Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 11 – Un détective métaphysicien
Dans la sombre pièce recouverte d’un fin voile de lumière cramoisie émanant de la lune, tout était indistinct.
Les trois hommes en manteau noir s’étaient endormis en des endroits différents et sur le canapé, les yeux de Klein, fermés, se fondaient à moitié dans l’obscurité. On aurait dit qu’il était entré dans un profond sommeil.
Son rêve était un monde gris, déformé, avec de temps en temps des éclats de lumière.
Finalement, la brillance s’installa pour former une image.
C’était un coin sombre au sol couvert d’eaux usées. Un homme aux cheveux bruns coupés courts, vêtu d’une chemise blanche et d’un gilet marron, était appuyé contre un mur, entouré d’une dense cohue de rats gris.
Ses lèvres à demi rongées révélaient des dents jaunâtres et des gencives pourries. Il avait le nez taché de sang mêlé à quelques poils courts et les os du visage à nu, la chair de son visage ayant disparu morceau par morceau. Des asticots blancs et gras rampaient partout en se tortillant et sa gorge semblait avoir été victime d’une bête sauvage car la moitié au moins manquait.
Klein eut bien du mal à reconnaître Zreal Viktor Lee, cet homme n’ayant plus rien du bel homme mûr qu’il avait vu sur la photo en noir et blanc remise par Ian.
Zreal était mort et dans quelques jours, il ne serait certainement plus qu’un squelette, peut-être même lui manquerait-il des os.
Klein sortit de son rêve et se remémora ce qu’il venait de voir, ses expériences passées lui permettant de conserver un calme relatif face à de tels cadavres.
Il regarda la lune cramoisie, réfléchit quelques secondes et décida d’entrer en contact avec l’âme de l’homme en noir qui se trouvait près du canapé.
Ces derniers jours, alors qu’il faisait ses préparatifs, le jeune homme avait concocté un flacon d’extrait d’Amantha et la potion appelée Œil de l’Esprit. Quant à l’Agent de Sérénité, il n’en avait pas besoin car pour sa part, il était en mesure d’envahir les rêves des autres et de communiquer énergiquement avec leurs âmes tout en restant calme et rationnel.
Après avoir dressé un autel simple et laissé se diffuser le parfum paisible visant à créer un état semi-onirique, Klein se mit à se prier lui-même : Fou qui n’appartenez pas à cette époque…
Puis, accédant dans le monde surplombant le brouillard gris, il utilisa plus des deux tiers de son énergie spirituelle pour répondre.
Lorsque je passerai à la Séquence 7, ces prières devraient également me permettre d’utiliser un peu du pouvoir de cet espace mystérieux, tout comme pour mes rituels d’invocation et de distribution… Se dit-il en regardant autour de lui avant de très vite retourner dans le monde réel.
Il traversa ce qui semblait être un ciel étoilé et une tempête de pensées chaotiques et pénétra le plan mental de sa cible où il vit la silhouette illusoire de l’homme flotter dans les airs.
– « Qui vous a envoyé chez Zreal ? » Demanda Klein d’une voix grave.
– « Meursault », répondit l’homme hébété, le regard vide. « Meursault m’a envoyé attendre ce garçon nommé Ian. »
La lumière de son univers spirituel changea, révélant un homme maigre, à l’air compétent et à la peau sombre. Il n’était autre que le chef du groupe qui poursuivait Ian dans le train.
Je me doutais bien que c’était lui… Se dit Klein, qui, ayant épuisé une bonne partie de son énergie spirituelle pour répondre à sa propre prière, commençait à se sentir épuisé.
– « De qui Meursault reçoit-il les ordres ? » S’empressa-t-il de demander.
– « Aucune idée… C’est un ” exécuteur ” du Gang Zmanger. Personne d’autre que le patron ne peut lui donner des ordres », répondit l’homme d’un air absent.
Zmanger… Cela signifie “guerrier” dans la langue des highlanders… Klein, pseudo-historien mais véritable érudit dans le domaine de l’occulte, ressentit soudain une vive douleur à la tête et sans qu’il ne l’eût cherché, vola hors de la tempête de pensées.
