Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 111 – “Adorateur” imaginaire et réel
Quartier de l’Impératrice, dans la salle à manger du Comte Hall…
Audrey qui, selon la tradition, disait le bénédicité en compagnie de son père, de sa mère et de son frère aîné, termina en se frappant la poitrine en quatre endroits dans le sens des aiguilles d’une montre :
– « Louée soit la Déesse ! »
Mais elle n’avait pas fini de parler qu’un épais brouillard gris couvrit son champ de vision. Une silhouette lointaine qui semblait regarder tout et tout le monde de haut dit d’un ton majestueux :
« C’était une Carte du Blasphème réalisée par Roselle. »
M. Le Fou… Une Carte du Blasphème ? D’abord ravie de recevoir une réponse, Audrey en resta confuse. À quoi pouvait-il bien faire référence ?
Mais très vite, une supposition lui vint. Elle avait toujours su que l’Empereur Roselle était l’auteur d’un jeu secret de vingt-deux cartes représentant une force inconnue et qu’on pensait issu des cartes du tarot.
De plus, elle avait entendu dire par Le Pendu que dans ce jeu de cartes étaient cachées les voies du divin, la voie pour devenir un dieu !
On les appelle donc Cartes du Blasphème… Cela correspond à la Dalle du Blasphème… C’est certainement l’un des plus grands trésors de ce monde mystérieux !
Les voies du divin !
Pas étonnant que l’adorateur de M. Le Fou ait dû demander de l’aide. Il devait s’assurer que la carte était authentique avant d’entreprendre quoi que ce soit. Il voulait éviter de commettre une erreur qui aurait permis à l’Église du Dieu de la Vapeur et des Machines de découvrir qu’un certain signet dissimulait une Carte du Blasphème.
Je me demande s’il a réussi…
Les Transcendants de l’Église n’étant pas venus faire d’enquête de routine, peut-être est-il encore en train de préparer son coup…
Légèrement tremblante, la jeune femme aperçut dans l’épais brouillard une silhouette expertement floue qui priait sur un ton respectueux :
« Grand Fou, transmettez toute ma gratitude à l’authentificateur qui a permis à mon opération de se dérouler sans accrocs.
« Je suis disposé à augmenter la récompense à 3 000 Livres pouvant être déduites des 5 000 restant à payer. Cette personne le mérite. »
Il a réussi ? Juste comme ça ? Pourtant, les premières pages des journaux ne disaient rien à propos d’un vol qui aurait eu lieu à l’exposition. On ne parlait que de la douzième victime du tueur en série… Si l’adorateur de M. Le Fou a porté la récompense à 3.000 Livres, c’est qu’il a réussi à récupérer le signet contenant la Carte du Blasphème sans que personne ne s’en aperçoive ! C’est cool ! Bien que cette expression de l’Empereur Roselle ne soit guère élégante ni réservée dans la bouche d’une noble, c’est le seul moyen pour moi d’exprimer ce que je ressens en cet instant !
Notre Club du Tarot contrôle désormais une voie complète du divin !
Elle est bien complète, non ?
Je me demande de laquelle il s’agit…
Mais peu importe, c’est une voie permettant de devenir un dieu !
Grâce au glorieux M. Le Fou, nous deviendrons un jour la faction cachée la plus puissante du monde !
Je serais curieuse de savoir si les autres signets cachent aussi des Cartes du Blasphème…
Maîtrisant ses émotions, Audrey, qui ressentait à la fois un ardent désir et de la fierté, laissa la domestique déplier sa serviette et tourna les yeux vers le Comte Hall qui, comme à son habitude à l’heure du petit déjeuner, lisait les journaux.
– « Y a-t-il des nouvelles intéressantes aujourd’hui, Père ? »
Le comte eut un soupir :
– « Ce Diable a encore tué une personne innocente. C’est la 12ème, une créatrice de mode qui venait juste d’atteindre la célébrité. Tout cela parce qu’elle avait fait quelquefois le trottoir en raison de son besoin désespéré d’argent.
