Tôt le matin, au-dessus du brouillard gris…

Klein prit un stylo, du papier et réfléchit à l’énoncé divinatoire : « Il est dangereux d’utiliser l’émetteur-récepteur radio. »

Après l’avoir soigneusement examiné à deux reprises, il sortit le pendule de dessous sa manche gauche et entreprit sa divination.

Il était en état d’alerte et quelque peu effrayé, tel un enfant qui se boucherait les oreilles en allumant des pétards : si le Vrai Créateur ou la Démone Primordiale étaient impliqués, cette séance à elle seule le mettrait en danger. Toute autre personne finirait par perdre le contrôle ou par mourir. Cependant, Klein avait le brouillard gris pour le protéger et lui éviter une issue aussi tragique. Tout ce qui se passait au-dessus du brouillard valait manifestement mieux que de courtiser la mort dans le monde réel. Il craignait qu’à force d’y recourir, les dieux maléfiques ne se verrouillent sur lui et ne lui rendent personnellement visite.

Il entra rapidement en Méditation et récita mentalement la phrase.

Après l’avoir psalmodiée sept fois, le jeune homme sut quelle était la réponse avant même d’ouvrir les yeux.  En effet, il était parfaitement bien assis sur son siège et ne souffrait d’aucune douleur extrême.

Lorsqu’il regarda le pendentif de topaze, il constata qu’effectivement, il tournait dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.

Klein poussa un soupir de soulagement, retourna immédiatement dans le monde réel et mit en place un rituel pour y ramener l’émetteur-récepteur radio.

Au bout d’une demi-heure, il entendit enfin le cliquetis de l’appareil. Une feuille de papier immatérielle en jaillit sur laquelle était écrit en Loenois : 

« Je suis là. »

« Est-ce vous, Grand Maître ? »

Pourquoi ai-je l’impression qu’il tend le cou ?… pensa le jeune homme, se remémorant une 

Emoticône qu’il avait vue dans sa vie précédente :  c’était un adorable alpaga qui tendait le cou.

Il fit deux pas en avant et répondit laconiquement, sur un ton réservé.

Il y eut d’autres cliquetis, puis l’appareil cracha une nouvelle feuille de papier.

« Votre loyal et humble serviteur Arrodes, à votre service. »

Dissimulant son malaise au plus profond de lui, Klein demanda : 

– « Dites-moi Arrodes : Où est Roy King, de l’École de la Pensée de la Vie ? »

Grâce à la description de l’Apothicaire joufflu, il avait compris que l’organisation se développait sur la base d’un système maître /apprenti et en avait déduit qu’ils maîtrisaient les deux voies Transcendante qu’étaient le Monstre et l’Apothicaire. Cela correspondait aux caractéristiques de l’École de la Pensée de la Vie.

Dans le même temps, le jeune homme avait préparé une image de Roy King, avec l’intention de compter sur lui-même plutôt que sur d’autres.

Les tapotements s’intensifièrent tandis qu’Arrodes réalisait un portrait à l’aide de l’émetteur-récepteur. Ce n’était autre que Roy King, les cheveux soigneusement peignés en arrière et une paire de lunettes sur le nez.

Une phrase apparut derrière le portrait.

« C’est lui ? » 

– « Oui », répondit Klein.

Le bruit de l’appareil se fit étrangement rapide. 

« Grand Maître, la personne que vous recherchez est emprisonnée au bureau du gouverneur général de la Cité de la Générosité. »

Enfermée au bureau du gouverneur général ? Klein fronça légèrement les sourcils et peu pressé de poser d’autres questions, répondit avec confiance et franchise : 

– « D’accord. Selon vos règles, c’est à votre tour de m’interroger. »

Arrodes généra un smiley et une ligne de texte :

« Je l’ai fait et vous avez répondu. »

Quand cela ? 

Interloqué, Klein regarda les feuilles de papier et relut : « C’est lui ? » 

Ça marche ? Cela compte vraiment ? Klein comprit soudain à quel point Arrodes était libre quant à ses règles. Face à n’importe quelle personne ordinaire, il pouvait être aussi strict et ignoble qu’il le souhaitait. Il avait même besoin de spectateurs, mais lorsqu’il s’agissait de Klein, ces règles étaient ignorées et il lâchait prise de manière flagrante. 

