans la mesure où il avait donné son accord verbal pour rejoindre l’Association des Aventuriers, Klein n’allait pas manquer l’occasion d’utiliser cette alliance informelle. Il comptait demander à Bilt Brando de contacter des Artisans non affiliés ou des Artisans prêts à travailler au noir. Il voulait que l’un d’entre eux lui crée un objet comme le sifflet de cuivre d’Azik, afin qu’il n’ait pas à mettre en place un rituel ni à scander des incantations à chaque fois qu’il convoquerait sa messagère. C’était compliqué, pénible et c’était une perte de temps.
Cela dit, si Bilt Brando ne connaissait pas d’Artisan, le jeune homme n’avait pas l’intention de forcer les choses. Après tout, l’adhésion à l’Association des Aventuriers était totalement gratuite.
Le barman lui montra l’escalier :
– « Il est à l’étage.
« Si vous avez accepté de rejoindre son association et rencontré ses gardes du corps, ils vous laisseront monter. »
Klein hocha discrètement la tête, se leva tranquillement et se dirigea vers l’escalier.
Personne, en effet, ne l’arrêta. Ce ne fût que lorsqu’il atteignit l’étage qu’un garde du corps s’approcha pour s’enquérir de l’objet de sa visite.
Grâce à la réputation de Gehrman Sparrow, il eut tôt fait de retrouver Bilt Brando. Un inconnu se tenait à ses côtés.
– « Mon ami Sothoth Yann, un membre important de l’association », dit Bilt en désignant l’homme au foulard rouge.
Il échangea simultanément un regard avec le nouveau venu, et lut le sérieux et la perplexité dans les yeux de l’un comme de l’autre.
Après une brève salutation, Klein prit une chaise, s’assit et annonça sans détour :
– « J’ai besoin de l’aide d’un Artisan. Je me demandais si l’association était en mesure de me donner des pistes. »
– « Un Artisan ? » Bilt tira sur son cigare et réfléchit quelques secondes. « Je connais bien un Artisan, mais il ne veut pas rencontrer d’étrangers. Cela lui ferait courir un grave danger. Si vous avez des requêtes, je peux servir d’intermédiaire. Je pense que j’ai la réputation nécessaire pour le faire ».
Si la plupart des Églises fermaient parfois les yeux sur les Transcendants de Moyenne et Basse Séquence sans intentions malveillantes, les Artisans, en revanche, devaient être systématiquement gérés, sans quoi leurs objets occultes inonderaient les marchés, provoquant des troubles extrêmes dans la société humaine.
Apparemment, l’Association des Aventuriers qu’à créée Bilt ne fait pas que gaspiller de l’argent. Au moins a-t-elle accumulé pas mal de ressources et de canaux d’information…
Klein sortit la vessie de murloc qu’il avait préparée de longue date.
– « Je souhaite en faire un anneau principalement destiné à la mobilité sous-marine. »
Il s’abstint de mentionner la messagère, préférant d’abord tester les capacités de l’Artisan et la réputation de Bilt. Si l’incantation d’invocation venait à être connue de tous, cela créerait pas mal d’ennuis.
Les caractéristiques Transcendantes de Séquence 9 ne sont pas chères. Même si Bilt succombe à la cupidité et s’approprie l’objet créé, ce n’est pas grave. Après tout, j’ai un tas de charmes du domaine du Dieu de la Mer… De plus, je sais où le trouver pour régler cette dette. C’est encore mieux. Pour qu’il ait pu créer une association d’aventuriers, il doit avoir beaucoup d’argent et d’ingrédients…
Tout en réfléchissant, Klein ne put s’empêcher de jauger Bilt.
Soudain et inexplicablement, Bilt frissonna. Tous les poils de son dos se hérissèrent.
Le regard de Gehrman Sparrow lui donnait l’impression que ce dernier venait de voir un trésor, ce qui était plutôt déplaisant !
Le patron du bar jeta un coup d’œil à Sothoth et eut un sourire forcé.
– « C’est une vessie de murloc, n’est-ce pas ?
« Faire d’un matériau de ce niveau un objet occulte ne devrait, en principe, pas causer d’accident.
« Les honoraires de l’Artisan s’élèvent à 150 Livres. Vous pourrez me payer une fois le travail terminé. »
Un prix très raisonnable… pensa Klein qui acquiesça sans un mot et lui lança la vessie du murloc.
Lorsque Bilt l’eut attrapée, il reprit :
– « Demandez à l’Artisan s’il est capable de fixer le rituel d’invocation d’une créature du monde des esprits sur un objet pouvant être utilisé durant au moins un an. »
– « Pas de problème. »
Bilt poussa un soupir de soulagement et fit signe du regard à Sothoth.
Celui-ci frotta son œil enfoncé et fit un pas en avant.
– « M. Gehrman, seriez-vous intéressé par une prochaine sortie en mer ?
« Nous avons déjà quelques bons navires et nous prévoyons d’engager de la main d’œuvre sur le front de l’est pour chasser les pirates. »
Intéressant… mais pour le moment, je dois assimiler ma potion… se dit Klein en secouant calmement la tête.
Le sourire de Sothoth se figea, puis disparut.
Cependant, il n’ajouta rien car ce refus était celui d’un aventurier de niveau amiral pirate. Bilt et lui avaient trouvé les journaux confirmant l’authenticité de Gehrman Sparrow.
Klein se leva tranquillement, pressa son haut-de-forme contre sa poitrine et s’inclina légèrement.
– « Merci pour votre aide. »
Les muscles du visage de Bilt se contractèrent quelque peu comme s’il se retenait de parler, comme s’il avait quelque chose à dire, mais ne parvenait pas à le faire à voix haute.
Finalement, il prit une profonde inspiration et sourit :
– « Je crois que nous pouvons espérer un agréable partenariat. »
Klein sentait bien que quelque chose n’était pas normal dans l’attitude de Bilt et de Sothoth, mais il réprima sa perplexité et ne posa pas de question.
Je ne peux pas leur demander, cela causerait des problèmes… Je dois me concentrer sur la digestion de ma potion…
Le jeune homme se dirigea vers la porte et tourna la poignée.
– « M. Gehrman ! », dit soudain Bilt.
Le coin de la bouche de Klein tressaillit et il se retourna calmement.
« Rien ? Haha, je veux dire qu’en tant que membre de l’association, vous pouvez boire pour moins cher ici », ajouta le patron avec un sourire forcé.
Vous pensiez donc que j’allais poser des questions ? Tsss…
Le jeune homme acquiesça doucement, ouvrit la porte et sortit.
Voyant son dos disparaître, Bilt resta deux secondes bouche bée, puis poussa un long soupir.