La lune rouge était haute dans le ciel lorsque Klein se dirigea vers Donna et Denton, et s’accroupit près d’eux.
Cécile, la collègue de Cleves, poussa un soupir de soulagement. Elle ramassa le fusil sur le pont, se pencha et prit rapidement une autre direction, s’éloignant d’une dizaine de mètres des organes de cochon poivrés.
– « Oncle, ça commence ? … »
Donna, l’adolescente espiègle aux taches de rousseur, se sentit soudain un peu nerveuse. Cependant, son visage exprimait la curiosité et l’impatience.
Klein porta son index gauche à sa bouche, intimant aux deux jeunes de se taire.
Dans ces moments-là, il ne pouvait s’empêcher de remercier Roselle. C’était grâce aux efforts de cet aîné de la transmigration que certains de ses gestes habituels étaient devenus un langage corporel courant sur le Continent Nord, évitant ainsi tout malentendu.
Il paraît qu’au début de la Cinquième Époque, ce geste “se taire” était une insulte à Loen alors que dans certaines régions du Continent Sud, il signifiait “embrasse-moi”… pensa Klein, un instant distrait.
Donna et Denton n’osaient plus rien dire. Ils se contentèrent de rester accroupis, observant avec attention les préparatifs de Cleves pour la bataille.
L’ancien aventurier prit une canne à pêche et lança le fil auquel étaient accrochés les organes de porc par-dessus le flanc du navire.
Avec un clapotis, l’appât pénétra dans l’eau.
Dispersant calmement les organes restants, Cleves brandit son arme et recula pas à pas pour se cacher dans l’ombre face à Cécile. À eux deux, ils formaient un angle d’environ 60 degrés avec le côté du navire soutenant la canne.
Appuyé sur son trident et ses autres armes, il leva son fusil et tenta d’appréhender la sensation de viser.
Tout était à présent silencieux sur le pont. On entendait plus que le bruit de la machine à vapeur et le fracas des vagues contre le navire.
Les minutes passant, Donna et Denton finirent par s’asseoir, le dos appuyé contre les planches de la cabine, pour tenter de soulager leurs jambes engourdies.
C’est alors qu’ils virent la tige sur le côté du bateau s’enfoncer légèrement.
Un bruit sourd de frottement se rapprochait rapidement. Soudain, une silhouette sauta sur le pont.
C’était un monstre baigné par le clair de lune cramoisi. Son corps entier était recouvert d’écailles d’un vert sombre et une bave verte dégoulinait autour de lui.
Il n’avait pas grand-chose en commun avec les humains. Il ressemblait à un poisson géant auquel on aurait ajouté quatre puissants membres, et l’on pouvait voir des palmes dans les fentes de ceux-ci.
Le murloc mesurait plus de 1,9 mètre de haut, avec des yeux ronds et des branchies sur les joues. Il ressemblait aux démons des légendes, aussi Donna dut se couvrir la bouche pour ne pas crier.
Elle fit de même pour son frère Denton.
Bien vu… pensa Klein avec un sourire en examinant attentivement le murloc.
Contrairement au Marin Saccageur qu’il avait vu auparavant, les vrais murlocs n’avaient pas de cerveau humain. C’étaient des monstres à l’état pur.
Le murloc scruta attentivement les alentours, puis s’accroupit, ramassa les organes de porc éparpillés et les fourra rapidement dans sa bouche. On pouvait nettement l’entendre mastiquer.
La lumière dans ses yeux presqu’entièrement blancs s’estompa progressivement, comme s’il sombrait dans un rêve.
Il n’est guère intelligent… pensa Klein en secouant la tête.
Cleves pressa la détente et une balle jaillit du fusil. Elle frappa instantanément la poitrine du murloc, provoquant l’éclatement de ses écailles et des éclaboussures de sang.
L’homme-poisson poussa un cri d’enfant et se jeta sur Cleves, toujours caché dans l’ombre. Il était aussi rapide qu’un train à vapeur.
C’est alors que Cécile, de la position où elle se trouvait, ouvrit le feu à son tour.
La balle vint frapper les côtes du murloc. De nombreuses écailles s’éparpillèrent et la haute silhouette du monstre chancela.
Le murloc, qui avait mangé les grains de poivre, devenait visiblement léthargique. Il s’arrêta, ne sachant plus quel ennemi attaquer en premier.
