Ma ji, de son nom personnel Longmei, était fils d’un marchand. D’une distinction aisée et naturelle, il aimait à chanter, à danser et à fréquenter de jeunes acteurs. La tête enveloppé d’un châle de brocart, il rivalisait de beauté avec les jolies filles; ainsi l’appelait-on encore le “beau garçon”. Cela lui avait valu, dès l’âge de quatorze ans, une certaine célébrité quand il étudiait à l’école des bachelier de la préfecture. Son père, devenu vieux et fragile de santé, s’étant retiré de son commerce, lui dit un jour:
-A quoi bon des livres qui ne peuvent pas nous servir de nourriture quand nous avons faim, ni d’habit quand nous avons froid. Tu feras bien de continuer mon commerce.
Par la suite, s’attachant un peu plus au négoce, Ma était parti en mer avec des compagnons quand, entraîné par un typhon, pendant des jours et des nuits, il arriva dans une grande ville où les autochtones étaient fort laids. A la vue de Ma, le considérant comme un monstre, ils s’enfuirent en poussant des cris. Tout d’abord Ma, à voir leur attitude, fut effrayé à son tour; mais dès qu’il se fut rendu compte qu’ils avaient tout simplement peur de lui, il en profita pour se jouer d’eux. Lorsqu’il en rencontrait en train de prendre un repas, il accourait vers eux et mangeait les restes abandonnés par les fuyards.
Longtemps après, comme il se trouvait dans un village de montagne, il y rencontra, parmi d’autres, des gens dont la physionomie resselblait à celle des habitants de notre monde; mais ils étaient en haillons comme des mendiants. Tandis que Ma se reposait sous un arbre, les villageois n’osaient pas avancer, mais se contentaient de le regarder de loin.
Quelque temps après, s’étant rendu compte que Ma n’était pas un anthropophage, ils s’approchèrent de lui un peu plus. Celui-ci se mit à sourire et à parler avec eux. On pouvait se comprendre à demi quoique les langages fussent différents. Ma commença à leur raconter ce qui lui était arrivé. Les villageois en furent soulagés et répandirent aux alentours la nouvelle que le nouveau venu n’était pas un cannibale. Cependant, les plus laids d’entre eux s’en allèrent en lui jetant un coup d’oeil sans oser s’approcher de lui. Quant à ceux qui étaient venus à lui, par l’architecture de leur visage, ils ne se différenciaient guère des Chinois. Ils collectèrent de la nourriture et du vin pour les lui offrir et Ma en profita pour leur demander pourquoi ils avaient peur de lui.
-J’ai entendu mon grand-père dire, fit l’un d’eux, qu’à vingt-six mille lis d’ici, en allant vers l’ouest, se trouve la Chine dont les habitants ont un visage très différent du nôtre. C’est seulement aujourd’hui que j’ajoute foi à ces on-dit.
Et comme Ma Ji leur demandait pourquoi ils étaient si pauvres, il répondit:
-Ce qui importe ici ce n’est pas le talent littéraire, mais les traits du visage. Les plus beaux des hommes sont chargés de postes de ministres, les moins beaux et petites fonctions locales; ceux qui leur sont inférieurs, grâce à des faveurs accordées par des nobles, peuvent nourrir leurs femmes et leur enfants. Quant aux gens tels que nous, dès notre naissance, nos parents nous considéraient comme des créatures qui portaient malheur et souvent nous jetaient dehors. Si certains n’ont pas été traités ainsi, ce fut seulement pour assurer la descendance.
-Quel est ce pays?
-Da luosha dont la capitale se trouve à trente lis au nord.
Ma demanda qu’on le conduise là-bas visiter la ville. Le villageois se leva au chant du coq pour l’accompagner. Quand il arriva, il faisait déjà grand jour. La ville était construite de pierres noires comme un bâton d’encre. Des édifices à plusieurs étages s’y dressaient à une hauteur de cent pieds. On voyait peu de toits de tuiles, les maisons étaient recouvertes de pierres rouges. Ma en ramassa un débris et, après l’avoir frotté sur son ongle, trouva qu’il était analogue à du cinabre.
L’audience de la cour venait justement de se terminer. Un grand dignitaire en sortait.
-C’est le grand ministre d’Etat, dit le villageois. placées à l’envers, son nez possédait trois orifices et ses yeux étaient cachés par un rideau de cils. Puis sortient encore quelques dignitaires à cheval.
