L’un des deux adversaires était costaud vêtu d’une chemise à rayures bleues et blanches, symbole de la marine. Malgré une température proche de zéro, il avait les bras nus.
Il tenait une dague contre la gorge de l’homme en face de lui, qui lui-même pointait, entre ses sourcils, un antique mousquet qui aurait pu être exposé dans un musée.
Le propriétaire de l’arme à feu mesurait lui aussi plus d’un mètre quatre-vingt, avec une musculature puissante et un visage huileux. Il s’était rasé les cheveux et arborait un tatouage représentant un aigle de mer.
– « Sale matelot de la Marine ! » jura-t-il. « Personne dans le Port de Damir n’oserait me calomnier en prétendant que je suis un informateur de pirates ! »
Le marin ne lui cédant pas, tous deux exploitèrent pleinement le riche vocabulaire d’injures maritimes.
Klein les observa quelques secondes, puis les contourna pour rejoindre le Capitaine Elland, qui portait une épée droite à la taille et un mousquet dissimulé sous ses vêtements. D’un ton calme et décontracté, il s’enquit :
– « Que se passe-t-il ? »
– « Une querelle entre deux ivrognes. Au Port de Damir et dans les eaux environnantes, il y a toujours eu des rumeurs selon lesquelles Logan, alias Aigle de Mer, serait au service du capitaine de la Tulipe Noire. Le marin en parlait tout à l’heure et Aigle de Mer l’a entendu par hasard. »
Le capitaine de la Tulipe Noire ? N’est-ce pas l’amiral Hell Ludwell ? Klein s’assit sur le haut tabouret devant le bar et tapota le comptoir de bois.
– « Un verre de bière Southville. »
– « Six Pence », répondit sans grand enthousiasme un barman à la peau bronzée et aux dents nacrées qui essuyait les gobelets.
Pour ce qui est des spécialités continentales, les prix sont bien plus élevés qu’à Backlund et Tingen… pensa Klein qui, sortant de sa poche une poignée de pièces de cuivre, compta la somme et la lui remit.
Interpellés par le videur du bar, Logan et le marin s’adressèrent quelques rudes paroles et se retirèrent chacun dans un coin différent.
Peut-être parce qu’il avait perdu sa dignité, le marin s’en alla une dizaine de secondes plus tard et l’animation reprit dans l’établissement.
– « Vous voulez jouer aux cartes ? » demanda le Capitaine Elland en désignant les escaliers situés près du comptoir.
– « Non », répondit Klein, dont le principal objectif en venant dans ce bar était de recueillir des informations.
Instinctivement, Elland allait lui tapoter l’épaule, mais son attitude froide et tranchante l’en empêcha. Rétractant sa main, il feignit d’ajuster son manteau rouge sombre et l’avertit :
– « Ne cherchez pas de femmes ici. »
Klein acquiesça, prit le verre de bière et en but une gorgée.
« De même, ne faites confiance à personne ici. Il n’y a que très peu de vrai dans ce qu’ils disent ».
Elland prit son Lanti Proof et s’engagea dans l’escalier qui menait à l’étage.
Klein tourna la tête vers lui :
– « Vous y compris ? » demanda-t-il, le visage impassible.
– « … Peut-être. » D’abord décontenancé, le capitaine éclata de rire. « Mon avertissement de tout à l’heure, au moins, était vrai. Oh, et le fait que je sois un homme est vrai aussi ! »
Pas forcément… Il existe dans ce monde une potion appelée Sorcière…
Détournant le regard, le jeune homme sirota sa bière tout en écoutant les vantardises des buveurs alentours.
Deux ou trois minutes plus tard, un petit homme mince vint s’asseoir près de lui, son verre à la main. Il pencha la tête et sourit :
– « Mon pote, tu m’as tout l’air d’un aventurier ».
L’homme en question avait les cheveux noirs, les yeux bleus et le visage vieillissant. Son tempérament était plutôt pitoyable.
– « On peut dire ça », répondit froidement Klein.
– « Je vois bien que vous êtes un chasseur, un chasseur qui court après les primes et les richesses. » Le petit homme regarda autour de lui et baissa la tête, étouffant sa voix : « Avez-vous entendu parler de l’Empire du Spectre ? »
J’ai entendu parler d’Amway*, et aussi du Père céleste et du Messie scellés au fond de la mer…
Recourant à son pouvoir de Sans-Visage, Klein lui envoya un signal lui intimant de ne pas approcher.
