Chapitre 136 – Bénévolat
À l’étage du Sweet Lemon, dans la chambre du patron…
Debout près de la fenêtre, un cigare à la main, Bilt Brando regardait dehors. Ses yeux étaient flous et son visage terriblement sombre.
C’est alors qu’un garde du corps entra, courba légèrement le dos et prudemment, lui dit :
– « Monsieur, Sothoth est de retour de l’Est. »
– « Faites-le entrer », répondit Bilt en s’efforçant de rectifier son expression.
Sothoth Yann était son assistant, un membre important de l’Association des Aventuriers.
Moins d’une minute plus tard, l’homme qui portait chemise de lin, une veste brune et un foulard rouge, fit son entrée. Il semblait avoir une trentaine d’années, avait la peau bronzée, les yeux enfonçés, une moustache et une barbe noires. Manifestement, cet homme passait le plus clair de son temps en mer.
Sothoth s’inclina de manière assez informelle et jaugea Bilt Brando.
– « Il s’est passé quelque chose patron ? »
– « Oui, il s’est passé quelque chose et apparemment, nous allons échouer », soupira Bilt. « Je ne sais pas du tout comment je vais expliquer ça à cet important personnage. »
Sans attendre la réponse de Sothoth, il demanda :
– « Y a-t-il eu du changement sur le front Est ? »
– « Toujours la même chose. Les pirates traquent tous les navires qu’ils peuvent piller et se ciblent même les uns les autres. La marine ne peut que garder les différents postes coloniaux et c’est à peine si elle parvient à maintenir un passage fluide sur les routes maritimes tout en protégeant les navires relativement importants. Il y a souvent des batailles navales et les deux camps remportent parfois des victoires, » expliqua Sothoth en haussant les épaules.
– « L’est de la mer de Sonia est un terrain de jeu pour les pirates… » soupira Bilt.
Sothoth réfléchit un instant, puis reprit :
– « Des nouvelles récentes nous sont parvenues des îles du front oriental. Il semblerait que la Peste Noire en soit à l’origine. »
– « La vice-amirale Maladie ? De quoi s’agit-il ? », s’enquit Bilt, vivement intéressé.
Sothoth prit un ton solennel et enthousiaste :
– « La vice-amirale a été victime d’une tentative d’assassinat et est grièvement blessée. Celui qui s’en est pris à elle est l’aventurier Gehrman Sparrow ! »
– « Gehrman Sparrow ? » s’exclama Bilt.
– « Oui, lui ! C’est vraiment une puissance du niveau d’un amiral pirate ! Même s’il s’agissait d’une attaque furtive, elle s’est produite sur la Peste Noire. Il y avait beaucoup d’infâmes pirates dans les parages, mais il a réussi à s’échapper après avoir porté un sérieux coup à la vice-amirale Maladie. Il a ensuite traqué Mithor, dit Langue de Serpent » répondit Sothoth.
Bilt tituba, puis soupira.
– « C’est une grande nouvelle. Il y a très peu d’aventuriers de ce niveau. Pour mener seul une telle opération et blesser grièvement une amirale pirate sur son propre navire, il faut soit avoir une totale confiance en soi, soit être fou. Seul un fou s’infiltrerait sur le vaisseau amiral d’une pirate pour tenter de l’assassiner au lieu de chercher un autre endroit ! »
Sur ces paroles, il changea légèrement d’expression. « J’ai rencontré hier soir un aventurier du nom de Gehrman Sparrow. »
Les pupilles de Sothoth se contractèrent :
– « Vraiment ? » demanda-t-il d’un ton grave.
– « Je ne peux pas en être sûr. Je n’ai jamais rencontré le vrai Gehrman Sparrow, ni vu sa photo ou son portrait. »
Sothoth réfléchit un instant :
– « Vous pourriez vous procurer les journaux de l’Archipel de Rorsted pour en avoir confirmation. Tant de jours se sont écoulés. Il y a certainement des touristes qui ont apporté le News Report et le Sonia Morning Post correspondants. Les administrations, les commissariats, les églises et les organisations caritatives ont dû s’abonner aux principaux journaux de l’Archipel de Rorsted. »
L’archipel était le plus grand territoire colonial du royaume de Loen dans la mer de Sonia centrale. Nul doute que l’île d’Oravi, qui se trouvait à trois jours de voyage, faisait partie de son domaine d’influence. Les organisations officielles et les églises étaient toutes abonnées aux journaux et magazines de la région, de sorte que toute nouvelle non-cruciale leur parvenait en trois ou quatre jours.