-Ce sont de hauts fonctionnaires, l’avertit encore le villageois.
Or tous les fonctionnaires qu’il avait signalés étaient des êtres fabuleux aux cheveux bouffants. Cependant les moins laids étaient les moins gradés. Peu après, lorsque Ma prit le chemon de retour, les gens à sa vue se sauvaient dans la rue, tombant et poussant des hurlements comme s’ils avaient rencontré un monstre. Et le villageois dut encore donner mille explications pour qu’ils se risquent à s’arrêter et à le regarder de loin.
Après son retour, les grands comme les petits du royaume, tous savaient qu’il y avait un véritable phénomène dans le village. Alors, les grands dignitaires, désireux de le faire venir pour élargir les connaissances, exigèrent des villageois qu’ils leur amènent Ma.
Cependant, devant chaque maison, Ma se heurta à une porte close; et à travers la fente de l’huis, il pouvait voir des hommes ou des femmes qui parlaient à voix basse en le regardant. Un jour passa, sans que personne ne se décidât à l’inviter chez soi.
-Il se rendit chez le vice-ministre. Celui-ci, très heureux, le reçut en effet comme un invité de marque. A le voir, on lui aurait donné quatre-vingt à quatre-vingt-dix ans; il avait des yeux fort saillants et une barbe frisée en collier.
-J’ai été envoyé, dit-il, comme ambassadeur à l’étranger de nombreuses fois par le roi, mais jamais en Chine. Aujourd’hui, âgé d’un peu plus de cent vingt ans, j’ai enfin la chace de rencontrer quelqu’un de ce noble pays; c’est là une chose que je devrais faire connaître !au roi. Bien que je me sois retiré dans mon domaine depusi une dizaine d’années, loin de la cour, j’irai y faire un tour demain pour vous annoncer.
Il commanda du vin et des mets afin de remplir les devoirs d’un maître de maison envers son hôte. Après plusieurs libations, il fit venir une dizaine de danseuses pour exécuter des chants et des danses. Avec leur coiffure de brocart blanc et leur robe rouge qui traînait à terre, elles avaient toutes l’air de diablesses. Elles chantaient des paroles incompréhensibles sur un air extrêmement bizarre. Mais le maître de maison trouvait cela fort à son goût.
-Y a-t-il de la musique comme celle-ci en Chine ? demanda-t-il.
-Mais oui.
Comme l’ancien ambassadeur le priait de chanter, Ma exécuta un morceau en marquant le rythme sur la table.
-Formidable ! fit le maître de maison; c’est aussi beau qu’un chant de phénix ou de dragon que je n’ai jamais pu entendre !
Le lendemain, il alla à la cour dans l’intention de présenter son invité au roi. Celui-ci se montra d’abord fort content et fut sur le point d’émettre un édit pour lui donner audience. Mais comme deux ou trois grands dignitaires craignaient que les traits monstrueux de l’étranger puissent effrayer Sa Majesté, il y renonça. Le vice-ministre sortit du palais pour en informer Ma en lui exprimant tous ses regrets.
Après un long séjour chez son hôte, Ma prit l’habitude de boire avec lui. Un jour, dans son ivresse, il dansait en brandissant une épée et exécutait une mimique avec son visage peint en noir tel celui de Zhang Fei (Guerrier de l’époque des Trois Royaumes (220-265). Son visage est toujours peint en noir lorsqu’il est représenté dans les pièces de l’opéra.) Le vieillard le trouva magnifique et dit:
-Je vous prie d’aller voir le premier ministre sous les traits de Zhang Fei. Il sera enchanté de vous employer et vous accordera un gros traitement.
-Hélas ! soupira Ma. C’est seulement un divertissement; comment pourrais-je obtenir des honneurs grâce à un changement d’aspect de mon visage ?
Comme le maître de maison insistait, Ma finit par accepter. Son ami prépara alors un banquet pour inviter des hommes au pouvoir et demanda à Ma de peindre son visage en attendant leur arrivée.
Dès que les invités furent là, le maître de maison fit venir Ma pour qu’il leur soit présent.
-C’est extraordinaire, s’exclama l’un d’eux, si laid hier, vous voilà si beau aujourd’hui !