Comment ce type a-t-il pu adopter une telle personnalité ?… 

Klein réfléchit deux secondes, puis posa une autre question.

– « Arrodes, connaissez-vous le livre ‘Les voyages de Groselle’ ?

Le miroir resta quelques secondes silencieux, puis le cliquetis repris et l’appareil cracha une nouvelle feuille de papier immatériel. 

« Grand Maître, votre question est trop gentille. Il m’aurait suffi de répondre ‘oui’ pour en finir avec le sujet, aussi, j’ai un peu modifié la question et l’ai remplacée par :  ‘Dites-moi ce que vous savez sur les Voyages de Groselle’.

« C’est un livre particulièrement magique. Beaucoup de ses propriétaires ont disparu.

« Je suis incapable de vous dire qui est son créateur, mais ce que je sais, c’est qu’il a été vu pour la première fois chez les dragons après la disparition de Liveseyd, la Cité des Miracles. »

Après la disparition de Liveseyd, conjurée par Ankewelt, le Dragon de l’Imagination ? Je pourrais recommander ce livre à Miss Justice. Elle serait peut-être intéressée. Si vraiment elle souhaite l’acheter, en tant qu’intermédiaire, je l’étudierai d’abord au-dessus du brouillard… Si quelque chose de fâcheux se produit lors de l’examen, entraînant la destruction complète de l’ouvrage, je pourrai toujours lui dire que le vendeur est revenu sur sa parole et qu’un remboursement a été effectué… Quand j’y pense, être une plateforme est vraiment prometteur ! 

Tandis que les pensées se bousculaient dans sa tête, Klein dit à l’émetteur-récepteur radio : 

– « C’est votre tour. »

J’aimerais bien savoir quel genre de questions étranges vous pourriez poser… pensait-t-il. 

Arrodes répondit dans la foulée : 

« C’est fait, Grand Maître, et vous avez répondu. »

Amusé et confus, le jeune homme reprit les premières pages et relut, tout au début, la fameuse question : « Est-ce vous, Grand Maître ? »

Je dois dire que ce miroir magique n’a aucune honte lorsqu’il tente de me lécher les bottes… Cependant, sa façon d’associer les questions évoque vraiment un TOC, tout comme l’opérateur ET à l’époque où j’étudiais seul les langages de programmation… 

Klein s’éclaircit la voix et reprit :  

– « Pourquoi Roy King a-t-il été emprisonné au bureau du gouverneur général ? »

L’émetteur-récepteur radio reprit son cliquetis et émit une feuille :

« Depuis la disparition du Serpent de Mercure, de l’École de la Pensée de la Vie, l’organisation s’est fracturée et a rencontré de nombreux dangers. Certains sont même morts aux mains de l’École de Pense de la Rose ».

« L’École de Pensée de la Vie s’est développée dans le secret sous une forme maître/ apprenti, mais elle dispose d’un Conseil des Anciens parmi les échelons supérieurs. Ils ont géré les conflits entre les différentes factions internes. Depuis la Cinquième Époque, le Conseil des Anciens a pris un nom plus à la mode : le Conseil du Destin. Il compte sept membres et le Serpent de Mercure en est le président. »

« Le professeur de Roy King, qui est l’un de ces conseillers, a eu des ennuis après la disparition du Serpent de Mercure. Il avait remis à Roy King un important Artefact Scellé de l’École de Pensée de la Vie, raison pour laquelle King a été secrètement capturé par l’armée de Loen. »

La disparition du Serpent de Mercure ? Klein fit aussitôt le lien avec Will Auceptin, qui se cachait à Backlund, ainsi qu’avec l’autre Serpent de Mercure qui le poursuivait sans jamais se montrer et qu’il soupçonnait d’être Ouroboros, l’Ange du Destin.

Le Serpent de Mercure de l’École de Pensée de la Vie n’est certainement pas celui qui recherche Will Auceptin, car il a eu de nombreuses occasions de contacter son organisation et de ne pas être « porté disparu » … Peut-être s’agit-il de Will Auceptin ou d’un troisième serpent. 

