De quoi j’ai besoin ? Cattleya, qui avait senti que Le Pendu la sondait par cette question très ordinaire, eut un petit rire intérieur.
Tout besoin était synonyme d’indices !
Abstraction faite du fait que j’ai déjà la formule de potion pour la Séquence 4 du Mysticologue de la voie de l’Épieur de Secrets et accumulé des points pour l’un des ingrédients principaux, même sans rien, je ne manque pas de canaux de ressources et je n’en ai pas qu’un…
Cattleya se remémora le Sceptre du Dieu de la Mer que maniait Le Fou et une autre pensée lui traversa l’esprit. Elle eut un sourire :
– « J’ai besoin d’un objet occulte de niveau demi-dieu. Un dont les effets secondaires soient relativement tolérables. »
Alger faillit répliquer et lui demander de cesser de plaisanter.
Même dans l’Église des Tempêtes, il fallait parfois des années avant de pouvoir se procurer un objet similaire, à plus forte raison pour un Transcendant qui manifestement, n’était que de Moyenne Séquence !
Si j’avais un objet de niveau demi-dieu sans vraiment d’effets secondaires négatifs, pourquoi ne le garderais-je pas pour moi ?
Alger, qui avait compris que l’Ermite répondait à sa tentative de la sonder par la moquerie, ne se montra pas aussi irascible que ses pairs. Il prit lentement une grande inspiration et répondit :
– « Je garderai l’œil ouvert.
« Mais vous devez savoir, Madame, qu’un simple indice sur un tel objet suffirait à couvrir le coût de la formule de potion du Chantre de l’Océan. »
… Très posé. Il ne s’énerve pas facilement. Il est très différent du style habituel de l’Eglise des Tempêtes… Me serais-je trompée à son sujet ? Ne ferait-il que se déguiser en prêtre de la Tempête ? Non, je ne pense pas. Peut-être n’ose-t-il pas s’enflammer sous le regard de M. Le Fou, à moins qu’il ne soit un cas particulier au sein de l’Église des Tempête. Il n’y en a peut-être pas beaucoup, mais ce n’est pas si rare…
Cattleya, qui n’était pas avide, s’abstint de le sonder une seconde fois et hocha la tête.
– « Je sais. »
La conversation entre eux s’acheva et personne ne formula de demande durant le temps réservé aux transactions. Certains des membres ayant déjà les moyens de se procurer ce dont ils avaient besoin, ce n’était pas nécessaire. Audrey et Fors, principalement, attendaient les formules de potion suivantes. Pour certains aussi, la situation financière ou les circonstances faisaient qu’ils n’étaient pas en mesure de faire des dépenses anticipées. C’était le cas d’Emlyn, qui aspirait à l’héritage du Vicomte Sanguin, et de La Magicienne qui voulait un objet occulte.
En effet, alors que tout le monde quitte peu à peu son statut de Transcendant de Basse Séquence, les progrès ne sont plus aussi rapides. Le taux de transactions va lui aussi chuter rapidement. Autrefois, il y avait une ou deux transactions par semaine, alors qu’aujourd’hui, il faut compter deux à trois semaines. Il se pourrait même qu’il faille attendre trois ou quatre mois par la suite…
Sans savoir si c’était pour le meilleur ou pour le pire, Klein hocha doucement la tête pour indiquer aux membres qu’ils pouvaient, à présent, communiquer librement.
Audrey regarda Derrick, attendant qu’il relate les évènements inattendus survenus à la Cité d’Argent.
Le jeune homme ne déçut pas ses « attentes ». Avant que quiconque n’ait pu prendre la parole, il dit d’un ton grave :
– « L’aînée Lovia a été libérée. Je l’ai rencontrée à la bibliothèque. »
La Bergère Lovia a été libérée ? Toute l’équipe qu’elle dirigeait a été corrompue par le Vrai Créateur par le biais de la chair et du sang, comment aurait-elle pu s’en sortir sans problème ? À quoi pensent les six membres du conseil ?