Alors, ils burent ensemble avec des transports de joie. Ma exécuta une danse en chantant un air de Yiyang, ce qui souleva l’admiration de toute l’assistance. Le lendemain, ils adressèrent un rapport au roi pour présenter Ma. Le roi en fut réjoui et invita Ma en lui envoyant un bambou à plumes comme signe d’introduction.
A l’audience, le roi lui demanda quelle voie suivait la Chine pour gouverner le pays dans la paix. Ma fit là-dessus un exposé avec des périphrases et fut comblé d’éloges par le roi. Le souverain donna un banquet au Palais Li (Palais situé à l’extétieur de l’enceinte royale )en son honneur. Tandis que le vin lui montait à la tête, Il lui demanda:
-J’ai entendu dire que vous étiez versé dans un art musical très raffiné; pourrie-vous me faire entendre quelques airs de cette musique ?
Ma se leva et, se serrant aussi la tête avec un morceau de brocart blanc, exécuta une danse tout en chantant d’une voix mièvre. Le roi en fut pleinement satisfait et il le nomma Xiadafu (Titre donné autrefois aux hauts fonctionnaires.)
Depuis lors Ma assistait souvent aux banquets du roi, ce qui était la marque d’une faveur toute particulière.
Cependant, au bout d’un certain temps, des fonctionnaires et de nombreux subordonnés, ayant découvert que son visage n’était pas naturel, chichotaient entre eux partout où il se trouvait et s’éloignaient de lui. Ma se sentit isolé et en fut profondément affecté. Il adressa un rapport au roi demandant de le relever de ses fonctions. Devant son refus, il sollicita alors un congé; on lui accorda trois mois.
C’est ainsi qu’il profita du courrier du royaume pour transporter ses trésors au village d’où il était venu. Les villageois le reçurent en se prosternant à terre. Ma distribua toute sa fortune aux gens qui l’avaient traité en ami, et tout le village fut dans l’allégresse.
-Nous sommes de petites gens qui bénéficions des dons du Dafu, dit un villageois; nous irons demain à la ville du Mirage pour trouver des objets précieux afin de vous les offrir e, témoignage de notre gratitude.
-Où est donc cette ville ?
-Au milieu de la mer, dit-il, des Jiao (D’après le Shuyiji (Récits sur des phénomènes étranges), il y a, dans la mer du sud, des Jiao qui vivent comme des poissons et tissent sans arrêt. Leurs larmes deviendraient des perles.)des quatre mers se réunissent là pour vendre leurs perles et leurs pierres précieuses; et des marchands de douze pays des quatre points cardinaux y accourent pour pratiquer leur commerce. Là-bas, il y a toutes sortes de divertissements merveilleux. Mais quand le ciel se couvre de nuages rouges, les vagues se déchaînent souvent. Les gens de la noblesse se gardent d’affronter ce péril et nous confient leur or ou leurs pièces de soie pour que nosu les échangions contre des choses rares et précieuses. Maintenant la date approche.
Comme Ma lui demandait d’où il tirait cette conjecture, il expliqua:
-Chaque fois qu’on voit des oiseaux rouges faire des allées et venues dans le ciel, la foire commencera dans sept jours.
Dans l’intention d’aller voir avec eux, Ma demanda la date du départ, et comme le villageois lui conseillait d’épargner sa peine, Ma s’écria :
-Un vieux loup de mer comme moi pourrait-il avoir peur d’une tempête?
Peu après il vit en effet arriver des gens qui, les une après les autres, confiaient des biens aux villageois et les déposaient dans le bateau. Cette embarcation à fond plat et à hautes galeries était mue par une dizaine de rameurs et filait comm une flèche.
Après trois jours de navigation, on aperçut au loin des pavillons à étages qui se superposaient, comme flottant entre les nuages et l’eau. Des navires de commerce convergeaient dans cette direction comme des colonnes de fourmis. Bientôt on arriva au pied de la muraille dont les briques avaient la taille d’un homme, et la tour de guet perçait les nuages.
Après que le bateau eut été amarré, Ma entra dans la ville et vit exposés au marché des objets merveilleux, inconnus dans le monde dont le rayonnement éblouissait les yeux.
Soudain arriva un adolescent monté sur un coursier et, dans le marché, la foule devant lui s’écarta à la hâte; on disait que c’était le troisième prince héritier de l’Océan de l’Est.
