Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 120 – Le traqueur
Banlieue du Quartier Nord, dans le bâtiment de trois étages d’une école de médecine sur le point d’être désertée…
Il n’était encore que trois heures de l’après-midi que déjà, le brouillard et les nuages assombrissaient tout Backlund. On aurait dit qu’une tempête approchait.
Une sombre lumière filtrait en diagonale à travers les fenêtres du couloir délabré, donnant l’impression que tout était silencieux et meurtri. Tout cela était sinistre et terrifiant.
Comme c’était la seconde fois qu’Audrey venait ici, elle n’était plus aussi nerveuse et tendue que lors de sa première visite. Avec son grand masque et son bonnet chirurgical, elle tournait la tête de gauche à droite observant, comme à son habitude, chaque détail de son environnement.
Le Vicomte Glaint, qui marchait à côté d’elle, était en proie à une inquiétude grandissante.
– « Je ne sais pas pourquoi, mais je trouve cet endroit un peu étrange… » chuchota-t-il. « Y aurait-il ici des fantômes maléfiques ? »
Passionné d’occultisme qui n’avait qu’un demi-pied dans le cercle des Transcendants, le seul phénomène dont il avait été témoin était le passage de Fors à travers les murs et l’ouverture d’une porte. Il n’était toujours pas certain de l’existence des spectres et des ombres.
Cependant, cela ne l’empêchait pas d’avoir peur de monstres du même type !
Fors se retint de sourire et lui lança un regard :
– « La plupart des participants à cette réunion sont des Transcendants. Si vraiment il y avait ici des fantômes ou des esprits maléfiques, ils en seraient certainement ravis car en principe, cela signifie qu’il y aura des ingrédients ou des serviteurs. »
Voyant le Vicomte visiblement soulagé, elle ajouta à dessein : « Je ne parle, bien sûr, que des fantômes les plus faibles. Une ombre vraiment formée pourrait être en mesure de tuer tout le monde ici sans faire le moindre bruit. Quand bien même vous tenteriez de fuir, vous ne pourriez faire que des allers-retours entre les trois étages. C’est comme un labyrinthe, impossible d’en sortir. »
Xio hocha la tête en signe d’approbation.
– « Un jour, je me suis trouvé face à un spectre de ce type. J’étais dans un cimetière et je courais en rond sans pouvoir m’échapper. J’ai vu des gens déconcertés tourner la tête sans raison et mourir sur le champ. Si l’un des Transcendants n’avait pas eu sur lui un Charme du Soleil, je ne serais peut-être pas devant vous aujourd’hui. »
Le Vicomte Glaint frissonna et regarda par la fenêtre au moment même où une branche desséchée poussée par le vent froid heurtait la vitre avec un léger bruit.
Glaint faillit crier. Pris de panique, il se rapprocha de Xio et Fors.
Audrey, qui les observait tranquillement, se retint de sourire : J’ai rencontré M. Le Fou qui est presque une divinité. Je connais la Cité d’Argent dans le Pays Abandonné des Dieux, j’ai entendu parler de toutes sortes de monstres terrifiants qui rodent dans les profondeurs de l’obscurité. Pourquoi aurais-je peur des spectres et des ombres ?
Cela dit… Jamais encore je n’ai rencontré de fantôme. Pff ! À quoi penses-tu, Audrey ? Mieux vaut ne pas croiser ce genre de choses !
À moins que je ne devienne une Psychiatre dotée de pouvoirs Transcendants capables d’influencer d’autres créatures ou que je me procure des objets occultes permettant de maîtriser les fantômes et les monstres…
Tous les quatre accélérèrent le pas et arrivèrent rapidement sur le lieu de la réunion du jour.
Avant d’entrer, Fors se pencha et chuchota à l’oreille de Xio :
– « Vous avez bien coopéré tout à l’heure en inventant à toute vitesse une histoire effrayante.
Vous avez vu les zones du visage de Glaint qui n’étaient pas couvertes par le masque ? Elles étaient littéralement blanches, sans aucune nuance. »
– « Je n’ai pas inventé cette histoire », répondit Xio du tac au tac. « C’est quelque chose qui m’est arrivé avant que je n’arrive à Backlund. »
Fors en resta un moment stupéfaite.
– « Vraiment ? »
– « Pourquoi mentirais-je ? » Répondit Xio dont le visage perplexe était obscurci par le masque.