Klein aurait voulu dire quelque chose du genre « s’il n’y a aucun problème avec Lovia, je veux bien me couper la tête et l’offrir au Vrai Créateur pour qu’il la frappe comme un ballon ». Cependant, comme les jurons et malédictions impliquant des divinités pouvaient avoir de terribles conséquences, il changea raisonnablement d’avis.
Cela dit, je n’ai pas besoin de faire montre d’autant de prudence avec moi au-dessus du brouillard gris… soupira-t-il intérieurement.
– « L’aînée Lovia a été libérée ? La Bergère ? » s’exclama Audrey qui se souvenait de ce que ce nom signifiait.
À l’époque, Petit Soleil avait profité de la possession du Blasphémateur Amon et de l’aide du Fou pour révéler que toute l’équipe d’exploration avait été corrompue par le Vrai Créateur. Une équipe dirigée par Lovia, donc le job de Bergère correspondait à la voie du Supplicateur de Secrets du Vrai Créateur !
– « Oui », acquiesça Derrick en regardant le Pendu.
Alger réfléchit un instant :
– « Votre chef est-il de retour à la Cité d’Argent ? »
Pourquoi M. le Pendu pose-t-il soudain cette question… Ah, je vois. Pour libérer un personnage aussi important, il est impossible que les anciens du Conseil des Six n’aient pas attendu le retour du chef…
Si le chef n’est toujours pas revenu et qu’ils ont pris cette décision sans son consentement, cela laisse à penser que la situation est encore plus grave qu’on aurait pu l’imaginer. Si grave qu’ils n’ont pas même pu attendre son retour… Mais si le chef est bien rentré, il y a de grandes chances pour que la libération de Lovia soit liée à l’issue de cette exploration. En effet, d’après Petit Soleil, c’est la seule exploration récente qu’à faite la Cité d’argent.
(Soupir) Pourquoi n’y ai-je pas pensé ? Audrey, tu manques encore d’expérience… se dit la jeune femme en se consolant mentalement.
– « Oui, il n’y a pas très longtemps », répondit Derrick, surpris par la justesse des suppositions du Pendu.
Fors, qui avait écouté en silence, recoupa ce qu’elle avait appris précédemment et eut soudain une idée.
– « M. Le Soleil, la situation pourrait-elle être la suivante ?
« Votre chef a mené l’équipe d’exploration et le petit Jack à la recherche d’un chemin menant au monde extérieur, mais ils ont réalisé que le pouvoir du Vrai Créateur était nécessaire. Ce ne sont pas des élucubrations, mais une déduction des faits. Le père de ce garçon appartenait à l’Ordre Aurora et avant d’arriver là où vous êtes, ils cherchaient la résidence sacrée du Vrai Créateur.
« Pour le bien de la Cité d’Argent, votre chef a donc décidé de libérer la Bergère Lovia une fois de retour. »
– « Si vraiment c’est le cas, M. Le Soleil court un grand danger », dit Audrey, inquiète tandis que le cœur de Derrick se serrait.
C’est alors qu’Alger secoua la tête.
– « Non, je pense exactement le contraire.
« La déduction de La Magicienne rejoint certes mon hypothèse, mais à mon avis, Le Soleil sera plus en sécurité ! »
– « Pourquoi ? » demanda Derrick, soudain plus calme.
N’est-ce pas évident ? L’équilibre ! railla Klein intérieurement.
– « Le danger que représente le Vrai Créateur est perceptible par toute créature sensible dotée d’yeux et d’un cerveau. Votre chef ne va certainement pas tout miser sur « Lui ». Il a besoin d’une force capable de contrebalancer le Vrai Créateur.
« Quant à vous qui avez dévoilé leur stratagème et étiez possédé par le Blasphémateur Amon, vous représentez une autre possibilité.
« Plus Lovia et compagnie chercheront à vous nuire, plus le chef et les autres anciens vous protègeront. Ainsi, ils fermeront les yeux sur les éléments suspects que vous n’avez pas réussi à gommer », expliqua Alger.