– « Oui, un énorme et antique vaisseau fantôme plein de trésors. »
– « Nous avons des indices à son sujet ! » dit le petit homme avec un enthousiasme contagieux. « Nous avons trouvé des informations sur le prochain endroit où il apparaîtra ! Comme nous ne voulons pas que les pirates ou la Marine en profitent ni qu’on nous dépouille de nos richesses, nous avons décidé de louer notre propre navire marchand armé et d’aller attendre dans ce secteur, ce qui, probablement, nous coûtera environ 1 000 Livres. J’ai déjà trouvé 15 compagnons et récolté 720 Livres. Souhaiteriez-vous participer ? »
Sans attendre la réponse du jeune homme, il tâtonna à la recherche d’une pile de lettres d’un jaune brunâtre :
« Je sais que vous aurez du mal à le croire. En fait, personne ne le croirait, mais les quinze amis qui ont lu ces informations ont tous décidé de se joindre à notre plan. »
… Ais-je donc une tête de crédule ? Ou est-ce un truc auquel n’importe quel péquenaud se laisserait prendre ?
Alors que Klein se demandait s’il devait expertiser les lettres, il aperçut du coin de l’œil Aigle de Mer qui se dirigeait vers lui.
– « Woody, sale rat d’égout, tu essaies encore d’arnaquer quelqu’un ! »
Sur ce, Logan souleva le petit homme et le jeta au milieu du bar où il atterrit, étalé sur le dos.
Le costaud au tatouage bleu-vert sur la tête s’assit à la place de Woody et se mit à rire.
– « Désolé, ce sont les rats du Port de Damir. Ils font toujours des choses qui ruinent notre réputation.
« En fait, nous sommes tous très amicaux. Si vous avez des questions, n’hésitez pas à me les poser.
« Et ne croyez pas ce qu’on dit de moi. Je suis quelqu’un de droit et je n’ai rien à voir avec l’Amiral Hell ! »
Plus vous insistez sur ce point, plus ça devient suspect…
– « Je veux connaître les dernières rumeurs », répondit calmement Klein, impassible.
– « Pas de problème. » Aigle de mer donna une tape sur le comptoir et ordonna au barman : « Donnez-moi une assiette de salaisons spéciales. Je voudrais offrir à ce gars la célèbre spécialité de Damir. »
Le barman au visage froid poussa la porte qui menait à la cuisine. Il en ressortit bientôt avec, à la main, une assiette de salaisons rouges et blanches finement coupées.
– « Cinq Livres », annonça-t-il en regardant Klein plutôt que Logan.
– « Cinq Livres. » Aigle de Mer tourna la tête sur le côté, sourit chaleureusement et leva le bras pour montrer ses muscles. « Tout le monde a entendu. Pour me remercier, vous me proposez cette viande séchée spéciale. »
Durant un instant, Klein ne comprit pas ce qui se passait. Il fallut que le barman réitère sa demande pour qu’il réalise qu’il était victime d’un chantage. Une escroquerie plutôt bien planifiée.
Ils ont d’abord monté une mascarade visible aux yeux de tous pour faire intervenir Aigle de Mer et lui permettre de faire bonne impression sur sa cible, puis, sous prétexte de soigner celle-ci, il commande une salaison spéciale particulièrement chère et enfin, il revient sur sa parole et renverse la situation en forçant la vente… Pas étonnant que lorsque Woody a été jeté dehors, ces ivrognes n’ont pas bronché… Ils craignent tous ce Logan qui, selon la rumeur, est au service de l’Amiral Hell… Que faire ? Mon personnage actuel est Gehrman Sparrow, un aventurier et chasseur de primes un peu fou…
Levant son gobelet, Klein but une gorgée de sa riche bière aromatisée au malt :
– « Pourquoi ne pas tout simplement me voler ? » demanda-t-il sur son ton habituel.
– « Vous voler ? » répéta Logan, un peu abasourdi par la question.
Presque aussitôt, il vit un poing approcher son visage.
Klein le frappa au menton, ce qui le repoussa vers le comptoir.
Prenant appui sur sa main droite, il quitta agilement son siège et s’approcha de l’homme déstabilisé.
Contractant les muscles de ses jambes, il leva le genou et percuta le bas-ventre de Logan.
Ce dernier rejeta la tête en arrière, les yeux exorbités et la bouche entrouverte.
Dégainant son revolver, Klein enfonça le canon dans la bouche de son adversaire et tira le chien.
– « Je… Je suis… » cria Logan de façon indistincte.