Peu de temps après, il sortit de l’état de médiumnité. Sa tête lui battait.
Peu pressé de partir, il rangea méthodiquement les matériaux, les cheveux brun-jaunâtre et ouvrit la fenêtre en encorbellement pour laisser entrer le vent froid de la nuit, et disperser l’odeur de l’extrait d’Amantha et de l’Œil de l’Esprit.
Pendant ce temps, Klein retourna sur le balcon, verrouilla la porte de l’intérieur et essuya tous les endroits qu’il avait touchés.
Lorsqu’il ne resta plus aucune trace de son passage dans la chambre de Zreal, il s’inclina, la main sur le cœur, en direction des trois hommes qui dormaient encore profondément. Puis, se redressant, il enfila ses gants et sauta par l’oriel pour atterrir agilement et fermement sur la pointe des pieds dans un espace terriblement restreint.
Il souleva le loquet vertical de la fenêtre ouverte, bloqua le bas à l’aide d’une carte de tarot et utilisa ses capacités de Clown pour en observer les détails et ajuster l’équilibre.
Quelques secondes plus tard, le jeune homme retira lentement la carte de tarot : le loquet resta en place et ne descendit pas plus bas.
Il ferma d’abord le battant de la fenêtre qui n’était pas équipé d’un verrou puis bondit sur l’autre battant, le refermant d’un brusquement mouvement de la main droite.
L’action fut si rapide que le verrou resta en place jusqu’à la vibration et vint s’insérer avec précision dans le trou correspondant.
Un son qu’il ne pouvait réprimer retentit, semblable à un vent violent frappant la surface du verre.
Sachant que les trois hommes, dans la chambre, étaient sur le point de se réveiller, Klein, sans plus attendre, sauta dans la rue.
Au vu de ses capacités, la hauteur ne présentait pour lui aucun danger. Seulement, comme il ne pouvait pas atterrir silencieusement, il fit un léger bruit qui n’était pas évident à percevoir.
Très vite, il s’éloigna de la rue de la Rose mais au lieu d’aller quérir un véhicule pour retourner rue Minsk, il tourna à plusieurs coins de rue en direction du Quartier Est qui se trouvait tout près.
La nuit était froide et le vent glacé transperçait les os. Le jeune homme, frissonnant, se dit qu’il allait avoir besoin d’un pull supplémentaire pour ses futures missions. L’un de ces prochains jours, il achèterait du charbon de bois afin que la cheminée puisse remplir son office.
Au bout d’un temps indéterminé, sans carte et se fiant uniquement à son instinct, il arriva dans le Quartier Est.
On n’apercevait, dans le lointain, que quelques lampes à gaz et Klein se dit que si la lune avait été cachée par de sombres nuages, la route serait en grande partie dans le noir.
Alors qu’il marchait, il vit soudain deux yeux apparaître dans l’obscurité juste devant lui et des silhouettes voûtées se détacher l’une après l’autre. Celles-ci déambulaient à quelque distance de lui.
Des cadavres vivants ? Klein s’arrêta brusquement, saisit son Charme de Requiem et ses cartes de tarot et activa aussitôt sa Vision Spirituelle.
Il put alors voir les auras – faibles et aux couleurs maladives – ainsi que les visages de ces nombreux personnages.
Tous étaient des êtres vivants normaux, hommes et femmes aux expressions engourdies, au regard vide et dont les mouvements étaient faibles.
Il est presque minuit… que font-ils encore dans les rues ?
Confus, Klein les dépassa en se penchant légèrement sur le côté mais très vite, il aperçut sur le trottoir une seconde vague de gens, puis une troisième, tous paraissant à la fois engourdis et souffrants.
Fronçant légèrement les sourcils, il allait s’avancer pour s’informer lorsqu’il entendit soudain un cri qui venait de devant lui.
