Chapitre 08 – Le Club du Tarot : Une organisation de niveau supérieur
Tel une feuille à la surface des vagues de la mer Sonia, le Vengeur Bleu était tantôt soulevé très haut et parfois descendait très bas sous l’effet du reflux, mais rien n’indiquait qu’il courût le risque de chavirer.
Debout dans la cabine du Capitaine, Alger Wilson, dos aux étagères de vins rouge et blanc, faisait machinalement les cent pas.
Finalement, il serra les dents et retourna au bureau d’acajou avec une expression sinistre. Il enleva le sextant de laiton, trouva une feuille de papier, un stylo, et se pencha pour dessiner le symbole complexe et mystérieux que lui avait donné Le Fou.
Sa mémoire de Navigateur lui permit d’accomplir rapidement la première étape du rituel sacrificiel.
Il ouvrit ensuite le tiroir, en sortit une bougie et mit en place le rituel selon les principes du dualisme. Il plaça une bougie au-dessus du symbole formé par la combinaison de l’Œil Sans Pupille et des sections de lignes déformées puis une autre au centre qui représentait l’officiant.
Après avoir mis de l’ordre sur la table, Alger condensa de l’eau pure dans la paume de sa main et essuya l’autel. Puis, prenant la dague d’argent de cérémonial, il créa un mur destiné à sceller l’espace entourant son bureau.
Cela fait, il alluma les deux bougies à l’aide de son énergie spirituelle et, sous la faible lueur, recula de quelques pas.
Prenant une profonde inspiration, Alger baissa la tête et récita en Hermès ancien :
« Fou qui n’appartenez pas à cette époque,
« Mystérieux Souverain élevé au-dessus du brouillard gris ;
« Roi du jaune et du noir qui conférez la chance.
« Votre dévoué serviteur sollicite votre attention,
« Je vous prie d’accepter ses offrandes.
« Je vous prie d’ouvrir les portes de Votre Royaume. »
…
Cette antique incantation se répercuta dans le mur spirituel, provoquant des coups de vent en spirale qui se propagèrent avec la force de la nature.
C’était le plus ancien langage sacrificiel créé par les humains Transcendants, un langage qui recelait de nombreux mystères. Cependant, il n’offrait pas une protection suffisante à son utilisateur.
Endurant la douleur semblable à des couteaux transperçant sa peau, Alger sortit de sa poche une petite bouteille de verre brun foncé, dévissa le couvercle et déversa quantité de granules en forme de sésame.
Celles-ci tourbillonnaient dans un éclat métallique avec une sorte de beauté indescriptible.
Alger dispersa ces granules dans le vent qui se renforça tout en perdant son impétuosité. Il était à présent teinté d’argent et de noir, ces couleurs étant bien distinctes.
Ces deux vents aux teintes différentes, qui d’entrechoquaient et à se mêlaient, imprégnèrent la flamme de la bougie qui symbolisait le Fou, gonflèrent et ouvrirent violemment une porte irréelle de taille ordinaire gravée du symbole qu’Alger venait de dessiner.
Au même moment, Klein, qui assistait à la création de cette porte derrière sa chaise à haut dossier, sentit la vague d’énergie spirituelle se répandre et stimuler cet espace mystérieux.
On dirait que ça fonctionne…
Sous l’impulsion d’une brusque prémonition, le jeune homme diffusa son énergie spirituelle, lui imprimant bouleversements et stimulations.
Au milieu de bruits immatériels, la porte floue s’ouvrit lentement !
Dans la cabine du capitaine, Alger vit soudain cette porte irréelle de vent et de lumière s’ouvrir sur de profondes ténèbres faites d’un nombre incalculable d’ombres presque invisibles, de brillantes splendeurs englobant des quantités massives de connaissances. Au-dessus d’elles, on apercevait l’épais brouillard gris avec son antique palais qui surplombaient le monde réel.
A la vue de ce spectacle, Alger ne put réprimer un tremblement, une peur profonde mêlée d’une indicible excitation.
Ramassant à la hâte l’hypophyse de la Salamandre Arc-En-Ciel qu’il tenait prête depuis un bon moment, il inclina la tête et éleva de ses deux mains l’objet – de la taille d’une paume de main, dont la couleur changeait constamment et dont les arêtes étaient douces au toucher – en direction de la porte illusoire.
