Au dehors, le ciel était sombre, mais ce n’était pas le brouillard auquel Klein était habitué. Les vagues déferlaient, balayaient le brouillard et les nuages, qui prenaient différentes formes, reflétaient la lumière rouge et or du soleil.
C’était le port de Pritz, le plus grand et le plus actif du royaume de Loen.
Vêtu d’un léger gilet et d’une chemise blanche, Klein, debout près de la fenêtre, observa un moment le monde extérieur jusqu’à ce que sa montre à gousset l’incite à retourner à la table d’acajou.
À la chaleur de la cheminée, il prit un stylo plume noire et rond, déplia une lettre et écrivit lentement :
Cher Monsieur Azik,
Pardonnez-moi de ne vous écrire qu’aujourd’hui, mais depuis quelques jours, je me promenais dans Backlund, plongé dans la dévastation infligée à cette grande ville par les récents événements. Si nous avions été des gens ordinaires, peut-être aurions-nous été recouverts d’un tissu blanc et portés au crématorium pour finir dans une minuscule niche…
J’ai attendu un certain temps et j’ai enfin trouvé l’occasion de récupérer ce qui m’appartient. Cela inclut la Carte du Blasphème que je vous ai promise. De plus, il y a un autre objet que je vais également demander au messager de vous apporter ; il s’agit d’un sifflet de cuivre capable d’invoquer un messager. Il provient d’une rencontre fortuite que j’ai faite avec un ancien qui est sorti de son cercueil en rampant. Je suis certain qu’en lisant ces mots, vous êtes perplexe car ce que je viens de dire pourrait tout aussi bien vous désigner. C’est ce qui m’intrigue.
… C’est exactement ce qui s’est passé. Je soupçonne le propriétaire du sifflet d’être un membre de l’Épiscopat Numineux qui tente de faire revivre La Mort. De plus, son niveau est assez élevé. Peut-être pourrez-vous tirer quelque chose de ce sifflet de cuivre…
Avant de quitter Backlund, j’écrirai à la Conscience Collective des Machines pour leur décrire l’immense ruine souterraine où vous avez combattu Ince Zangwill. J’espère que cette information leur permettra de découvrir la vérité.
Après un test détourné et indirect, je confirme qu’ils n’ont aucune hostilité envers vous ni moi pour le moment. Si vous avez des problèmes, vous pouvez peut-être tenter de leur demander de l’aide.
Enfin, j’ai une dernière question. Existe-t-il un moyen d’éliminer la corruption mentale résiduelle d’une caractéristique Transcendante déjà solidifiée ?
… Je suis sur le point de prendre la mer. Je vous souhaite bon voyage pour retrouver vos souvenirs et j’espère, moi aussi, voyager sain et sauf.
Votre élève et ami,
Klein Moretti.
Après avoir reposé son stylo et relu la lettre, Klein la plia et la glissa dans l’enveloppe avec la carte de l’Empereur Noir et le sifflet de cuivre laissé par le membre présumé de l’Épiscopat Numineux.
Cela fait, il prit le sifflet que M. Azik lui avait donné et souffla dedans pour appeler le messager.
Celui-ci mesurait près de quatre mètres de haut, il n’était fait que d’os et dans ses orbites brûlait un feu noir. Cependant, l’intuition spirituelle de Klein lui souffla qu’il s’agissait d’un autre messager.
Soupirant discrètement, le jeune homme déposa la lettre dans la main de l’immense squelette.
Le messager baissa la tête pour jeter un coup d’œil puis rapidement, se disloqua en un tas d’os qui, tels une pluie torrentielle, s’enfoncèrent dans le sol.
Klein tapota légèrement sa molaire droite pour désactiver sa Vision Spirituelle, puis reporta son regard sur la table où se trouvait une carte d’identité jaune pâle. C’était là un document nécessaire à l’achat officiel de tout billet de voyage.
À cette fin, il était allé trouver Sharron et avait obtenu une nouvelle identité par le biais de son cercle.
Il était désormais un chasseur de primes, un dément désireux de partir à l’aventure en mer pour s’enrichir. Conformément aux souhaits de Klein, il avait pris le nom de Gehrman Sparrow.
Un chasseur de mal… murmura Klein en rangeant une série de documents relatifs à sa nouvelle identité.
Peu après, il tira les rideaux, fit quatre pas dans le sens inverse des aiguilles d’une montre et se transporta au-dessus du brouillard.
