Chapitre 131 – Transaction
Monsieur A ? Cela ressemble plus au nom de code d’un criminel qu’à celui d’un puissant homme de mystère. Il n’est en rien comparable au Fou…Non, seuls les dieux ou les demi-dieux pourraient lui être comparés … Se dit Audrey qui, à cette pensée, éprouva un sentiment de supériorité.
Elle jeta calmement un coup d’œil à M. A, puis se tourna vers Fors et Xio Derecha :
– « Des anecdotes au sujet de cet homme ? » Demanda-t-elle d’un ton feutré.
Le Vicomte Glaint, sous sa cagoule, était tout aussi curieux.
– « Plusieurs fois, par le passé, des Transcendants de Séquence 8, voire de Séquence 7, l’ont pris pour cible, mais ils ont tous mystérieusement disparu. »
– « Ce qui veut dire qu’il est vraiment puissant ! » S’émerveilla Glaint.
Tout en parlant, ils entrèrent dans la salle et les gardes, aussitôt, refermèrent la porte.
Lorsque ses yeux se furent adaptés à la lumière de la lampe à gaz, Audrey distingua, juste devant elle, deux tableaux noirs sur lesquelles étaient écrites diverses phrases.
Fors, qui tenait à la main une cigarette éteinte, chuchota :
– « Ce sont les demandes des membres de cette assemblée. Vous comprendrez bien que bon nombre de gens ne souhaitent pas que les autres sachent ce qu’ils possèdent, sans quoi ils pourraient devenir la cible de personnes avides. Ils inscrivent donc anonymement sur ces tableaux leurs demandes ou ce qu’ils ont à vendre ainsi que le prix approximatif. »
Audrey eut un signe de tête. Ignorant les personnes présentes à la réunion, elle porta son regard sur le tableau de gauche.
Je cherche deux yeux de poisson Manhal adulte.
Poussière résiduelle d’esprits vengeurs, 165 livres.
Trois pages du carnet de l’Empereur Roselle, 20 livres.
À la vue de cette dernière mention, Audrey, aussi stupéfaite qu’excitée, ne put maintenir son état de Spectatrice.
Ces prix… ces prix sont vraiment… très bas ! se dit-elle avec enthousiasme.
Tout en marchant, elle parcourut d’autres annonces :
Larmes de Fleur Bébé, 200 livres.
Poudre de momie, 10 grammes, 5 livres.
Sécrétion d’Homme-Poisson, 30ml, 29 livres.
Formule de la potion Sheriff de Séquence 8, 450 livres.
…
Très… vraiment très bon marché ! Les ingrédients Transcendants ne dépassent pas 300 Livres ! Les yeux brillants, Audrey suivit ses compagnons qui cherchaient un endroit où s’asseoir.
Xio Derecha se pencha et lui chuchota à l’oreille :
– « Y a-t-il quelque chose que vous voudriez ? »
Audrey respira fortement alors que la célèbre phrase de l’Empereur Roselle lui traversait l’esprit : Je veux tout !
Du fait qu’elle avait deux frères aînés, elle n’hériterait pas du titre aristocratique ni de la majeure partie de l’héritage familial. Cependant, comme ses parents et ses frères l’adoraient, elle disposait de propriétés, de terres agricoles, de pâturages, de mines, de bijoux, d’actions et d’obligations à son nom, le tout évalué à 300 000 Livres.
Cela faisait partie de son héritage, mais jusqu’au décès de son père, le Comte Hall, ou à son mariage, elle ne les possédait qu’en nom et recevait chaque année une rente correspondante provenant d’un fonds fiduciaire.
Ses revenus annuels étant tout de même de 15 000 à 25 000 livres par an, Audrey était l’une des femmes les plus riches de toute l’aristocratie du Royaume de Loen.
Bien entendu, en tant que noble, elle ne pouvait éviter certaines dépenses mais sa rente annuelle lui permettait de ne plus avoir à quémander de l’argent à ses parents à chaque fois qu’elle en avait besoin.
Se maîtrisant, elle répondit avec réserve :
– « Pour le moment, j’ai jeté mon dévolu sur le carnet de l’Empereur Roselle. Je suis l’une de ses grandes admiratrices et je crois que les symboles spéciaux et les documents qu’il a créés ont un mystérieux pouvoir. Nous n’avons simplement pas encore trouvé la bonne façon de les déchiffrer ».