Fors détourna le regard, fit deux pas en avant et frissonna soudain.
Glaint, qui n’avait aucune envie de s’attarder dans ce couloir glauque, poussa la porte de la salle où avait lieu la réunion.
Il y eut un grincement. Il vit d’abord le sol de béton et perçut une odeur d’antiseptique qui lui fit froncer les sourcils.
Au centre de la pièce, on pouvait voir une grande piscine remplie d’un liquide d’un jaune translucide et où flottaient des silhouettes nues.
Certaines étaient relativement intactes tandis que d’autres, dépouillées d’une bonne partie de leur peau, avaient la couleur brun-auburn du bœuf séché.
Des cadavres !
Un cri masculin retentit dans la salle et tous les regards se tournèrent vers Glaint.
Des personnages en blouse blanche entouraient la piscine. Ils portaient également des bonnets chirurgicaux et de grands masques qui ne laissaient voir que leurs yeux et un peu de leur peau.
Un peu chancelant, le Vicomte voulut faire demi-tour et s’enfuir. C’est alors qu’Audrey, Fors et Xio passèrent devant lui comme si de rien n’était et il comprit qu’elles faisaient semblant de ne pas le connaître.
Glaint prit une grande inspiration et manqua de vomir.
Il se retourna : dans le couloir sombre, lugubre et plein d’ombres, il n’y avait pas âme qui vive.
Frissonnant à nouveau, le jeune homme rattrapa Audrey et les autres, et trouva un endroit où s’asseoir le plus loin possible de la piscine.
Au bout de quelques minutes, un personnage en blouse blanche sortit de l’assemblée et, armé d’une perche de bois munie d’un crochet, tira du bassin un cadavre qu’il déposa sur le sol en ciment.
Après trois secondes de pause, il prit un scalpel et ouvrit le ventre du mort.
Une voix froide et rauque retentit soudain, qui provenait du cadavre :
– « Que la réunion commence. »
Pris de nausée, Glaint porta la main à sa bouche par-dessus son masque.
Ils en étaient à la moitié de la réunion lorsqu’Audrey qui, jusque-là, observait calmement les transactions – fructueuses ou non – intervint :
– « Je recherche la formule de la potion du Spectateur. »
Elle n’avait pas terminé sa phrase qu’elle sentit des regards se poser sur elle. Mais ils ne s’attardèrent pas.
Après quelques secondes de silence, la transaction fut annulée.
…
Il était environ quatre heures de l’après-midi et la nuit se rapprochait.
Le jeune Vicomte, oubliant ses manières aristocratiques, s’appuya mollement contre la paroi de la calèche et soupira :
– « Comment se fait-il qu’il n’y avait-il rien du tout… »
Cette réunion de Transcendants l’avait profondément marqué. Il avait l’impression d’avoir pris un énorme risque, tout ça pour ne même pas trouver la corne de Licorne Volante adulte et le venin cristallisé de Méduse Royale qu’il recherchait.
Fors pinça discrètement les lèvres :
« C’est normal. Bien que Backlund soit l’endroit où il est le plus facile de se procurer des ingrédients, à moins de prendre part à tous les rassemblements Transcendants, il y aura toujours des cas où vous attendrez longtemps avant de trouver ce que vous cherchez. Cela demande soit de la chance, soit de la patience. »
– « Monsieur le Vicomte, pensez à la potion du Spectateur de Miss Audrey. Elle n’a toujours aucun indice à ce jour », renchérit Xio, assise sur le côté, tout en pensant, exaspérée :
Il arrive que l’on trouve les ingrédients mais qu’on n’ait pas de quoi les acheter…
– « De retour chez moi, j’irai faire des recherches dans la chambre forte de ma famille. Peut-être y trouverai-je quelque chose qui vous intéresse », dit Audrey pour le réconforter.
Elle avait emporté avec elle l’hypophyse de la Salamandre Arc-en-ciel, mais n’ayant pas trouvé le liquide céphalo-rachidien de Lapin Farsman, elle l’avait vendue 320 Livres en espèces. C’était pour préparer l’évolution de Suzie.
Glaint acquiesça. Il était sur le point de dire quelque chose lorsque Xio se redressa et fronça les sourcils :
– « On dirait que quelqu’un nous suit ! »
– « Je me fie à votre intuition. Que faisons-nous à présent ? » demanda Fors en regardant autour d’elle.