Il restait encore un peu de temps avant la réunion du Tarot, aussi Klein s’empressa-t-il de récupérer la Faim Rampante qu’il enfila à sa main.
Fermant les yeux, il tenta de ressentir chacune des âmes déformées et illusoires et de libérer le Sans-Visage.
Dans le monde réel, la Faim Rampante aurait volontiers dévoré ce cadeau et recraché la caractéristique Transcendante correspondante, mais au-dessus du brouillard, elle ne pouvait agir de façon irréfléchie. Elle permit donc à l’âme du Sans-Visage de quitter le gant et d’apparaître sur le côté de la longue table de bronze.
C’était un homme d’âge moyen au visage flou. Ses émotions distordues et douloureuses semblaient s’être quelque peu dissipées.
À grand peine, il s’inclina devant Klein adossé à sa chaise. Sa silhouette s’obscurcissait peu à peu, manquant à tout moment de sombrer dans le brouillard gris.
Dans ce majestueux palais, Klein pouvait directement “communiquer” sans avoir à préparer de rituels spécifiques. Il répandit donc son énergie spirituelle, stabilisa l’homme et demanda à voix basse :
– « Savez-vous où trouver des sirènes vivantes ? »
– « En dehors de celles gardées par l’Église de la Déesse de la Nuit Éternelle on ne peut en rencontrer qu’en naviguant durant au moins une semaine de l’Archipel de Gargas vers la Mer de Sonia. C’était ma destination », répondit l’homme, dans le vague.
C’est donc lui aussi un Sans-Visage qui cherchait à évoluer… Pour trouver des sirènes, il a pris le risque de partir en mer. Cependant, il est mort des mains du Contre-amiral Qilangos… L’Église de la Déesse élève donc un grand nombre de sirènes ?
Brusquement, Klein demanda :
– « À quelle organisation apparteniez-vous ? Ou devrais-je dire, d’où tenez-vous votre formule de potion ? »
L’homme au visage flou se mit soudain à trembler et il lui fallut quelques secondes pour répondre :
– « L’Ordre Secret. J’appartiens à l’Ordre Secret. »
L’Ordre Secret ? L’Ordre Secret n’élève-t-il pas ses propres sirènes ? Klein hésita un instant avant de demander :
– « Avez-vous déjà vu votre chef, Zaratul ? »
Le Sans-Visage immatériel et transparent demeura d’abord silencieux, puis il s’écria d’une voix aigüe :
– « Oui, je l’ai vu ! Il n’est pas normal ! C’est un monstre immortel ! »
Alors qu’il parlait, sa silhouette devenait de plus en plus mince. Elle était presque sur le point de se dissiper.
Comme je le pensais, Zaratul est toujours en vie ! Que s’est-il passé pour qu’un membre de l’Ordre Secret ait si peur de lui ?
Klein passa rapidement à un autre point essentiel :
– « En dehors des trésors laissés par la famille Antigonus et de ce que possède votre Ordre Secret, y a-t-il un endroit où je pourrais me procurer des formules Transcendantes de Haute Séquence pour la voie du Voyant ? »
Le Sans-Visage était de plus en plus transparent et de plus en plus immatériel. Enfin, il laissa tomber ces mots :
– « L’Église de la Déesse de la Nuit Éternelle… La Cathédrale de la Sérénité… »
La Sainte Cathédrale… Klein regarda en silence le Corps Spirituel du Sans-Visage finir de se libérer tandis qu’il répétait ces mots. La Cathédrale de la Sérénité était le quartier général de l’Église de la Déesse de la Nuit Éternelle, également connue sous le nom de Sainte Cathédrale d’après les Faucons de Nuit.
Il y a donc des formules de potion de Haute Séquence de la voie du Voyant cachées là…Je me demande combien de secrets les différentes églises ont gardé enfouis… soupira le jeune homme en laissant la substance vert sombre semblable à de la colle qui s’était formée à la surface de son gant glisser sur la longue table de bronze.
La caractéristique Transcendante du Sans-Visage finit par former un objet translucide semblable à de la gelée. Sur fond vert sombre, différents visages apparaissaient de temps à autre, tels des ombres cachées derrière de sombres rideaux.
Klein y jeta plusieurs coups d’œil avant de hocher imperceptiblement la tête.
Plus tard, je ferai appel au Monde pour obtenir de M. Le Pendu qu’il vende cette caractéristique à des Artisans ou à d’autres Transcendants qui en auraient besoin, murmura-t-il pour lui-même.