Audrey, tu deviens de plus en plus hypocrite… Se dit-elle en son for intérieur.
À ces mots, un jeune homme en chemise blanche, assis près d’eux, se leva et renchérit avec enthousiasme :
– « C’est exact ! Enfin quelqu’un qui partage mon opinion ! Je suis le détenteur des trois pages du carnet et suis prêt à vous les vendre immédiatement ! »
D’abord perplexe, Audrey répondit en souriant :
– « Dans ce cas, permettez-moi de vous exprimer toute ma gratitude. »
Elle prit deux billets de 10 Livres et les lui remit en échange des trois pages du journal de l’Empereur Roselle. Personne en ces lieux ne sachant qu’il s’agissait d’un journal personnel, tous le qualifiaient de carnet de notes.
La jeune femme les examina : l’écriture était bien similaire à celle des pages qu’elle avait lues précédemment.
Elle les rangea et murmura à Xio et Fors :
– « À qui m’adresser s’il s’avère que ces notes sont des faux ? A M. A ? »
– « Tout à fait. Jamais il ne permettrait de fraude dans le cadre de son rassemblement. Je pourrais aussi vous aider à régler ce problème en privé » répondit Xio avec empressement.
– « Je vois. »
Audrey se remit en état de Spectatrice et examina les Transcendants et futurs Transcendants présents.
L’enthousiasme du jeune homme ayant attiré les regards vers eux, certains les observaient de manière évidente, d’autres avec plus de discrétion, cependant les capuches que portaient Audrey et Glaint dissimulaient parfaitement leurs visages.
La jeune femme regarda calmement autour d’elle :
Les canapés et les chaises disséminés partout dans la salle sont tous tournés vers le tableau. Le mobilier est composé de matériaux plutôt banals, ce qui indique que l’organisateur, M. A, n’est pas un noble et ne se soucie guère du lieu… Cette prétention n’est pas nécessaire, d’ailleurs, vu la confiance qu’il affiche…
M. A regarde toutes les dames présentes, son regard s’attardant souvent sur celles qui ont un physique supérieur à la moyenne… Il est lubrique… Pourquoi me regarde-t-il si souvent ? Peut-il voir à travers ma robe ?
Choquée par cette déduction, Audrey en fut aussi écœurée que si elle venait de gober une mouche.
Mais cette impression se dissipa lorsqu’elle réalisa que M. A ne regardait ni son corps, ni celui des autres dames…
Cela signifie que ses yeux ne peuvent pas voir à travers le tissu. Il a une vue exceptionnelle. On dirait qu’il m’observe de près et je doute fort que mon capuchon me soit d’une grande utilité face à une telle capacité.
En observant tranquillement les gens engagés dans des transactions, Audrey put découvrir des détails sur certaines d’entre elles.
C’est alors que le délégué de M. A s’approcha de leur groupe et chuchota :
– « Vous pouvez inscrire vos demandes sur un morceau de papier et me les transmettre, ou attendre la pause et noter ce que vous souhaitez vendre sur le tableau noir de la petite pièce ».
Fors prit une bouffée de sa cigarette et inspecta prudemment les environs :
– « Avez-vous réfléchi à la formule de Séquence 9 que vous désirez acquérir ? »
Elle avait tenu sa promesse et fait état à Audrey ainsi qu’au Vicomte Glaint de toutes les Voies de Séquences dont elle avait connaissance.
Audrey fit mine de réfléchir :
– « Spectateur. Je veux devenir Spectatrice et je veux aussi la formule du Télépathe, qui est son évolution. »
Considérant que Fors et Xio Derecha, qu’elle allait devoir rencontrer souvent, risquaient fort de se rendre compte qu’elle était Transcendante, la jeune femme avait décidé de profiter de l’occasion pour le leur révéler, dissimulant totalement l’existence du Club de Tarot.
Même si je gaspille un peu d’argent, cela en vaudra la peine… se félicita-t-elle.
Au même moment, elle remarqua que Xio regardait de temps en temps les tableaux noirs avec un air d’envie de tristesse.