Klein le regarda dans les yeux, sortit le revolver de sa bouche et de la crosse, frappa l’homme au visage.
Les dents de Logan tombèrent les unes après les autres. Sa bouche était en sang.
Le coup était si violent et la douleur si vive que ses yeux se révulsèrent. Il perdit connaissance.
Klein le releva et sortit de sa poche une poignée de billets et de pièces de monnaie.
Estimant qu’il n’y avait pas plus de cinq Livres, il les jeta sur le bar et dit calmement :
– « Gardez la monnaie. »
Le visage bronzé du barman pâlit légèrement et il s’écria, paniqué :
– « Mon patron est Requin Blanc ! »
Sans même le regarder, Klein lâcha Aigle de Mer qui retomba au sol. Puis il se rassit, prit un morceau de viande séchée et le goûta. C’était assez spécial. Les saveurs des condiments, qui arrivaient par vagues, lui grattaient le ventre et la gorge.
Il en mangea deux tranches puis, levant les yeux, demanda :
– « Ton patron sait-il que tu es de connivence avec Aigle de Mer ? »
– « Non, il… Non… », marmonna le barman.
Voyant que Klein n’avait pas l’intention de poursuivre et vu qu’il s’était empressé de régler l’addition, les videurs, qui s’étaient rapprochés, se retirèrent silencieusement.
Klein but une gorgée, jeta un coup d’œil à Logan toujours affalé sur le sol et dit calmement au barman :
– « C’est un informateur de Ludwell. À combien s’élève sa prime ? »
– « C’est faux », répondit le barman. « C’est un bruit qu’il fait lui-même courir à son sujet. Le marin que vous avez vu tout à l’heure avait été recruté par lui ! C’est le seul moyen pour que tout le monde ici le craigne… »
En entendant cela, les buveurs au comptoir posèrent leur verre, surpris. Certains ivrognes titubèrent même jusqu’à Logan et lui crachèrent au visage, bientôt imités par d’autres.
Baissant les yeux sur son assiette, Klein, tout en mangeant, demanda :
– « Parlez-moi des récentes rumeurs. »
Le barman poussa un soupir de soulagement et tout en essuyant son verre, lui rapporta par intermittence les rumeurs des deux derniers mois. Si certaines corroboraient ce qu’il savait déjà, il apprit cependant certaines choses.
Le cuirassé Pritz de la Marine Royale a détruit un équipage pirate de passage lors d’un entraînement de routine… La panique devant les canons du mastodonte a commencé à se répandre parmi les petites et moyennes forces pirates… Certains d’entre eux ont même voulu profiter de la forme encore ma définie de la flotte de cuirassés de guerre pour commettre des crimes fous avant de se retirer de ce commerce moyennant une somme d’argent… La mer ne serait pas tranquille avant six mois, voire un an… L’amiral du Sang Senior et le Contre-amiral Bulatov Ioan, dit Crépuscule, sont entrés en conflit dans les eaux méridionales de l’île Sonia. Chacun d’eux a perdu deux navires au cours de cet important accrochage…
Klein écoutait sans poser de questions, tout en se remplissant le ventre.
Voyant que l’assiette de salaison était vide et qu’il avait terminé sa bière, il se leva lentement.
– « Souvenez-vous de la leçon d’aujourd’hui », dit-il en tendant l’assiette au barman.
Le barman s’apprête à tendre la main lorsqu’il se sentit saisi par les cheveux à l’arrière du crâne.
Klein le poussa violemment et frappa sa tête contre le comptoir. Des éclats de bois volèrent et du sang jaillit. Les clients tentèrent d’éviter l’impact et les videurs se précipitèrent.
Le jeune homme frappa ensuite dans ses mains et, saisissant son verre, tenta de verser ce qui restait de bière sur la tête du barman.
Une goutte, deux gouttes, trois gouttes…
Renonçant et sans un mot, il se retourna, se baissa, attrapa Aigle de Mer et le lança vers les videurs qui arrivaient à grands pas.
Profitant du moment où les videurs esquivaient et où le bar était en plein chaos, Klein se mit à courir, les contourna agilement et quitta sans encombre le Poisson Volant & Vin.
Il enfonça son chapeau et marcha rapidement jusqu’à la rue voisine où il tourna.
Après avoir plusieurs fois changé de direction, il ralentit soudain le pas et une pièce d’or apparut dans sa main.
La pièce sautait entre ses doigts, comme si elle était en train de détecter quelque chose.
NDT : Pour information, Amway est une société américaine de vente directe et pyramidale très connue dans le monde.