Le prince en passant vit le lettré et dit:
-N’est-ce pas là un étranger?
Un cavalier qui précédait le prince vint interroger Ma sur son identité. Se mettant sur le côté gauche du chemin, le lettré déclina le pays et le clan auxquels il appartenait.
-L’honneur que nous fait votre venue et notre heureuse rencontre sont l’effet d’une grande faveur du destin!
Il fit alors conner un coursier au lettré et le pria de chevaucher à ses côtés. Ils sortirent par l’ouest de la ville.
Ils arrivaient à peine au rivage que le cheval de Ma sauta dans l’eau en hennissant, ce qui arracha un cri d’effroi au cavalier. Il remarqua bientôt que la mer se divisait en deux parties qui se dressèrent comme deux murs.
Bientôt, on vit des palais dont les murs étaient faits de carapaces de tortues et les tuiles d’écailles de poisson; les quatre murs étaient transparents et leurs reflets de miroirs ébloussaient les yeux. Abandonnant leurs coursiers, ils entrèent dans la ville, puis saluèrent des deux mains le Roi-Dragon, assis sur un trône élévé.
-Votre humble sujet, dit le prince, a trouvé dans le marché un sage venant de Chine, et je l’ai amené ici pour vous le présenter.
Sur ce, le lettré s’avança et salua le roi d’un geste gracieux.
-Maître, dit le roi, vous êtes un lettré dont le talent surpasserait certainement celui de Qu Yuan et de Song Yu (Deux grands poètes du Royaume de Chu à l’époque des Royaumes combattants (475-221 av. J.-C.).) et je vous prie donc de me composer un fu(Ancienne forme de poème qui évolua vers la prose rythmée.) sur la Ville du Mirage et de ne pas épargner les efforts de votre génie aussi précieux que la perle et le jade.
Le lettré, prosterné, le front contre terre, accepta la tâche. On lui donna un encrier de cristal, un pinceau de barbe de dragon, du papier blanc comme neige et de l’encre exhalant un parfum d’orchidée. Ma écrivit d’une seule traite plus de mille caractères et les offrit à Sa Majesté qui dit en tapant avec sa tablette:
-Maître, votre talent magnifique a hautement honoré mon royaume des ondes !
Il fit donc venir tous les memebres du clan de la famille du Dragon pour assister à un banquet donné au Palais des Nuages diaprés. Après plusieurs libations, sa coupe à la main, il s’adressa au nouveau venu en ces termes:
-Moi, le souverain suprême, j’ai une fille bien-aimée qui n’est encore promise à personne et je voudrais vous confier ce fardeau. Qu’en pensez-vous maître ?
Le lettré ne put que quitter sa place et aller saluer pour témoingner toute sa gratitude au roi. Sa Majesté donna alors quelques instructions aux gens de sa suite. Et un moment après, des dames du palais sortirent pour aller chercher la jeune fille. Le cliquetis de ses pendentifs de jade résonnait agréablement et, tout à coup, éclata le tonnerre des instruments à vent et à percussion. A la fin de la cérémonie, Ma se risqua à regarder la princesse du coin de l’oeil et la trouva belle, une véritable fée.
Peu après le banquet, deux servantes tenant chacune une lanterne décorée conduisirent le lettré dans un palais attenant où la jeune femme, assise en costume d’apparat, l’attendait au bord d’un lit de coraux orné de huit sortes de joyaux et de tentures surchargées de grosses perles brillantes au bout de chaque frange. Quant aux couvertures, elles étaient douces et parfumées.
A l’aube, de nombreuses jeunes filles et servantes séduisantes s’empressèrent autour d’eux. Le lettré se dépêcha d’aller à la cour pour exprimer sa reconnaissance au roi qui lui conféra le titre de gendre royal avec la fonction de commandant des cheveaux d’escorte.
Son poème s’étant répandu largement dans toutes les mers, les rois-dragons envoyèrent des messagers spéciaux pour présenter au gendre royal leurs félicitations et pour l’inviter à des banquets en son honneur. Le lettré habillé de brocart et monté sur un destrier fabuleux sortit du palais à grand fracas. Armés d’un arc gravé et d’une massue blanche. quelques dizaines d’hommes d’escorte à cheval formaient un essaim bariolé autour du jeune du luth et dans le char de la flûte de jade. En trois mois, Ma eut visité toutes les mers. Dès lors son nom de Longmei (Ce qui signifie marié par le dragon, gendre du dragon.) était célèbre entre les Quatre Mers.
