« Ainsi, j’ai de la chance d’être encore en vie car généralement, toutes les personnes impliquées sont supposées mourir ? »
Klein frissonna et tenta de rattraper les policiers pour leur demander protection.
Mais arrivé à la porte, il s’arrêta.
« Cet officier en parle de manière si horrible! Pourquoi ne m’ont-ils pas protégé, en tant que témoin majeur ou principal concerné ? N’est-ce pas de la négligence ? Était-ce pour me sonder ou ne suis-je qu’un appât ? »
Toutes sortes de pensées se précipitaient dans l’esprit de Klein qui soupçonnait la police de le surveiller discrètement pour voir comment il réagirait.
À cette pensée, il se sentit beaucoup plus calme. Il ouvrit la porte et cria d’une voix volontairement tremblante :
– « Vous me protégerez, n’est-ce pas ? »
Les policiers ne répondirent pas, pas plus que ne changea le rythme de leurs chaussures de cuir dévalant l’escalier de bois.
– « Je sais que vous le ferez! » Cria encore Klein sur un ton faussement convaincu pour se donner l’attitude de n’importe quelle personne en danger.
Les bruits de pas s’estompèrent peu à peu et disparurent au bas de l’immeuble.
« Cette réaction ne sonne-t-elle pas trop faux ? Leurs talents d’acteur ne sont pas à la hauteur! »
Plutôt que de courir après eux, il retourna dans son appartement et referma la porte.
Dans les heures qui suivirent, Klein exprima tous les symptômes des accros à la nourriture, tels qu’on les appelait en Chine : agitation, nervosité, anxiété, manque de concentration et murmures qu’il ne comprenait pas. Il n’y avait personne à proximité, mais il ne se relâcha pas pour autant.
« C’est ce que l’on appelle être un acteur autodidacte », pensa-t-il avec un sourire.
Le soleil déclina vers l’Ouest et les nuages à l’horizon prirent une teinte rouge orangé. L’un après l’autre, les locataires rentraient chez eux.
« Melissa va bientôt rentrer de l’école… » Pensa Klein en regardant le poêle.
Il souleva la bouilloire, ôta le charbon et récupéra le revolver.
Sans perdre de temps, il se dirigea vers les lits superposés et glissa l’arme entre une latte de bois du sommier et la planche qui soutenait le matelas puis se redressa et attendit, inquiet, craignant que la police ne force la porte et ne fasse irruption dans la pièce, armes à la main.
Dans des conditions normales, il aurait été certain de n’être vu par personne mais dans ce monde existaient des pouvoirs extraordinaires dont il avait d’ailleurs fait l’expérience.
Il attendit quelques minutes. Il n’y avait aucun mouvement à la porte, à l’exception de deux locataires qui bavardaient en allant prendre un verre au Cœur Sauvage, un bar situé Rue de la Croix de Fer.
« Ouf », soupira-t-il, rassuré.
Il ne lui restait plus qu’à attendre le retour de Melissa et à faire cuire le ragoût de mouton aux tendres petits pois!
À cette pensée, il eut l’impression de sentir dans sa bouche la riche saveur de la sauce et se remémora la manière dont la jeune fille préparait ce plat.
Elle faisait sauter la viande à laquelle elle ajoutait des oignons, du sel, un peu de poivre et de l’eau qu’elle avait préalablement fait bouillir. Après un temps de cuisson déterminé, elle y ajoutait les pois et les pommes de terre et laissait mijoter à couvert pendant encore quarante à cinquante minutes.
« C’est une recette simple et rudimentaire, tout reposant sur les saveurs de la viande », pensa Klein en secouant la tête.
Mais il n’y avait pas d’autre alternative, les gens du peuple ne pouvant se permettre d’avoir à leur disposition divers types d’épices ou autres méthodes de cuisson. Il fallait cuisiner simple, pratique et économique et à moins que la viande ne soit brûlée ou gâtée, tout était bon pour ces gens qui ne pouvaient s’en offrir qu’une ou deux fois par semaine.