Cela permit à Cleves et à Cécile de recharger tranquillement.
À nouveau, ils visèrent et pressèrent la détente.
Des gerbes de sang se succédèrent et sous l’effet de la douleur, la créature retrouva sa lucidité.
Elle fit volte-face, bondit, esquiva les tirs suivants et se rapprocha de Cleves. On aurait dit qu’elle était indemne.
Cleves posa méthodiquement le fusil qu’il tenait à la main et prit le trident posé près de lui.
Au lieu d’esquiver, il bondit en avant et fit une roulade à côté du murloc. Le trident qu’il tenait à la main transperça impitoyablement et précisément la zone, dans le flanc de sa proie, où les écailles étaient brisées.
Le murloc tourna brusquement sur lui-même, apportant avec lui une bourrasque de vent. Il projeta le trident avec tant de force que l’ancien aventurier s’écrasa sur le pont.
Puis le monstre, comme pris d’un malaise intense, secoua la tête. Laissant de côté Cleves et Cécile, il se dirigea à grandes enjambées vers le bastingage pour tenter de sauter à la mer.
Une nouvelle balle de Cécile l’atteignit dans une effusion de sang, mais ne l’immobilisa pas pour autant.
En deux pas, le murloc atteignit un endroit propice. Pliant les genoux, il se prépara à sauter.
Cependant, son corps était trop faible pour exercer toute sa force. Manifestement, la distance parcourue n’était pas suffisante, aussi retomba-t-il à l’intérieur du navire.
Il y eut un nouveau coup de feu et le monstre, grièvement blessé, tenta de basculer par-dessus le bastingage.
Voyant qu’il était sur le point de s’échapper, Klein sortit son revolver.
C’est alors qu’une forte détonation retentit, provenant d’une autre direction !
L’œil gauche du murloc n’était plus qu’un trou sanglant à l’intérieur duquel on pouvait vaguement apercevoir une substance gélatineuse blanche qui se tortillait.
Il n’était pas encore mort. Il gisait sur le pont, essayant tant bien que mal de ramper et de se relever.
Au bout de quelques secondes, le poison faisant son effet, il tressaillit jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Klein regarda dans la direction d’où venait la balle et vit un homme d’âge moyen sortir de l’ombre, de l’autre côté de la cabine.
Celui-ci portait un épais manteau rouge sombre, un pantalon blanc, et le chapeau en forme de bateau standard à cette époque.
Il tenait à la main un mousquet couleur fer, relique de l’époque, dont l’épais canon noir laissait échapper une fumée blanche.
Klein avait déjà entendu le préposé présenter l’homme, et il le connaissait. C’était Elland Kag, le capitaine de l’Agathe Blanche.
Avec ses rides bien visibles aux coins des yeux, du front et de la bouche, Elland s’avança vers Cleves et lui dit en souriant :
– « En tant que capitaine, je dois veiller à ce qu’aucun accident ne se produise. Pardonnez-moi d’être resté dans les parages tout ce temps. »
Cleves, qui s’était relevé, ne laissa rien voir de ses émotions.
– « C’est votre navire. Selon la convention, vous avez le droit de partager le butin. »
Elland regarda Klein et les autres :
– « Le prochain ravitaillement en eau et en nourriture aura lieu dans deux jours. Vous devrez trouver un moyen de conserver le cadavre du murloc.
« Et si vous me le vendiez moins cher, la différence étant ma contrepartie, qu’en pensez-vous ? »
Cleves et Cécile échangèrent un regard.
– « C’est la meilleure solution. Il est à vous pour 130 Livres. »
L’ingrédient Transcendant murloc coûte entre 150 et 200 Livres sur le marché. Si l’on tient compte des autres éléments dotés d’énergie spirituelle, 130 Livres, c’est vraiment bon marché… Cela dit, c’est la seule chose à faire pour Cleves et Cécile. Nous sommes sur le navire d’Elland, et il dispose d’un grand nombre de marins armés et de membres d’équipage prêts à lui venir en aide. Si les négociations échouent, ils pourraient, en quelques minutes, jeter tout le monde à la mer… Sauf, bien sûr, si j’interviens… Il est visible que Cleves et Cécile ne sont pas des Transcendants, du moins pas dans les domaines du combat et du tir. Quant à Elland, je le trouve suspect… pensa Klein en se relevant pour écouter la transaction.