Le force d’aspiration qui se manifesta alors pour disparaître aussitôt laissa les mains d’Alger plus légères tandis que la légère sensation de picotement que lui procurait l’hypophyse de la Salamandre Arc-En-Ciel s’évanouissait.
N’osant pas lever les yeux, il entendit la voix grave du Fou résonner à ses oreilles.
– « Bien joué. »
– « C’est un honneur », répondit sans hésiter le Navigateur.
Regardant à nouveau devant lui, il constata que la porte avait disparu. Le vent avait cessé de souffler et les bougies étaient redevenues normales.
Une expression complexe sur le visage, Alger éteignit normalement ces dernières et s’assit. Au départ, seules les personnes pouvaient être attirées au-dessus du brouillard gris. Au bout d’un certain temps, nous avons pu obtenir des réponses à nos prières… Et voilà que nous pouvons maintenant effectuer des offrandes sacrificielles et des distributions… Étape après étape, M. Le Fou est en train de sortir de sa situation difficile. Va-t-il finir par pénétrer dans le monde réel ? Se demanda-t-il gravement.
Si cette supposition ou conclusion effrayait et inquiétait Alger, il en ressentait aussi un peu de plaisir.
Au moins suis-je membre du Club du Tarot… L’un des premiers membres… soupira-t-il.
…
Dans le majestueux palais au-dessus du brouillard gris, Klein jouait avec la glande pituitaire de la Salamandre Arc-En-Ciel. Tour à tour, diverses couleurs se reflétaient sur son visage.
Il éprouvait une légère sensation de picotement dans la main et le fort sentiment du devoir accompli qui emplissait son cœur lui valut un sourire authentique.
À l’avenir, le Club du Tarot sera encore plus miraculeux…
Après avoir réfléchi, Klein étendit son énergie spirituelle et transmit sa volonté à l’étoile cramoisie qui représentait Justice.
De retour dans sa chambre, Audrey, qui ne pouvait rester tranquillement assise sur le bord de son lit, feuilletait nerveusement ses livres de chevet et, de temps à autre, se regardait dans le miroir d’un air absent.
Si elle attendait avec impatience l’achèvement du rituel sacrificiel du Pendu, elle craignait aussi que celui-ci n’échoue. L’esprit vagabond, la jeune femme tordait machinalement dans ses mains une poupée magnifiquement vêtue.
L’empereur Roselle a dit qu’il fallait rester calme et serein lorsque des questions importantes se posent… Audrey, allez, respire profondément… Ou peut-être devrais-je aller taquiner le chien ? Mais Susie peut parler et penser, elle est donc une entité dotée de dignité. Je ne peux pas la taquiner gratuitement…
Au bout d’un temps incertain, un épais brouillard gris apparut brusquement devant ses yeux avec, dans ses profondeurs, une chaise majestueuse sur laquelle trônait Le Fou.
– « Mlle Justice, cette expérience est un succès. Avez-vous préparé les matériaux contenant de l’énergie spirituelle ? »
Formidable ! Mais cela ne m’étonne pas de la part de M. Le Fou ! Pensa Audrey, oubliant le rôle qu’avait joué Le Pendu dans cette affaire.
Maîtrisant son enthousiasme, elle répondit :
– « Oui, j’ai toujours de ces matériaux avec moi. »
Elle était déjà ainsi avant rejoindre le Club de Tarot, mais à l’époque, elle ne savait pas quels matériaux pouvaient contenir de l’énergie spirituelle. Elle les prenait simplement dans le trésor familial en fonction des différentes formules d’huiles essentielles qu’elle avait pu collecter.
Klein hocha légèrement la tête :
– « Quand envisagez-vous de procéder au rituel ? Il faut, pour cela, qu’il n’y ait aucun Transcendant à proximité. »
Et un chien Transcendant ? Cela compte ? Se demanda la jeune femme en regardant la porte verrouillée, sa conscience la titillant quelque peu.
– « Je peux le faire maintenant. »
– « La procédure est la même que celle que je vous ai décrite plus tôt. Vous avez simplement à modifier la prière comme suit :
« Votre dévouée servante sollicite votre attention,
« Je vous prie d’ouvrir les portes de Votre Royaume.
« Je vous prie de me communiquer de la force.
« Faites également appel à la méthode du dualisme. »
Audrey réfléchit, luttant contre l’envie d’acquiescer, et commença à se préparer pour le rituel.