Klein, qui n’était pas un très bon cuisinier et qui, la plupart du temps, commandait des plats à emporter. Mais après s’être mis à cuisiner trois ou quatre fois par semaine, au bout d’un moment, il avait fini par atteindre un niveau suffisant pour ne pas laisser de côté cette livre de mouton.
« Le temps que Mélissa rentre et fasse la cuisine, il sera 19h30 et elle mourra de faim… Il est temps de lui montrer ce qu’est la vraie cuisine! » Se dit-il pour se trouver une excuse.
Il alluma donc le feu et se rendit à la salle de bains pour aller chercher de l’eau et rincer la viande. Puis il prit une planche à découper et des couteaux de cuisine et découpa le mouton en minuscules morceaux.
Quant à l’explication de ses soudaines compétences culinaires, il décida de reporter la faute sur le défunt Welch McGovern, qui non seulement avait embauché un chef doué pour restituer les saveurs du Comté de Midsea mais inventait souvent ses propres spécialités et invitait les gens à les goûter.
« Ce ne sont pas les morts qui me contrediront! Néanmoins, dans ce monde où existent des Transcendants, il n’est pas impossible que les morts puissent parler », pensa-t-il, la conscience un peu coupable.
Rejetant ces pensées confuses, il mit la viande dans un bol. Il y ajouta une cuillerée de sel brut à moitié jauni, quelques grains de poivre noir qu’il prit avec précaution dans un petit flacon, mélangea le tout et laissa mariner.
Cela fait, il plaça la marmite sur le feu et, en attendant qu’elle chauffe, alla chercher les carottes qui restaient de la veille, les oignons qu’il avait achetés le matin même et les découpa en morceaux.
Ces préparatifs terminés, il prit dans le placard une petite boîte et l’ouvrit : il ne restait plus beaucoup de saindoux.
Klein en prit une cuillerée qu’il fit fondre dans la casserole, ajouta les carottes et les oignons préalablement coupés et remua.
Alors qu’une bonne odeur s’élevait, Klein versa le mouton dans la marmite et le fit revenir un moment, tout en surveillant.
La recette aurait nécessité du vin de cuisine, tout au moins du vin rouge mais la famille Moretti, qui ne pouvait se permettre qu’un verre de bière par semaine, n’avait pas ce luxe. Contraint de faire avec ce qu’il avait, Klein y ajouta de l’eau bouillie.
Au bout d’environ vingt minutes, il ouvrit le couvercle, ajouta les pois tendres et les pommes de terres coupées en morceau, une tasse d’eau chaude et deux cuillères de sel. Puis il referma le couvercle, baissa le feu et attendit le retour de sa sœur.
Le temps passant, les arômes s’intensifièrent, puis se mêlèrent : on pouvait sentir la viande, bien tentante, la douceur des pommes de terre et le parfum rafraîchissant des oignons.
De temps à autre, Klein ravalait sa salive tout en surveillant sa montre.
Une quarantaine de minutes plus tard, des pas rythmés mais précipités se rapprochèrent. Il entendit le bruit de la clé dans la serrure et la porte s’ouvrit.
– « Hmm, ça sent bon », dit Mélissa depuis le seuil de la porte.
Son sac à la main, elle entra et jeta un coup d’œil au poêle. Alors qu’elle ôtait sa voilette, sa main resta suspendue dans les airs :
– « C’est toi qui as fait ça ? » Demanda-t-elle, étonnée, en regardant Klein.
Elle huma les effluves. Son regard s’adoucit aussitôt et elle parut tranquillisée.
– « C’est vraiment toi qui l’as fait ? » Insista-t-elle.
– « Avais-tu peur que je gaspille le mouton ? » Dit-il en souriant, puis sans attendre la réponse, il ajouta : « Sois tranquille, j’ai demandé à Welch de m’aider à cuisiner ce plat. Il a un bon cuisinier, tu sais! »
– « C’est la première fois que tu le fais ? » Demanda Mélissa en plissant un instant les yeux, mais à nouveau, les arômes la détendirent aussitôt.