Le jeune homme hocha doucement la tête : 

– « Posez votre question », dit-il à l’adresse de l’émetteur-récepteur radio

Je suis sûr, cette fois, que vous ne m’avez pas déjà posé d’autres questions. Voyons ce que vous allez me demander… Il faut dire que les gens sont un peu masochistes. D’autres ont peur des questions d’Arrodes, mais il a renoncé à deux pour moi. J’aimerais bien, maintenant, qu’il m’en pose une officiellement… se dit Klein, qui attendait avec un vif intérêt.

Le bruit de l’émetteur-récepteur radio se fit soudain plus solennel et la feuille sortit avec un peu plus de difficulté.

« Eh bien, Grand Maître, que dois-je faire pour être un meilleur loyal et humble serviteur ? »

… J’ai sous-estimé vos limites… 

Klein retint son exaspération et répondit d’une voix grave : 

– « Rester simplement comme vous êtes. » 

« Entendu ». Les bruits redevinrent plus légers : « L’aura est sur le point de se disperser. Arrodes, votre loyal et humble serviteur, reste à votre service. »

Pour finir, il ajouta un dessin représentant une main qui s’agite.

Il est vraiment doué… Cela dit, il n’est pas difficile pour un miroir magique aussi cultivé de savoir ces choses… se dit Klein en regardant l’émetteur-récepteur radio redevenu silencieux.

Il fit quelques pas, s’assit au bord du lit et se mit à réfléchir au sujet de Roy King.

Il n’avait pas l’intention d’infiltrer le bureau du gouverneur général de Bayam et de le sauver sous la haute sécurité de l’armée. En effet, il ne connaissait absolument pas cet homme et ne l’avait même jamais vu. Le seul lien entre eux était l’Apothicaire joufflu.

Il y a certainement de nombreux Transcendants prisonniers des sous-sols de l’Église des Tempêtes. Mais qu’ai-je à voir là-dedans ? ricana-t-il en secouant la tête.

Parmi les informations que venait de lui communiquer Arrodes, Klein avait noté que l’objet occulte que possédait Senor, l’Amiral de Sang, et qui lui avait conféré la chance, provenait de l’École de Pensée de la Vie. Il y avait de fortes chances pour que la faction qui soutenait cet amiral pirate soit l’École de Pensée de la Rose. Ils profitaient de la disparition du Serpent de Mercure pour tuer les membres de l’École de Pensée de la Vie.

Cela me fait penser qu’il me faudra me montrer plus prudent lorsque j’aurai affaire à des amiraux pirates. La vice-amirale Tracy a appelé sans crier gare Katarina Pellè, la Démone Intemporelle. Les autres amiraux pirates ne seraient rien sans leurs soutiens. Ils représentent souvent une faction, une organisation… L’Amiral de Sang est soutenu par l’École de Pensée de la Rose, et l’Amirale des Étoiles par l’Ordre Ascétique de Moïse ainsi que par notre Club du Tarot. L’Amiral de l’Enfer est probablement appuyé par l’Episcopat Numineux et le Roi des Cinq Mers. Quant à la vice-amirale Iceberg, elle bénéficie certainement du soutien de l’Église du Dieu du Savoir et de la Sagesse…

J’ignore, pour le moment, qui se trouve derrière le vice-amiral Mer Profonde et le vice-amiral Crépuscule, mais ils n’auraient pas pu, tous seuls, régner sur les mers durant tant d’années.

À bien y réfléchir, quelle faction pouvait bien soutenir le vice-amiral Qilangos ? Celle qui lui a donné La Faim Rampante ou celle, indicible, qui l’a poussé à assassiner le Duc Negan ?

Je vais devoir faire attention à ne plus dévoiler à personne mon intention de traquer des amiraux pirates. De plus, je ne pourrai faire qu’une seule tentative. En cas d’échec, je prendrai aussitôt mes distances. 

Alors que le jeune homme passait d’une pensée à l’autre, il se rappela soudain quelque chose.

Il était toujours en possession de la grue de papier qu’avait personnellement pliée Will Auceptin, le Serpent de Mercure !