Dans la cour du palais, il existait un arbre de jade, dont le tronc qu’on pouvait à peine entourer des deux bras joints, était lisse comme du verre et si pur qu’on y distinguait au centre le coeur jaunâtre du bois, gros comme le bras. Ses feuilles de jade vert, de l’épaisseur d’une sapèque, donnaient un ombrage délicieux et profond. Le lettré venait souvent là avec sa jeune femme chanter et réciter des poèmes. L’arbre était couvert de fleurs parfumées dont les pétales faisaient entendre un cliquetis en. tombant et, à les examiner de près, elles ressemblaient à de brillants joyaux d’agate rouge ciselée.
Quelquesfois des oiseaux étranges au plumage vert et doré et à longue queue venaient chanter avec des accents d’une tristesse pénétrante. Peu à peu ceci fit naître la nostalgie dans le coeur du lettré.
-Voilà déjà trois ans, dit-il un jour à sa femme, que je me suis lancé dans des voyages et éloigné de mes parents. Je me sens profondément malheureux chaque fois que j’y pense. Pourrais-tu me suivre si je rentrais chez moi ?
-Entre le monde des immortels et celui de la poussière, il existe une distance infranchissable, je ne pourrais donc pas te suivre. En outre, je ne peux pas non plus conserver l’harmonie de l’amour au détriment de la piétéfiliale. On envisagera la chose plus tard.
A ces mots, le lettré pleura sans pouvoir se contenir. Son chagrin gagna la jeune femme:
-Ils nous sera impossible d’obtenir tout à la fois !
Le lendemain, comme il rentrait au palais, le roi Dragon dit à son gendre :
-J’ai entendu dire, mon commandant, que vous êtes e, proie à la nostalgie. Est-il possible de préparer votre départ pour demain matin ?
-Votre sujet, un vagabond solitaire, que vous avez honoré d’une faveur exceptionnelle, garde en son for intérieur toute la reconnaissance qui vosu est due. Ayez la bonté de me laisser partir et je reviendrai pour que nous soyons de nouveau réunis.
Vers le soir, la jeune femme fit apporter du vin pour célébrer les adieux. Comme le lettré voulait fixer la date de retour, elle dit:
-Notre amour prédestiné est arrivé à sa fin !
Devant la consternation du lettré, elle continua :
-Ce retour pour prendre soin de tes parents montre que tu nourris à juste titre de la piété filliale à leur égard. Quand il s’agit de réunon ou de séparation, la différence n’est pas grande entre une centaine d’années ou une journée de vis; à quoi bon pleurer comme un enfant ? Après ton départ, je resterai chaste pour toi et toi, vertueux, pour moi. C’est encore du bonheur conjugal lorsque les deux coeurs resteent fidèles malgré la distance. A quoi bon se surveiller jour et nuit et appeler cela vieillir ensemble ? Que les liens du mariage portent malheur à celui qui trahirait ce serment. Cependanr tu pourrais prendre une servante si tu avais besoin d’une femme pour les besognes de la cuisine. J’ai encroe une chose à te demander : après notre mariage, j’ai constaté un heureux symptôme; je te prie donc de m’indiquer un nom.
-Longgong, si c’est une fille et Fuhai pour un garçon.
La jeune femme lui demanda enfin de lui laisser un gage d’amour. Il lui remit une paire de fleurs de lotus en jade rouge qu’il avait acquises dans le pays de Luosha.
-Dans trois ans, le 18 avril, lui précisa-t-elle, tu devras voguer sur un bateau près de l’île du sud, et je te remettrai ton descendant.
Elle lui donna un sac en peau de poisson rempli de perles et de pierres précieuses en lui recommandant:
-Garde soigneusement ce trésor qui assurera largement ta vie et celle de plusieurs générations de notre famille.
A l’aube, le roi fit installer la tenture pour la cérémonie des adieux et lui offrit un don très important. Le lettré se prosterna pour saluer le souverain avant de quitter le palais. La jeune femme montée dans une voiture attelée de chevaux blancs l’accompagna jusqu’au rivage. Là, le lettré descendit de cheval, tandis qu’elle prononçait les formules usuelles consacrées aux adieux. Elle fit retourner sa voiture, prit le départ, s’éloigna et disparut tandis que la mer se refermait sur elle. Le lettré rentra chez lui.