– « Il faut croire que j’ai du talent », répondit Klein en riant. « C’est presque prêt. Pose donc tes livres et ton chapeau et va te laver les mains. Tu vas me goûter ça. Je suis certain que tu aimeras. »
Quand elle se rendit compte que son frère avait tout arrangé et vit son sourire doux et calme, Melissa en fut si stupéfaite qu’elle ne trouva rien à répondre.
– « Préfèrerais-tu que je le laisse mijoter encore un peu ? » Demanda Klein en souriant.
– « Bon, bon! » Dit la jeune femme.
Son sac dans une main et son chapeau dans l’autre, elle entra en coup de vent dans la pièce.
Klein ouvrit le couvercle de la marmite et fut submergé par une bouffée de vapeur. Il avait placé deux morceaux de pain de seigle à côté du ragoût pour leur permettre d’en absorber les effluves et à la chaleur de les attendrir.
Le temps que Melissa range ses affaires, se lave les mains et le visage, il avait déjà déposé sur la table deux assiettes de mouton aux pois tendres avec carottes, oignons et pommes de terres et deux morceaux de pain de seigle, colorés par un léger plongeon dans la sauce.
– « Allez, goûte », dit Klein en désignant la fourchette et la cuillère de bois placées à côté de l’assiette.
Encore un peu confuse, Mélissa obtempéra. Elle piqua une pomme de terre et y mordit légèrement.
Aussitôt, des saveurs lui emplirent la bouche. Elle se mit à saliver et, en quelques bouchées, engloutit la pomme de terre toute entière.
– « Goûte le mouton à présent », fit Klein en désignant l’assiette du menton.
Il l’avait déjà goûté et était d’avis qu’on pouvait faire mieux, mais pour une jeune fille qui ne connaissait rien au monde et ne mangeait de la viande que de temps à autre, ce serait amplement suffisant.
La jeune fille piqua délicatement sa fourchette dans un morceau de viande, les yeux avides.
Elle était si tendre qu’elle fondait pratiquement dans la bouche, l’emplissant de parfums et de jus délicieux.
Mélissa, qui n’avait jamais éprouvé cette sensation, ne pouvait s’arrêter et lorsqu’elle s’en aperçut, elle avait déjà mangé plusieurs morceaux de viande.
– « Je… je… Klein, c’était supposé être pour toi… » Balbutia-t-elle en rougissant.
– « J’en ai grignoté un peu tout à l’heure. C’est le privilège du cuisinier », répondit le jeune homme avec un sourire apaisant.
Il prit sa fourchette et sa cuillère et alterna viande et pois, posant parfois ses couverts pour casser un morceau de pain et le tremper dans la sauce.
Melissa se détendit et, le voyant se comporter normalement, se replongea dans ses délices.
– « C’est vraiment délicieux. On ne dirait pas une première fois », dit-elle sincèrement en regardant son assiette vide et comme propre.
– « Je suis encore loin d’égaler le chef de Welch. Lorsque je serai riche, je vous emmènerai au restaurant toi et Benson », répondit Klein, impatient lui aussi d’y être.
– « Ton entretien… »
Interrompue par un bruit de satisfaction de la part de son estomac, Melissa ne put terminer sa phrase. Gênée, elle porta aussitôt la main à sa bouche. C’était la faute de ce plat délicieux!
Klein rit intérieurement, bien décidé à ne pas se moquer de sa sœur. Désignant les assiettes, il lui dit :
– « À toi maintenant. »
– « D’accord! » Répondit la jeune fille en se levant.
Elle prit la bassine et se précipita vers la porte.
À son retour, elle ouvrit le placard pour vérifier la boîte à épices et faire, comme à son habitude, l’inventaire.
– « Tu en as utilisé ? » Demanda-t-elle en se tournant vers lui, le flacon de poivre et la boite de saindoux à la main.
– « Un peu seulement », répondit Klein en haussant les épaules. « C’est ce qui rend ce plat aussi délicieux. »
Les yeux de Melissa se mirent à briller. Elle parut un moment différente puis finalement, lui dit :
– « Laisse-moi me charger de la cuisine à l’avenir. Il faut te préparer pour ton entretien, tu dois penser à ta carrière. »