C’est donc un point positif ? Fors en resta stupéfaite.
- le Pendu a beaucoup de bon sens… Pour ce qui est de l’analyse des choses et de la situation, je suis encore loin de l’égaler…
Un peu déprimée, Audrey eut même l’idée de gonfler ses joues, mais elle réalisa aussitôt que ce n’était pas élégant. Force lui fut de garder pour elle ces pensées.
Quant au reste des membres, Emlyn, qui ne connaissait pas grand-chose de Lovia, avait du mal à suivre. Cependant, il connaissait l’existence de Jack et des cycles répétés, ce qui lui permit – quoiqu’avec difficulté – de comprendre ce qui se disait.
Auraient-ils, pour sortir de l’impasse dans laquelle se trouve la Cité d’Argent, libéré un « danger » impliquant le Vrai Créateur ? Se demandait Emlyn.
Cattleya, quant à elle, ne comprenait pas un traitre mot. Elle avait l’impression d’appartenir à un monde complètement différent de celui des autres.
En fait, même si je ne comprends pas ce dont il est question, j’éprouve un sentiment d’admiration… Il y a des années que je n’avais pas ressenti cela. À l’époque, j’étais encore très faible… J’ai eu quelques soupçons lors des précédentes réunions du Club du Tarot, surtout concernant la Cité d’Argent, mais rien d’aussi sérieux que cette fois…
Par ailleurs, pourquoi discutent-ils si naturellement du Vrai Créateur et du Blasphémateur Amon ? Eh… Ce doit être le Blasphémateur que je connais… Ce ne sont que des Transcendants de Moyenne Séquence… Qu’ont-ils fait par le passé ?
La confiance qu’avait Cattleya en sa puissance était soudain mise à mal.
Suite à l’analyse du Pendu, Derrick poussa d’abord un soupir de soulagement puis, les nerfs tendus, demanda :
– « Notre Cité d’Argent pourrait-elle être détruite par le Créateur Déchu ? »
Il espérait que son interlocuteur le rassurerait, mais au final, l’homme répondit d’une voix grave :
– « On ne saurait exclure cette possibilité. »
– « Alors que faire ? »
– « Dans la mesure où nous ne savons pas ce que votre chef et les autres anciens du conseil envisagent de faire, je ne peux rien vous suggérer, mais à mon avis, vous ne devriez pas paniquer à ce point. »
Alger leva la tête et jeta un coup d’œil au Fou qui les observait silencieusement depuis l’extrémité de la longue table de bronze.
Derrick suivit machinalement son regard en direction du Fou dont la silhouette extrêmement floue était enveloppée de brouillard gris.
Il ressentit aussitôt un sentiment de sérénité et ne put s’empêcher de se remémorer cet ange saint et puissant.
… Même si j’ai déjoué plusieurs des stratagèmes du Vrai Créateur, je ne tiendrais certainement pas une seconde si je devais vraiment me confronter à « Lui » … La situation pourrait se résumer ainsi : Le Fou se présente à sa porte, mais le Vrai Créateur trouve qu’il n’est pas du tout à la hauteur… pensa Klein tout en conservant son attitude décontractée, impassible et silencieuse.
Derrick détourna les yeux et dit à Alger :
– « Je vous remercie pour votre aide, M. Le Pendu. Je vais tenter de découvrir ce que préparent le chef et les autres. »
Le sujet étant clos, Cattleya réfléchit :
– « Lorsque vous parliez du Blasphémateur Amon, faisiez-vous référence à l’ancêtre de la famille Amon de l’Empire Tudor de la Quatrième Époque, le fils du Créateur ? »
Le fils du Créateur ?
Interloquée par les propos de l’Ermite, Audrey tourna instinctivement la tête vers l’extrémité de la longue table de bronze. Le Fou était très calme. On aurait dit que de façon tacite, il confirmait l’autre identité d’Amon.