« Par chance, il y avait un témoin oculaire, quelqu’un qui a vu le Diable sur la scène du crime. Il était si effrayé qu’il criait partout dans la rue Au meurtre ! Sauvez-moi ! Hé hé, je dois dire que ses appels à l’aide ont eu l’effet escompté car non seulement le Diable ne l’a pas poursuivi, mais la police a pu ainsi verrouiller le suspect. Ils le traquent.
– « Puissent-ils réussir », dit la jeune femme en traçant une nouvelle fois le signe de la lune sur sa poitrine.
« Ce que vous venez de dire, Père, est à la fois terrifiant et drôle. J’espère que ce témoin n’en aura pas de cauchemars. »
Et la même nuit, l’adorateur de M. Le Fou s’emparait d’une Carte du Blasphème dans un musée hautement protégé sans alerter personne… Ajouta-t-elle pour elle-même.
…
Au Musée Royal, dans le bureau reconstitué…
– « Êtes-vous certains qu’on a volé que deux signets ? » demanda le capitaine Max Livermore à ses équipiers en jetant discrètement un regard à l’imposante silhouette qui, debout devant le bureau, lui tournait le dos.
Le vieil homme, vêtu d’une robe blanche d’ecclésiastique et coiffé d’un bonnet clérical, était le chef de l’Église du Dieu de la Vapeur et des Machines pour le diocèse de Backlund. Il s’agissait de l’Archevêque Horamick Haydn, membre du Conseil Divin.
Cet important personnage n’était pas seulement un ecclésiastique, mais aussi un célèbre scientifique, éminent professeur de physique à l’Université de Backlund.
– « Oui », répondit l’un des membres de l’équipe, sûr de lui. « Juste deux signets. »
Max hocha légèrement la tête et regarda Horamick Hayden. Après avoir réfléchi, il prit une décision et demanda :
– « Votre Excellence, hier soir après la fermeture du musée, de jeunes aristocrates sont venus visiter. Ils ont touché certains des objets exposés, dont l’un des deux signets qui ont été volés. Dois-je leur demander de coopérer à l’enquête ? »
– « Je suis au courant «, répondit l’Archevêque qui, laissant retomber ses bras, se retourna : « Ce ne sera pas nécessaire, je me suis assuré que ces fils et filles d’aristocrates n’avaient rien à voir avec le voleur », ajouta-t-il calmement.
– « Bien, Votre Excellence », répondit Max, convaincu que ces jeunes gens n’avaient rien fait de mal. Par ailleurs, Haydn avait suffisamment de connaissances dans le domaine occulte et de techniques Transcendantes pour s’en assurer.
Le visage doux et bienveillant d’Horamick ne montrait pas la moindre trace de colère. Il regarda autour de lui et dit :
– « Deux personnes au moins sont venues ici hier soir. Elles étaient de deux camps opposés. Il se pourrait que l’une d’elle soit de Séquence supérieure à la mienne, quant à l’autre, elle s’est échappée d’une façon mystérieuse.
« Bien que je ne sois pas en mesure de reconstituer toute la scène, je peux tout de même “voir” certaines choses.
« Cette affaire est plus compliquée que nous le pensions. »
Il soupira : « Je sais aussi pourquoi ils voulaient voler ces marque-pages. Roselle s’est joué de nous pendant plus de 150 ans… »
…
Renoncer à 3 000 Livres, ça fait mal. J’ai économisé si longtemps pour me retrouver avec moins de 1 000 Livres… Cela dit, je n’échangerais pas cette Carte du Blasphème, qui est un trésor inestimable, pour tout l’or du monde. La contribution de Mlle Justice dans cette affaire vaut vraiment son prix…
Heureusement que je peux la déduire de ce qu’elle me doit, cela allège mon fardeau. Si je revois un jour M. Azik, je lui verserai les 15 000 Livres sensées revenir à mon “adorateur” accompagnées d’une formule pour Transcendant de Haute Séquence… Je me demande à quoi ressemblent les autres Cartes du blasphème déguisées. Si j’en crois la personnalité de l’Empereur, ce doit être assez surprenant… Pensait le jeune homme en regardant le brouillard sans fin qui s’étendait au-delà du palais.
Par précaution et dans l’immédiat, il préféra laisser temporairement la carte de l’Empereur Noir et le sifflet de cuivre sur la table devant le siège du Fou.