Lorsque la porte illusoire s’ouvrit sur un spectacle encore plus irréel que le ciel étoilé, la jeune femme se sentit physiquement et mentalement ivre.
C’est le monde mystérieux que j’ai toujours recherché, le genre de ressenti que j’ai toujours désiré ! Se dit-elle, profondément reconnaissante envers Le Fou. Je crois en la Déesse mais envers Le Fou, c’est littéralement de l’adoration.
Un instant plus tard, elle s’aperçut avec stupéfaction qu’il y avait quelque chose sur “l’autel”, un objet mou aux couleurs chatoyantes et plein de crêtes.
– « L’hypophyse de la Salamandre Arc-En-Ciel ! » S’exclama-t-elle avec un élan de joie.
Les yeux brillants, elle s’apprêtait à bondir pour s’en emparer lorsque ses us et coutumes la rattrapèrent. Une fois de plus, elle félicita Le Fou.
Le rituel terminé, n’y tenant plus, elle s’avança et examina à cinq reprises le matériau Transcendant.
Notre Club du Tarot est d’un niveau supérieur à toutes les autres organisations secrètes… Se dit-elle avec une certaine suffisance.
Puis elle jeta un regard méfiant à la porte, comme si elle craignait l’intrusion soudaine de Susie.
Elle allait devoir redoubler d’efforts et concocter immédiatement la potion pour pourvoir poursuivre son évolution !
Quelques minutes plus tard, elle avait entre les mains un flacon de liquide aux teintes chatoyantes en constante évolution, capable d’émerveiller n’importe qui.
Elle but en toute confiance la potion de Télépathe, passa avec succès l’étape d’intégration des caractéristiques Transcendantes et évolua.
Ce qu’elle voyait devant elle parut alors s’éclaircir de manière significative et de nombreux aspects s’y ajoutèrent. Comme elle en avait l’habitude, Audrey recourut à la Méditation pour contenir la part d’énergie spirituelle qui se dissipait.
Une fois sa Séquence stabilisée, elle sourit et se dirigea d’un pas vif vers la porte pour faire entrer le golden retriever. La suspicion se lisait dans le regard de Susie qui ne chercha pas à cacher ses pensées :
– « Vous avez mis beaucoup plus de temps que d’habitude. »
Audrey prit place sur un ottoman et eut un petit rire sec avant de changer de sujet.
– « Susie, comment penses-tu que je pourrais discrètement communiquer certaines informations à Xio et Fors et susciter leur intérêt sans toutefois me dévoiler ? »
Elle n’avait pas terminé sa phrase que déjà, la jeune femme réfléchissait sérieusement à la mission que M. Le Fou lui avait confiée.
Susie et elle se regardèrent, la femme et la chienne prises toutes deux dans une profonde réflexion.
…
Son objectif mené à bien, Klein retourna dans le monde réel, dormit un peu plus d’une heure et s’empressa de sortir. Il dépensa une Livre pour acheter une paire de lunettes à monture dorée, des perruques et différentes moustaches postiches adhésives. Des déguisements dont il allait avoir besoin par la suite.
Avant le dîner, il se rendit dans le Quartier Est, le plus peuplé et le plus dangereux de la ville, où il loua un studio pour quatre Solis la semaine. Il régla deux semaines de loyer et un dépôt de garantie, soit 17 Solis au total.
Le jeune homme avait enfin terminé tous ses premiers préparatifs. Le Quartier Est lui laissa une profonde impression. La plupart des rues ressemblaient à la Rue Basse de Tingen mais s’étendaient sur une bien plus vaste zone.
Les habitants portaient des vêtements vieillots mais décents. Beaucoup d’entre eux, maigres et le teint blafard, étaient en haillons. Ils étaient si pauvres et avaient si faim qu’on aurait dit qu’ils pouvaient à tout moment se transformer en bêtes, aussi de nombreux gangs sévissaient-ils dans ce Quartier Est.
De retour dans le Quartier de Cherwood, Klein eut l’impression de passer de l’enfer au paradis.
Les deux jours qui suivirent, il expérimenta l’usage de l’énergie spirituelle pour effectuer des rituels et créer des charmes. Il avait cessé de prier la Déesse et attendait que ses petites annonces portent leurs fruits.
Le jeudi matin, le jeune homme entendit enfin sonner à la porte.