Xio m’a dit que la Séquence 8 correspondant à l’Arbitre était le Sheriff. Elle regarde l’annonce à 450 livres ? Voyons, il est évident qu’elle souhaite la formule du Sheriff…
Voilà plus d’un an qu’elle est Arbitre et joue son rôle sans le savoir. Elle aurait déjà dû assimiler la potion…
Tous ces détails me soufflent que Xio est à court d’argent !
Tandis qu’elle faisait ses déductions, le Vicomte Glaint annonça :
– « Apothicaire ! Je veux la formule de Séquence 9 Apothicaire ! »
Conscient des regards d’Audrey, de Fors et de Xio, il eut un petit rire : « Le plus important pour moi est d’être en bonne santé, de ne pas avoir à craindre les maladies et les blessures ! »
– « C’est un choix judicieux. Autrefois, je rêvais moi-même de devenir Apothicaire », soupira Fors avec un sourire, l’attitude plutôt alanguie.
Leur décision prise, Audrey et les autres notèrent leurs demandes sur des feuilles de papier et les remirent à l’animateur, après quoi ils le regardèrent aller et venir dans la salle, poser des questions aux participants et ramasser d’autres notes.
Il mélangea ensuite les papiers, les remit à son collègue responsable des tableaux noirs et lui demanda d’y consigner les informations recueillies.
Il me faut les formules des potions Spectateur et Télépathe. Le prix en sera négocié en face à face…
Le préposé répétait trois fois la demande une fois celle-ci inscrite au tableau. Si quelqu’un était intéressé, il pouvait demander discrètement à accéder à une pièce où des médiateurs l’aidaient à conclure l’accord.
Audrey et Glaint attendirent un bon moment sans obtenir de proposition. Ils étaient plutôt déçus lorsque soudain, un médiateur s’approcha de la jeune femme et lui remit un morceau de papier plié.
– « De la part de M. A », chuchota-t-il.
Audrey déplia le papier et y jeta un coup d’œil :
Seriez-vous intéressée par les formules d’autres potions de Séquence 9 ?
La jeune femme eut une moue dédaigneuse et écrivit dans l’espace laissé en blanc : Seul le Spectateur m’intéresse.
Elle replia le morceau de papier, le rendit au médiateur et le regarda le remettre à M. A.
Ce dernier y jetta un coup d’œil, puis continua d’observer silencieusement les personnes présentes.
Mais Audrey remarqua au passage que ce dernier avait discrètement brûlé le morceau de papier, laissant les cendres tomber sur le sol.
Quinze minutes plus tard, M. A annonça :
– « Nous allons faire une pause à présent. Vous pouvez interagir librement avec les autres participants ».
C’est alors que le jeune homme qui avait vendu les pages du journal de l’Empereur Roselle à Audrey s’approcha d’elle et lui dit avec enthousiasme :
– « J’ai déchiffré une partie des caractères spéciaux de l’Empereur Roselle et me les suis tatoués, ce qui m’a permis d’acquérir des capacités remarquables. Êtes-vous intéressée ? »
La jeune Spectatrice se rappela soudain avoir demandé au Fou si cette écriture particulière possédait des capacités spécifiques, ce à quoi ce dernier avait répondu que non, à moins qu’une divinité ne vienne à s’y intéresser.
Elle regarda le jeune homme et réfléchit un instant.
– « Et quelles sont ces capacités ? »
– « Je suis devenu plus fort et ma santé s’est renforcée ! » Répondit son interlocuteur, plein d’enthousiasme.
Audrey lui lança un regard de pitié :
– « Je suis désolée, j’ai davantage confiance en mes propres recherches. »
Durant le temps qui restait, elle continua à observer les participants mais n’en tira pas plus d’informations. Tout ce qu’elle avait pu déduire était qu’il y avait parmi eux des médecins, des avocats… bref, des métiers courants.
Une demi-heure plus tard, Audrey et les autres quittèrent les lieux et retournèrent au manoir du Vicomte Glaint où ils restèrent jusqu’à la fin du bal.
Ce soir-là, la jeune femme rentra chez elle vers 22 heures. Elle s’apprêtait à demander à sa servante de lui préparer de l’eau chaude lorsqu’elle vit Susie, sa chienne, lui lancer un regard.
Mon chien m’a jeté un regard… Les émotions d’Audrey se sont compliquées.