Revenu dans le monde réel, il procéda à un nouveau un rituel pour lancer le Passe-Partout – un Artefact Scellé qui combinait le fait de se perdre à la malchance – au-dessus du brouillard gris. Si, en apparence, ses effets négatifs n’étaient pas flagrants, ils étaient suffisants pour le mettre en danger de mort, aussi avait-il décidé de ne plus l’utiliser qu’en cas de nécessité.
Ce Passe-Partout n’est que la relique d’un type malchanceux qui venait d’atteindre la Séquence 9. Pourtant, son influence négative est telle que même un Transcendant de Séquence Moyenne ne saurait la réduire… Il me semble qu’un autre facteur est intervenu dans la perte de contrôle de cet Apprenti, qui a fait que les choses ne se passent pas normalement…
Maintenant que j’y pense, j’avais raison sur le fait que pour explorer le 32 rue Verdi, je dois être préparé et me montrer prudent… Je dois garder à l’esprit que les effets d’un Artefact Scellé ne sont pas nécessairement liés à la Séquence de son propriétaire et prendre en compte de multiples facteurs, comme le fait qu’il ait pu être contaminé par un dieu maléfique…
Klein prit un bain – l’eau était déjà froide – et revigoré, descendit déguster les crêpes de maïs qu’il avait achetées en rentrant. C’étaient là des spécialités locales des Highlands de Feynapotter, croustillantes, parfumées et sucrées.
Une fois rassasié, il passa en revue ses expériences de la nuit précédente pour voir s’il avait pu laisser des indices.
Même avec le Passe-Partout, si l’on n’est pas Transcendant, il est impossible d’échapper aux mains d’un Diable. La mystérieuse et puissante dame a dû s’apercevoir que je n’étais pas un détective privé ordinaire, ce que je n’avais pas non plus l’intention de cacher.
Le fait qu’elle ne m’ait pas capturé peut signifier deux choses : soit c’est une officielle amicale envers les Transcendants sauvages, soit elle n’appartient ni aux trois Églises, ni à l’armée. Je pencherais plutôt pour la seconde hypothèse sans quoi elle m’aurait certainement confisqué le Passe-Partout. (Il soupira) A ce moment-là, j’étais à la limite du désespoir. Je m’imaginais déjà dans la prison souterraine de l’Église du Dieu de la Vapeur et des Machines comme les Transcendants ordinaires et réfléchissais déjà au moyen de m’évader. Qui aurait pu penser qu’elle s’en irait comme ça ?
A quelle organisation appartient-elle ? Serait-elle une Transcendante sauvage ? Non, car pour avoir un tel niveau de puissance, ces derniers doivent avoir leur propre organisation.
Ce chien démoniaque utilise certainement ses pouvoirs Transcendants pour effacer tout indice le concernant, ce qui m’inclut naturellement. Dans le domaine occulte, il n’y a aucun moyen de les séparer et cette dame ne peut probablement pas se permettre d’être exposée elle aussi. Il semblerait que les indices que j’ai laissés en m’échappant aient été perturbés.
Quant à ce qui s’est passé au musée, ils sont à la recherche d’un corps spirituel spécial, d’une étrange entité. Quel rapport avec moi, Sherlock Moriarty ? Railla-t-il tandis que le calme revenait.
Avant de rentrer chez lui, le jeune homme avait bien sûr procédé à une séance de divination. Il ne craignait visiblement pas que le musée renferme des pièges totalement insolubles.
Ouf, cette affaire est terminée… Que vais-je faire aujourd’hui ? Pratiquer mes pouvoirs Transcendants et me rendre au club Quelaag pour grappiller un repas en passant ? J’ignore si les Faucons de Nuits et les Punisseurs Mandatés ont pu identifier le meurtrier. Pourquoi ne pas écrire à Isengard Stanton et lui donner un petit indice ?
Tout à ses pensées, Klein entendit quelqu’un à l’extérieur s’approcher et repartir.
Une autre lettre ?
Perplexe, il ouvrit la porte : il y avait bien une lettre dans la boîte.
Elle venait d’Isengard Stanton.