– « Levez-vous ! Levez-vous tous, fils de p* ! Les rues et les parcs ne sont pas faits pour servir de dortoirs à des gens comme vous ! »
… Klein sursauta et alors que le terme de Loi sur la Pauvreté lui revenait à l’esprit, il comprit ce qui se passait.
Il avait vécu exactement la même chose.
Ouf… Soupira-t-il, puis, hâtant le pas, il prit la direction de son studio, rue du Palmier Noir.
Là, il dormit deux heures durant puis, ayant recouvré un peu d’énergie spirituelle, il sortit et cassa une branche desséchée qui lui servirait de “baguette de sourcier”.
Localisation du cadavre de Zreal… Localisation du cadavre de Zreal…
…
Après diverses séances de divination, Klein, aidé des cheveux brun-jaunâtre, marcha longtemps, jusqu’à un coin du Quartier Est où se trouvait une entrée d’égout.
Douze ans auparavant, après la grande épidémie de peste, le Royaume de Loen avait peu à peu fait construire dans la capitale un système d’égouts avancé, surpassant d’un seul coup, “l’Héritage de Roselle” de la République d’Intis.
Le jeune homme déplaça la plaque d’égout et, retenant son souffle, descendit l’échelle métallique.
Ses vêtements n’étant pas conçus à cet effet, il n’avait pas suffisamment de poches pour emporter beaucoup d’objets, aussi avait-il renoncé à emporter l’huile de Quelaag dont Frye lui avait parlé. Il le regrettait à présent, cette huile rafraîchissante ayant la propriété de neutraliser les odeurs.
Dix secondes plus tard, les pieds de Klein touchaient le sol gluant.
Ces immondices lui donnèrent la chair de poule sur les bras et tout le corps. Cependant, il n’avait pas le choix et poursuivit son chemin au cœur des égouts déserts et silencieux.
Devant lui, relativement caché, se trouvait un embranchement duquel se dégageait une odeur particulièrement forte et lourde.
Klein tourna et marcha jusqu’au bout de l’allée où il aperçut de denses points lumineux représentatifs d’énergie spirituelle ainsi que les couleurs d’une aura.
Nul besoin d’allumer une bougie. Sa Vision Spirituelle lui permit de distinguer, dans le coin sombre, un cadavre en décomposition déchiqueté.
Exactement ce qu’il avait vu dans son rêve divinatoire.
Les rats gris attroupés là détalèrent dans toutes les directions, à l’exception de quelques-uns qui ne voulaient pas lâcher leur repas.
Lorsqu’il fut certain qu’il s’agissait bien de Zreal, Klein, après un court instant d’hésitation, procéda à un rituel de médiumnité.
Voyons… Si ce qu’a dit Ian est exact et que Zreal n’est mort que depuis quelques jours, je devrais être en mesure, en canalisant son esprit, d’obtenir quelques informations approximatives… se dit-il, confiant.
Le vent tourbillonnant et la mise en place du mur d’énergie spirituelle chassèrent les quelques rats qui restaient et Klein procéda à son rituel comme il l’avait fait plus tôt.
Cause de la mort de Zreal… Cause de la mort de Zreal…
…
Alors qu’il répétait ces mots, ses pupilles et le blanc de ses yeux disparurent, et ceux-ci devinrent noirs. Aussitôt, il fit appel à la Méditation et entra en état de rêve.
Mais dans ce monde brumeux et irréel, il ne vit rien.
La canalisation a échoué… conclut le jeune homme en rouvrant les yeux, les sourcils légèrement froncés. Quelqu’un s’est occupé de l’esprit de Zreal…
Un Transcendant au moins est impliqué dans cette affaire. La preuve : quelqu’un a réussi à se faire passer pour lui et les autres détectives n’y ont vu que du feu.
Après réflexion, Klein a pris une décision : ne pas s’impliquer davantage dans cette affaire. De toute façon, il avait rempli la mission qu’on lui avait confiée.
« Je vais demander à Ian d’appeler la police », murmura-t-il tandis qu’il rangeait ses matériaux et dissipait le mur spirituel.