On nous suit ? Pourquoi nous suivrait-on ? Tout ce que nous avons fait, c’est vendre un objet Transcendant pour une centaines de Livres en liquide. En admettant que l’on veuille nous voler, nous ne sommes certainement pas des cibles prioritaires… Glaint s’est peut-être comporté comme un débutant mais ce n’est pas notre cas… De plus, l’organisateur de la réunion a pris de nombreuses mesures pour assurer la sécurité des participants et faire en sorte que personne ne soit suivi. À moins que… ce ne soit lui-même qui l’ait envoyé ! La dernière fois, tout semblait normal. Voyons, en quoi cette fois est différente ?
Alors que l’esprit d’Audrey s’emballait, une pensée lui vint :
C’est peut-être ma demande concernant la formule du Spectateur qui a attiré l’attention des Alchimistes en Psychologie.
Ils ne vendraient jamais cette formule au hasard. Il s’ensuivrait inévitablement un recrutement au sein de l’organisation, ce qui n’est pas une mince affaire. Il faut se méfier des quasi-Faucons de Nuit, des quasi-Punisseurs mandatés ou encore des espions envoyés par d’autres factions secrètes.
S’ils n’observaient pas la personne et ne se renseignaient pas, l’organisation ne durerait pas longtemps !
Après quelques secondes de réflexion ; Audrey dit à Fors et aux autres :
– « Préparez-vous à être attaqués. Faites comme si vous n’aviez pas remarqué le traqueur.
« Si nous parvenons à retourner au Quartier de l’Impératrice, ne vous souciez pas de moi ni de Glaint. Filez discrètement. »
Elle jeta un regard au Vicomte et ajouta en souriant : « Beaucoup de gens savent que nous sommes passionnés d’occultisme, aussi est-il tout à fait normal que nous participions à des réunions de Transcendants. Même si le traqueur est un officiel, ils ne se douteront de rien. Comme nous ne sommes que des gens ordinaires, ils se contenteront de nous avertir par d’autres canaux. »
Mais je suis déjà Séquence 8… Il faut bien que je prenne quelques risques si je veux entrer en contact avec les Alchimistes en Psychologie… Les Transcendants officiels ne me prendront certainement pas pour cible simplement parce que je cherchais à acheter une formule. Je ne pense pas qu’ils soient en mesure de passer outre l’organisateur de la réunion et de nous traquer. Je veux croire en mon jugement ! se dit la jeune femme pour se réconforter.
– « D’accord », marmonna le vicomte Glaint.
La calèche poursuivit sa route habituelle, tourna plusieurs fois en rond puis Audrey et ses compagnons montèrent, comme ils l’avaient prévu, dans une autre voiture.
Le traqueur n’était pas passé à l’attaque.
Arrivés au portail de derrière du manoir du Vicomte dans le Quartier de l’Impératrice, les deux nobles, rentrèrent comme d’habitude. Quant à Fors et Xio, elles firent appel à leurs compétences respectives et quittèrent l’endroit.
Une dizaine de minutes plus tard, Audrey, accompagnée de son grand golden retriever, monta dans sa voiture personnelle et sortit naturellement par le portail principal.
En écoutant le bruit des roues, n’étant pas en mesure de savoir si elle était toujours suivie, la jeune femme laissa ses pensées vagabonder.
Il est évident que la fille du Comte Hall n’est pas l’espionne d’une faction Transcendante…
Il n’y a rien d’anormal dans son passé…
Son attrait pour l’occulte est bien connu…
Son statut et son identité peuvent lui apporter une aide différente de celle des autres personnes…
Peut-être que d’ici deux jours, des Alchimistes en Psychologie tenteront de me contacter… pensa-t-elle, à la fois nerveuse et impatiente.
…
Klein, qui était supposé avoir des préparatifs à faire, passa deux jours au Club Quelaag comme si de rien n’était. Il fit même une partie de cartes avec Talim et d’autres, et gagna quelques Solis.
Avant d’aller se coucher, il n’oublia pas de jeter un coup d’œil au domicile de l’avocat pour voir s’il y avait de la lumière ou s’il fallait nourrir le chat.
Le vendredi soir à 20 heures, il mit son masque de fer, revêtit sa robe noire à capuche et entra dans le salon du Vieil Œil de Sagesse.