– « Très bien », acquiesça Bilt tout en approfondissant la question : « Avez-vous des détails précis sur la tentative d’assassinat de la vice-amirale par Gehrman Sparrow ? »
Sothoth réfléchit un instant :
– « On raconte que Gehrman Sparrow est capable de se transformer en n’importe qui, tout comme le vice-amiral Qilangos.
« C’est grâce à ce pouvoir qu’il a réussi à infiltrer la Peste Noire et qu’il a trouvé l’occasion de commettre l’assassinat. »
– « Il peut se transformer en n’importe qui… » Les yeux de Bilt s’illuminèrent.
Non, ce n’est pas possible. C’est un fou qui ose infiltrer la Peste Noire pour assassiner la vice-amiral Maladie. Il provoque une peur instinctive et une prise de distance…
La lumière dans les yeux de Bilt s’éteignit. Machinalement, il secoua la tête :
De plus, je ne sais même pas si c’est le vrai…
…
Je me demande quand les Faucons de Nuit et la Conscience Collective des Machine passeront à l’action et s’occuperont du problème rue Williams. J’espère que ce sera le plus tôt possible… pensa Klein en retournant dans le monde réel.
Après avoir réfléchi, il prit une feuille de papier et l’étala sur le bureau marron.
De son stylo plume rouge sombre, il prit des nouvelles de M. Azik avant de mentionner qu’alors qu’il cherchait un objet occulte capable de voler les pouvoirs Transcendants d’autrui, il avait découvert que quelqu’un avait un parasite en lui.
Il demanda ensuite en passant s’il existait un moyen d’éviter le parasite et d’en informer l’hôte.
Sur cette entrée en matière, il ajouta qu’il avait obtenu par d’autres des informations concernant le Ver du Temps lié aux Transcendants de Haute Séquence de la voie du Maraudeur. Il mentionna également qu’il savait qu’une telle chose pouvait être utilisée comme objet sacrificiel lors de rituels importants ou comme matériau pour des charmes de haut niveau. Cependant, il n’avait aucune idée de la façon de les créer.
Klein posa son stylo plume, plia la lettre, prit le sifflet de cuivre et souffla fortement dedans.
Tels une fontaine jaillirent des os blancs qui prirent la forme d’un gigantesque messager squelettique. Mais cette fois-ci, le messager ne sortit pas du sol. Il traversa le plafond comme bien des fois auparavant et regarda de haut celui qui venait de l’invoquer.
Non pas que le messager fût redevenu impoli, mais Klein résidait au rez-de-chaussée d’une auberge…
D’un coup de poignet et comme s’il s’agissait d’une fléchette, il lança la lettre qui atterrit avec précision dans l’énorme main osseuse du messager.
Les flammes dans les orbites du squelette clignotèrent comme s’il observait le jeune homme, mais rien ne se produisit.
Son corps se désintégra en une cascade d’ossements qui disparurent un à un dans le sol.
Lorsque tout fut terminé, Klein, sans déplier la grue de papier, effaça ce qu’il avait écrit précédemment et posa la même question au Serpent de Mercure.
En effet, il avait pris conscience d’une chose terrible. La grue de papier n’était ni un objet occulte ni une arme Transcendante, mais un simple morceau de papier plié. À force de gommer ce qu’il écrivait, le matériau commençait à montrer des signes de fragilité. Encore quelques tentatives et il pourrait bien se déchirer littéralement.
Klein secoua silencieusement la tête et rangea rapidement les objets posés sur son bureau en se disant :
Je laisserai de côté les questions extrêmement importantes qui nécessitent un contact avant de l’envisager. Pour exemple, seulement si M. Azik ne sait pas comment contourner le Grand-père pour prévenir Léonard…
De plus, cela faisait quelques temps qu’il n’avait pas osé utiliser l’émetteur-récepteur radio pour contacter Arrodes. En effet, la puissance envoyée par le Vrai Créateur était probablement encore en train de rôder autour de la zone à la recherche de l’aura de l’Œil Noir. L’« odeur » du brouillard gris aurait également pu attirer l’attention du Vrai Créateur, ce qui lui permettrait d’informer ses fidèles.