Bien que, par le biais d’une séance de divination faite au-dessus du brouillard, il ait trouvé une faille dans la surveillance des Transcendants officiels au 15 rue Minsk, pour éviter de les provoquer ou d’exposer les secrets de son Corps Spirituel, il n’y retourna pas. Au lieu de cela, il alla s’acheter des vêtements de rechange et autres nécessités quotidiennes pour un total de douze Livres.
Avec les huit Livres qu’il avait dû payer pour les documents relatifs à sa nouvelle identité, son portefeuille était si vide qu’il ne voyait guère l’intérêt d’en posséder un.
Pour ce qui était de sa participation de 10 % dans la société de bicyclettes, Klein s’était arrangé pour rencontrer Isengard Stanton et signer avec lui un accord juridique lui confiant l’affaire. Après tout, leur relation n’était un secret ni aux yeux des Faucons de Nuit ni à ceux de la Conscience Collective des Machines.
Il me reste cinq Livres en liquide et cinq pièces d’or… Il m’en coûtera quatre Livres pour me rendre dans l’Archipel de Rorsted avec un billet de troisième classe pour le pont inférieur… et encore au moins quatre Livres pour aller de l’Archipel de Rorsted à l’Archipel de Gargas… Je vais devoir vendre au plus vite la caractéristique Transcendante du Sans-Visage… Ainsi, je pourrai m’offrir une cabine de seconde classe et manger décemment… La valise d’Emlyn se trouvant toujours au-dessus du brouillard gris, j’ai dû en acheter une autre…
Klein fit le point sur sa situation financière. Il avait l’impression d’être revenu à l’époque où, juste après son voyage dans le temps, il comptait sur son salaire de Faucon de Nuit pour pouvoir s’acheter un costume.
La caractéristique d’un Transcendant de Séquence 6 varie entre 3 000 et 4 000 Livres. Si je rencontre quelqu’un qui en a désespérément besoin, je peux la vendre à prix d’or… Mais en plus de mes frais de subsistance, il me faut prendre en compte le coût des ingrédients complémentaires pour la potion du Maître Marionnettiste ainsi que le coût du rituel nécessaire pour éliminer la corruption mentale.
Le jeune homme soupira et sortit sa montre à gousset.
Voyant qu’il était presque l’heure, il envoya un message à Petit Soleil en vue de la réunion.
…
Alors que la vue de Fors s’éclaircissait, elle vit trois silhouettes assises autour de la longue table tachetée.
Un nouveau membre ? À cette pensée, elle s’apaisa aussitôt.
En cet instant, elle n’avait que faire que le Club du Tarot comptât de nouveaux membres. Elle avait toujours en tête l’incident de la semaine passée, le smog et la peste.
Elle se souvenait parfaitement que Le Monde, lors de la dernière réunion, les avait prévenues, elle et Justice, que quelque chose d’énorme se préparait à Backlund, quelque chose qui risquait fort de provoquer une tragédie. M. Le Fou avait confirmé cette conjecture et précisé que la personne au cœur du problème était le Prince Edessak.
Elle n’avait aucun doute sur les capacités du Fou et estimait qu’il faudrait du temps pour que la tragédie se produise, ce qui lui laissait tout le temps nécessaire pour enquêter. Qui aurait pu penser que ce serait si rapide et si soudain ?
Selon certaines informations, le Prince Edessak aurait également été infecté par la brume et serait hélas décédé… C’est vraiment arrivé. C’est vraiment arrivé…
En repensant à ce qu’elle avait lu dans les journaux quelques jours auparavant, elle crut comprendre quelque chose, mais sans certitude. Durant un moment, elle se sentit terrifiée et mal à l’aise.
En tant que Séquence 9, il semblerait que je sois impliquée dans de redoutables affaires concernant une grande ville, un prince et des dizaines de milliers de vies, juste parce que je suis membre du Club du Tarot !
La Magicienne venait de comprendre l’importance d’être membre du Club du Tarot.
C’est alors qu’elle entendit la salutation habituelle de Justice, qui n’avait rien d’exubérant.
– « Bonjour, Monsieur le Fou. Une nouvelle fois, vous avez sauvé Backlund ! »
Hein ? Quoi ? Quand ai-je été à nouveau sauvé ? se demanda Emlyn, alias La Lune, qui écoutait d’un air absent.