Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 108 – Présence d’un être vivant
Dans la salle d’exposition où était conservé le journal de Roselle, les deux membres de la Conscience Collective des Machines entendirent soudain un cliquetis.
Ils tournèrent aussitôt la tête en direction de l’Artefact Scellé posé sur la vitrine.
À l’intérieur de cette maquette réduite du rez-de-chaussée clignotait un point gris.
– « Il y a un objet inerte dans les toilettes tout près », dit l’un des deux gardes.
L’autre se détendit un peu.
– « Une feuille morte apportée par le vent ? » Suggéra-t-il en fronçant les sourcils.
– « Possible », répondit le premier. « Attendons le passage des agents de sécurité, nous leur demanderons d’aller voir ce qu’il en est. Le Capitaine nous a bien dit de rester ici et de ne pas quitter les lieux quoi qu’il advienne, surtout pas seuls. »
En cas d’urgence et s’ils devaient évacuer les lieux, il leur faudrait emporter le journal de Roselle.
– « Très bien », répondit son coéquipier qui n’y voyait aucune objection.
…
A l’étage, là où se trouvaient les bureaux, Klein, tel un fantôme flottant, traversait mur après mur pour se rendre juste au-dessus du bureau reconstitué.
Mais il n’allait pas trop vite, se fiant à l’étincelle qui brûlait en dessous pour évaluer la distance.
Lorsqu’il ne fut plus qu’à trente mètres en ligne droite, il fit silencieusement claquer ses doigts translucides et immatériels.
Dans les toilettes, au rez-de-chaussée, la boîte d’allumettes explosa avec une sourde détonation.
Une flamme écarlate s’éleva et en un rien de temps, enflamma une serviette en papier, puis une plante en pot et enfin la porte qui était en bois.
Le feu ne s’était pas encore propagé mais c’était plutôt stupéfiant.
Le personnel de sécurité, alerté par le bruit, se précipita aussitôt. Les deux membres de la Conscience Collective des Machines, qui avaient aperçu les flammes dans la maquette au moyen de laquelle ils surveillaient tout l’étage, faillirent eux-aussi se rendre sur place, non pas seulement pour éteindre le feu mais aussi parce qu’ils se préparaient à capturer le fauteur de troubles.
Ils n’avaient pas fait deux pas qu’ils se rappelèrent les ordres de leur capitaine :
Ne quittez pas cette salle ! Quoi qu’il arrive, ne laissez pas le carnet de Roselle !
Ils se regardèrent, jetèrent un coup d’œil circonspect aux deux entrées de la salle et sortirent discrètement leurs armes.
Ces deux Transcendants, qui relevaient de l’Église du Dieu de la Vapeur et des Machines, n’étaient jamais à court d’équipement.
…
Au même moment, Max Livermore faisait le tour des salles d’exposition. Percevant du mouvement, il se précipita sans réfléchir dans la salle où était exposé le carnet de Roselle.
Sécuriser les objets était bien plus important que capturer l’intrus !
De plus, Max se disait que quelles que fussent les intentions de celui-ci, à partir du moment où il s’introduisait dans l’une des salles du rez-de-chaussée, il était sous l’effet de l’Artefact Scellé et n’en sortirait pas si facilement !
Sans une aide extérieure, l’infiltré serait piégé à l’intérieur et même assisté, il lui faudrait pas mal de temps pour se débarrasser des effets.
Une fois entré, vous êtes comme une proie qui serait tombée dans un piège !
Max Livermore traversa en courant plusieurs salles d’exposition et aperçut enfin les silhouettes de ses deux coéquipiers.
Au même moment, à l’étage, Klein, qui avait traversé portes et murs en se fiant au plan qu’il avait en mémoire, arrivait au-dessus du bureau de l’Empereur.
Avant d’entreprendre quoi que ce fût, il regarda en bas.
Le sol de pierre, relativement épais, l’empêchait de percevoir d’éventuelles auras ou émotions dans la salle. Il écarta donc les bras et sans un bruit, se laissa tomber sur le sol où sa silhouette translucide se fondit.