Aujourd’hui, je vais continuer à faire du tourisme et à me détendre. Dès demain, je chercherai une occasion de jouer un vrai rôle !
Laissant de côté ces pensées, le jeune homme enfila son manteau, prit son chapeau et quitta l’auberge avec l’intention de se rendre dans les montagnes au-delà du port d’Oravi pour admirer le coucher de soleil !
Cette pensée était née d’un roman populaire qui avait pour auteur Leeann Mastaing. Ce monsieur était né à Odora et passé vingt ans, avait décidé de s’installer définitivement à Backlund. Dans ses livres, il évoquait avec grande émotion le coucher de soleil sur le mont Saint Draco, convaincu que c’était le plus beau spectacle qu’il ait jamais vu.
Klein quitta la ville en calèche et se rendit à pied au pied du mont Saint Draco. Il ne lui fallut pas plus d’une heure pour en atteindre le sommet.
Le temps passant, le soleil se coucha lentement. La mer à gauche du sommet semblait de feu, et les bois vert émeraude comme les vastes champs sur sa droite avaient pris une teinte dorée.
Toutes ces teintes s’épanouissaient dans une dernière touche d’éclat avant que ne s’installe l’obscurité qui précède la nuit.
Les navires rentraient au port, les calèches en ville, et les gens affairés reprenaient les routes parallèles aux champs de blé et aux jardins fruitiers pour retourner chez eux.
Alors que l’obscurité enveloppait tout le pays, de chauds points de lumière s’allumèrent l’un après l’autre hors et dans la ville. On aurait dit des joyaux resplendissants parsemant un velours noir.
C’est vraiment magnifique…
Klein admira le spectacle jusqu’à ce que les lumières de chaque foyer se fussent reflétées dans ses yeux, puis redescendit silencieusement le sentier montagneux au milieu des arbres sombres. Arrivé au pied du mont, il marcha jusqu’aux abords de la ville portuaire où il prit une calèche.
La voiture avançait avec régularité à mesure que s’éloignaient les halos jaunes des élégants réverbères noirs qui éclairaient le sol.
Un moment plus tard, Klein était de retour à l’auberge. Il sortit sa clé et ouvrit la porte.
Le lit, le bureau et une chaise reposaient silencieusement dans l’épaisse obscurité sous le reflet cramoisi de la lune.
Klein referma très doucement la porte, se dirigea vers la fenêtre et resta un bon moment debout, immobile dans l’ombre créée par les rideaux.
Les lumières au dehors étaient encore vives.
…
Le lendemain matin, de bonne heure.
Klein ouvrit le robinet et s’aspergea le visage d’eau glacée, ce qui le revigora.
Il avait réfléchi et trouvé un moyen de jouer vraiment un rôle.
C’était à l’hôpital, où la mort pouvait survenir à tout moment !
Jusque-là, le jeune homme s’était contenté de tourner autour de l’endroit sans trop s’y attarder. Il flânait et avait du mal à trouver des cibles convenables. Mais cette fois, il avait l’intention de se porter bénévole afin de pouvoir passer de longs moments à l’hôpital. Il offrirait des soins palliatifs aux patients mourants qui, pour un temps, n’avaient pas de visites familiales et ce faisant, il finirait par trouver la cible dont il avait besoin.
Son petit-déjeuner terminé, Klein se rendit au 10 rue de la Forêt Noire et entra dans les bâtiments de la Fondation Hospitalière d’Oravi.
C’était une organisation caritative relevant de l’Église de la Déesse de la Nuit Éternelle dont l’une des missions était de procurer aux différents hôpitaux des bénévoles formés.
Klein se présenta au stand d’inscription où l’employée était en train de lire le journal. Il tapota légèrement sur la table pour attirer son attention.
– « Puis-je vous aider ? », demande la dame en posant son journal.
– « Je voudrais faire du bénévolat », répondit Klein.
L’employée leva les yeux.
– « Nom ? »
Soudain, son regard se figea, sa main droite se mit à trembler et elle laissa tomber le stylo plume qu’elle venait de saisir.
Devant elle, sur le journal, on pouvait voir un portrait presque réaliste.
C’était celui de Gehrman Sparrow, ce dangereux et fol aventurier !