Depuis le temps que Ma s’en était allé, tout le monde croyait qu’il avait péri en mer. Son retour à la maison plongea la famille dans la stupéfaction. Par bonheur ses parents étaient encore en bonne santé, mais sa femme s’était remariée. Il se souvint de son sement de rester vertueux fait à la fille du Dragon, et pensa qu’elle avait probablement prévu cette situation. Son père voulait le remarier, mais il refusa et prit seulement une servante comme concubine.
Trois ans après, à la date convenue, il alla naviguer parmi les îles et vit deux enfants assis sur la surface des ondes qui jouaient en tapotant tranquillement l’eau sans s’inquiéter de sombrer. Lorsque le lettré s’approcha, l’un d’eux se précipita au-devant de lui, et lui prit le bras, tantdis que l’autre se mettait à sangloter comme pour se plaindre d’être délaissé. Le lettré les pris tous les deux dans ses bras, et les examina avec attention, l’un était un garçon, l’autre, une fille. Ils portaient chacun sur leur tête un diadème de fleurs orné de pierres de jade parmi lesquelles se trouvaient la paire de fleurs de lotus en jade rouge. Lorsqu’on défit le sac de brocart attaché sur leur dos, on découvrit une lettre ainsi libellée:
” Je pense que mes beaux-parents sont tous les deux en bonne santé. Voici dejà trois années de passées; le monde de la poussière rouge est séparé du nôtre définitivement par une vaste étendue d’eau que même l’Oiseau bleu aurait du mal à franchir. Ma pensée s’est cristallisée en rêve et mes regards s’attristent en fixant l’azur des cieux, mais que puis-je faire pour soulager mon chagrin ? Je songe à Heng Eh (Ou Chang Eh: Fée du palais de la Lune dans la mythologie chinoise.) qui s’enfuit dans la lune pour s’abriter dans le palais des Osmanthes, ou à la Tisserande (D’après la mythologie chinoise, la Tisserande, fille du Roi céleste, tombe amoureuse d’un bouvier, ce qui met le roi en grand fureur. Il interdit à sa fille de revoir son bien-aimé sauf le 7 du septième mois lunaire de chaque année.) qui jette sa nauvette pour se lamenter au bord de la Voie lactée. Mais quelle femme suis-je donc ? Pourrais-je rester parfaite toute l’éternité? Quand je pense à cela, je cesse de pleurer et je me prends à rire. Deux mois après notre séparation, j’ai accouché de deux jumeaux. Ils savent maintenant gazouiller dans les bras et comprennent fort bien le rire et les paroles; ils sont capables de cueillir des jujubes ou des poires pour subsister sans leur mère. Je vous les rends avec mes hommages. Les fleurs de lotus en jade rouge que vous m’aviez laissées orneront leur diadèmes en guise de gage. Quand vous prendrez les enfants sur vos genoux, il faudra imaginer que je suis à vos côtés. Je sais que vous restez fidèle au serment prêté autrefois. Ce qui m’a bien récpnfortée. Quant à moi, je ne changerai pas de toute ma vie.
De mon nécessaire de toilette, j’ai exclu des produits rares comme la crême d’orchidée; pour apprêter mon visage devant le miroir, je n’emploi plus ni la poudre ni le noir pour les yeux. Vous vous conduisez comme un voyageur, moi, comme la femme d’un vagabond. Un luth et une cithare, resteraient-ils toujours pareils, même si l’on ne les faisait pas chanter ? Quand je pense que mes beaux-parents ont maintenant leurs petits-enfants dans les bras, mais qu’ils n’ont pas encore vu une seule fois leur nouvelle bru, je sensun vide dans mon coeur. Je me rendrai l’année prochaine auprès de la fosse où sera inhumée ma belle-mère pour remplir mon devoir de bru. En outre, n’ayez pas d’inquiétude pour longgong, elle aura une vie heureuse. Quant à Fuhai, il ne vieillira pas et il fera peut-être le chemin aller et retour. Je vous prie de bien veiller à votre santé. Je n’arrive pas à formuler tout ce que je vousdrais vous dire.”