…
Un visage humain à peine discernable apparut soudain dans le lustre de cristal suspendu au plafond du rez-de-chaussée. Ses yeux en mouvement scrutaient la salle dans ses moindres recoins.
Aucun Transcendant ni agent de sécurité… se dit Klein qui, traversant le plafond, descendit juste devant le bureau sous vitrine de Roselle.
Il y jeta un coup d’œil et sans hésiter, s’empara simultanément du signet glissé dans le manuscrit créatif et de celui qui ressemblait à un graffiti d’enfant.
S’il s’avérait qu’un puissant Transcendant, au moyen de la magie, soit en mesure de reconstituer la scène, il ne devait pas s’apercevoir que le voleur savait quel signet emporter. Le but était d’empêcher que Miss Justice, qui n’avait touché qu’un seul de ces marque-pages, ne soit soupçonnée.
Fortifié par le sifflet d’Azik, il avait pu traverser la vitrine et envelopper de son corps spirituel les deux signets qu’il tenait fermement.
Cette étape franchie, le jeune homme s’apaisa. Toute tension ou nervosité visible avait disparu.
Il s’apprêtait à saisir les autres signets lorsque soudain, un strident cri de bébé, qui semblait venir de très loin, retentit dans la pièce.
Klein se raidit comme un lac brusquement confronté à un froid extrême.
On aurait dit que son corps spirituel était littéralement congelé !
Parallèlement aux cris du bébé, de fines failles noires l’entouraient comme une clôture de fer discontinue.
En un clin d’œil, l’une d’elle se fendit, révélant un globe oculaire injecté de sang au centre duquel on pouvait voir une pupille profonde dans laquelle se tortillaient d’innombrables petits vers blancs.
Une, deux, trois… Les fentes s’ouvrirent l’une après l’autre et les étranges globes oculaires, qui flottaient dans les airs, fixèrent le jeune homme avec une froideur impitoyable.
Lorsque tous se furent manifestés, tout ce qui les entourait se figea au point que même un esprit aurait été incapable de passer.
Klein avait même du mal à percevoir l’existence du monde des esprits, les silhouettes translucides à des hauteurs infinies, les différentes couleurs et les splendeurs éclatantes qui renfermaient divers types de connaissances.
– « Pourquoi n’avoir pris que les signets ? » Demanda une voix féminine, douce mais sans émotion, à l’oreille du jeune homme.
Figé sur place, il vit alors une immense bibliothèque qui s’élevait sur deux niveaux. Le niveau supérieur, qui atteignait presque le plafond, était doté d’un escalier et d’une passerelle menant à d’innombrables livres.
Au sommet des marches, enveloppée de ténèbres, était assise une silhouette dont les pieds chaussés de bottes noires pendaient au-dessus des marches de bois, comme suspendus dans les airs.
Je n’ai même pas senti sa présence… Serait-elle une sorte de centrale de la Conscience Collective des Machines ? Non, ce doit être une Transcendante de Haute Séquence , se dit Klein en plissant les yeux.
– « Pourquoi n’avoir pris que les signets ? Où avez-vous appris qu’il ne fallait prendre que les signets ? » Demanda une nouvelle fois l’entité.
Dans sa douceur, on pouvait sentir une légère sévérité et aussitôt, les globes oculaires injectés de sang qui l’entouraient s’élargirent comme s’ils cherchaient à occuper tout l’espace.
Elle n’avait pas terminé sa phrase que Klein, avec un large sourire, disparut à sa vue, emportant le sifflet de cuivre et les deux signets.
…
Au-dessus du brouillard gris, dans l’antique et majestueux palais…
La silhouette de Klein réapparut brusquement au bout de la longue table tachetée.
Il s’adossa à sa chaise et eut un petit rire : Heureusement que j’y étais préparé !