– « Je crois que vous m’avez mal compris. Je ne vous menace pas. 150 Livres est un prix raisonnable. »
Elland Kag appella un marin et lui remit la clé du coffre.
Cécile parut alors se souvenir du surnom que l’on donnait à ce marin.
– « Vous êtes Elland Le Juste ? »
– « Oui », répondit le capitaine en riant.
Soudain, Donna et Denton, restés abasourdis par l’intensité du combat et la vue du monstre vivant, se levèrent d’un bond et coururent vers le murloc, à la fois excités et effrayés.
– « Est-il… est-il vraiment mort ? » demanda Donna en donnant, du bout de l’orteil, un coup de pied dans le corps du monstre.
Très vite, elle s’éloigna et se cacha derrière son jeune frère, comme si elle craignait qu’il ne revienne à la vie.
Denton prit une grande inspiration et ouvrit les yeux :
– « C’est vraiment un monstre ! »
– « Il y a beaucoup de monstres en mer. Si ce n’est qu’ils ont quatre membres et peuvent se tenir debout, les murlocs n’ont rien de commun avec les humains », répondit en souriant Elland.
Il s’accroupit, sortit un couteau et trancha la joue du murloc juste sous l’œil, révélant une chair blanche et tendre teintée d’un peu de rouge.
– « La partie la plus délicieuse du corps d’un murloc. Elle peut être mangée crue », expliqua le capitaine en découpant méticuleusement un morceau de chair qu’il tendit à Donna. « Vous me rappelez ma fille. Malheureusement, elle a grandi et a fondé sa propre famille. »
– « Je n’ose pas le manger… », répondit l’adolescente en regardant le mince morceau de chair à la pointe du couteau.
Elland se mit à rire et regarda autour de lui :
– « Haha, lequel d’entre vous veut essayer ? »
Après avoir eu confirmation que son intuition spirituelle ne lui soufflait aucun avertissement, Klein hocha la tête.
– « Je suis très curieux. »
Elland lui tendit aussitôt le couteau.
– « Essayez. À terre, les nobles eux-mêmes n’ont pas nécessairement la chance d’en manger. Ces murlocs sont des monstres-poissons. On peut les assimiler à des poissons mutants », ajouta-t-il pour tenter de dissiper les craintes des jeunes gens.
Klein aurait voulu demander s’il n’y avait pas du wasabi, de la sauce soja ou autres condiments, mais comme le capitaine n’en parlait pas, il craignit de paraître ignorant.
Il prit le couteau, mordit dans la chair sanguinolente et l’avala.
La chair fondait littéralement dans sa bouche. Le goût du sang était très léger et la saveur salée – juste ce qu’il faut – mettait parfaitement en valeur son goût frais et sucré.
En deux coups de dents, Klein se délecta de la tendreté et de la fraîcheur de la chair du poisson. C’était la première fois de sa vie qu’il vivait une telle expérience.
– « Excellent », dit-il, en levant le pouce.
Donna, qui observait avec curiosité, s’intéressa soudain à la chair de la joue du murloc.
Ce sentiment l’emportant sur sa crainte et son dégoût, elle suggéra d’essayer.
Elland accéda à sa demande et sourit en la voyant fermer les yeux et grimacer en mordant dans la chair.
Le visage de Donna se détendit progressivement et presque aussitôt, elle rouvrit les yeux :
– « Un délice indescriptible ! », s’exclama-t-elle avec enthousiasme.
Denton, Cécile et les autres se partagèrent le petit morceau de joue. Ils étaient à la fois ravis et déçus : ravis du goût, mais déçus de la quantité.
Voyant qu’Elland avait mangé le dernier morceau, Cleves, désignant le murloc, expliqua :
– « La viande autour des côtes convient à la friture, celle de l’abdomen doit être rôtie. Le reste a mauvais goût. »
– « Je partage votre avis », dit Elland avec un petit rire. « Je vais demander au chef de le préparer immédiatement. Par une nuit pareille, nous devrions déguster de bonnes choses, boire du bon vin et discuter des légendes sur la mer. C’est un sujet très plaisant. »
J’ai hâte d’y être… Mais comment se fait-il qu’une partie de chasse en bonne et due forme se soit transformée en un échange de mets délicats… se demanda Klein en ravalant sa salive.