Le lettré, essuyant ses larmes, relisait la lettre, tandis que les deux enfants, pendus à son cou, suppliaient:
-Rentrons à la maison !
-Mais savez-vous où est notre maison ? demanda le lettré plein d’affliction tout en les caressant.
Les enfants pleurènt de plus belle en gazouillant toujours:
-Rentrons à la maison… !
Le lettré promena ses regards sur les ondes, sur l’immensité de la mer sans bord et, censé par la brume, il se sentit perdu au bout du chemin. A grand regret, il ne put que s’en retourner, serrant ses deux enfants dans ses bras.
Averti par la lettre du prochain décès de sa mère, il procéda à touts les préparatifs necessaires: il fit élever un tombeau et planter autour une centaine de pins et de catalpas. La vieille dame mourut en effet l’année après. Quand le char funèbre arriva près du caveau, une jeune femme en grand deuil s’approcha de la fosse. Comme l’assistance stupéfaite fixiait sur elle ses regards, une tornade se déchîna accompagnée de roulements de tonnerre, et elle disparut tout à coup sous l’orage qui éclata peu après. Les confières nouvellement plantés et dont la plupart s’étaient désséchés repirent alors vie.
Comme Fuhai, devenu plus grand, se languissait de sa mère, il se jeta dans la mer pour revenir seulement quelques jours après. Quant à Longgong qui, en tant que fille, ne pouvait faire ce voyage, elle pleurait souvent en s’enfermant dans sa chambre. Un jour, à la tombée de la nuit, la fille du Dragon vint soudain la voir pour la consoler et lui dit:
-Mon enfant tu vas fonder une famille, pourquoi donc pleures-tu ?
Elle lui donna comme dot un arbre de corail, haut de huit pieds, une dose de parfum de cervelle de dragon, un sac de cent perles fines et une paire de boîtes en or incrustée de huit sortes de pierres précieuses. Ayant appris sa venur, le lettré se précipita dans la pièce et lui prit la mainen pleurant. Aussitôt la foudre tomba sur le toit et la jeune femme disparut.
***
Le Chroniqueur des Contes fantastiques dit : Chercher à complaire bassement en arborant un faux masque engendre un monde monstrueux. Déguster la croûte sur une plaie devient une manie universelle. Moins c’est vulgaire, moins c’est bon; plus c’est vulgaire, meilleur c’est * (Dans sa lettre à Feng Su pour discuter sur la littérature, Han Yu(768-824), grand écrivain des Tang dit: ” Parfois pour me conformer à la nécessité du moment, j’ai écrit un texte en langue très vulgaire dont j’avais honte moi-même, mais les gens l’ont trouvé excellent quand je leur ai montré. Quand le texte est plus distingué, ils le cataloguent comme moins bon. Donc plus le texte est vulgaire, meilleur il est !”) Mais il serait bien étonnant que celui qui porte ouvertement une fausse barde et de faux sourcils pour se promener dans la capitale n’effraie personne. Auprès de qui pourrait-il donc se lamenter ce sot de Lingyang* qui porte avec lui un jade valant le prix d’une série de ville ** ? Hélas ! les honneurs, la richesse et la noblesse ne peuvent être acquise qu’au pays des mirages !
*Il s’agit ici de Bian He du Royaume de Chu de l’époque des Printemps et Automne (770-476 av. J.-C.). Le roi lui conféra le titre de “prince de Lingyang” à cause de ses mérites. Un jour, Bian He découvrit un jade de grande valeur enveloppé dans une gangue de pierre. Il décida de l’offrir au roi Li et au roi Wu du Royaume de Chu, mais personne ne le reconnut comme un jade de grande valeur. Bian He fut considéré cimme un imposeur et on lui coupa les deux pieds. Plus tard, Bian He pleurait un jour à chaudes larmes au pied d’une colline en embrassant son jade précieux quand le roi Wen vint à passer. Celui-ci ordonna à son joaillier de scinder la pierre, alors le jade précieux apparut aux yeux de tous.
**D’après Shiji (les Mémoires historiques) de Sima Qiaan (environ 145-90 av. J.-C.), le royaume de Zhao avait pris possession du jade de la famille He du royaume de Chu; le roi Zhao de Qin y fit parvenir un message disant qu’il donnerait volontiers quize villes contre ce jade. D’où cette esxpression pour qualifier un objet d’une valeur inestimable.