Le fait de pouvoir prendre un corps spirituel ne faisait pas partie de ses pouvoirs Transcendants. Ce n’était pas une transformation de son corps physique mais le produit d’un rituel d’invocation et de réponse, rituel qui tenait sa puissance de la nature bien spécifique du monde mystérieux surplombant le brouillard.
L’opération réussie, Klein n’avait même pas besoin de chercher à fuir. Il lui suffisait de mettre fin à l’invocation pour retourner dans le brouillard gris et de là, retrouver instantanément son corps resté dans le monde réel !
Cet univers ayant la capacité de parer au pouvoir de divinités comme l’Éternel Soleil Flamboyant ou le Vrai Créateur, le jeune homme était convaincu que sans leur interférence, le rituel ne serait pas interrompu !
À moins que l’ennemi ne le tue ou l’assomme brusquement sous sa forme spirituelle, il avait la certitude de pouvoir s’échapper !
C’était d’ailleurs pourquoi il n’avait pas souhaité faire ce “long voyage” jusqu’au musée dans son corps spirituel, le facteur temps augmentant considérablement les variables.
…
À la faible et sombre lueur du clair de lune cramoisi, la femme assise en haut de l’escalier regardait l’endroit où, l’instant d’avant, se tenait Klein. Les cris de bébé et les globes oculaires avaient disparu les uns après les autres.
Au bout d’un laps de temps indéterminé, la silhouette disparut à son tour. On aurait dit que rien ne s’était passé.
Dans la salle du journal de Roselle, Max Livermore dit à ses deux équipiers :
– « Surveillez bien cet endroit. Je vais chercher l’infiltré. Il doit encore être au rez-de-chaussée, piégé par le pouvoir de l’Artefact Scellé ! »
Tout en parlant, il regardait la “maquette” dans l’espoir de voir le point rouge représentant l’intrus et de verrouiller immédiatement son emplacement.
Mais il avait beau regarder et compter, il était évident que quelque chose clochait. Le nombre des personnes présentes dans le bâtiment était toujours le même.
Max Livermore resta figé sur place.
…
18 Avenue du Roi, dans la réserve d’un riche marchand…
Les yeux de Klein reprirent vie et les coins de sa bouche se retroussèrent.
Il avait laissé les signets et le sifflet au-dessus du brouillard et regagné son corps sans perdre de temps.
Après avoir éteint les bougies et mis fin au rituel, le jeune homme nettoya les lieux, utilisant une potion spécialement concoctée pour neutraliser l’odeur de la Poudre de Nuit Sacrée et celle des huiles essentielles.
Cela fait, il dissipa le mur d’énergie spirituelle, permettant ainsi au vent d’emporter toute trace résiduelle.
Il sortit ensuite son Passe-Partout avec l’intention de s’éloigner de l’endroit en passant par les bâtiments et de prendre une voiture de location.
Aidé de sa canne pour déterminer sa direction – il ne voulait pas se perdre et se retrouver au Musée Royal ou encore dans une cathédrale – il se mit en route d’un bon pas, se servant de la clé pour ouvrir portes et murs placés sur son chemin.
Au bout d’un moment de marche en ligne droite, il eut soudain l’impression de ne plus savoir où il était.
Hmm… Encore deux bâtiments et je serai dehors. Si je ne me trouve plus Avenue du Roi, je prendrai une voiture de location ou procèderai à une divination. Aussitôt rentré, j’étudierai cette Carte du Blasphème !
Sa décision prise, Klein appuya la clé de laiton de contre le mur et la tourna doucement.
D’imperceptibles ondulations se produisirent et il se retrouva dans le salon d’une résidence voisine des maisons de ville.
Une forte odeur de sang l’assaillit.
Du sang ! Pensa-t-il en fronçant les sourcils. Levant les yeux, il vit devant lui une femme au visage déformé par la douleur allongée sur le sol.
Une large blessure déchirait son abdomen et on aurait dit que tous ses organes avaient disparu.
Au même moment, des grognements se firent entendre.