Livre 8, Chapitre 46 – Comme avant

Sélène, Aurore et les autres avaient tout oublié, même son visage.

Tout ce qu’il avait fait dans les terres perdues et les terres élyséennes, toutes les batailles auxquelles il avait participé, toutes les actions qu’il avait entreprises, tout cela avait disparu. Ou tout au plus, les souvenirs étaient si indistincts qu’on aurait pu croire qu’ils l’étaient. Les gens avaient une vague impression des événements qui les avaient menés ici et du rôle joué par le héros, mais son identité et ses activités restaient un mystère.

Et maintenant, il était introuvable. Était-il réel ou n’était-ce qu’un tour de passe-passe de la mémoire collective ? Il était une énigme, un mystère qui ne serait jamais résolu.

« Laisse-moi t’amener à quelqu’un », dit Aurore à Sélène.

« Qui ? »

« Tu comprendras en arrivant. »

Les deux femmes se dirigèrent vers l’hôtel de ville de Greenland. En arrivant, Sélène vit un certain nombre de visages familiers, mais ce fut un visage banal qui attira son attention. Il était assis sur une chaise dans le hall, se tripotant le pied d’une main et tenant une canne de l’autre. Son cuir chevelu était parsemé d’une légère poussière de cheveux et ses vêtements étaient plutôt négligés. En face de lui était assise une jolie jeune fille, et malgré la différence évidente de leurs apparences, ils discutaient agréablement.

« Ivrogne ? Qu’est-ce que tu fais là ? ! » Sélène dut se rappeler de respirer. « Tu es mort ! »

Un autre visage la frappa, celui de l’ancienne grande prêtresse du Temple, Aquaria, apparemment sortie du coma.

En voyant les deux femmes, le vieil ivrogne se leva et leur fit un signe de la main. « Pour être honnête, je ne sais pas non plus ce qui se passe. C’est comme si j’avais dormi pendant un long moment. Quand je me suis réveillé, je ne me souvenais de rien. »

Incroyable ! C’était si étrange ! Elle regarda l’ivrogne qui venait de renaître et se dit que tout cela était absurde. Comment tout cela pouvait-il être réel ? Tout ce dont elle se souvenait était-il faux ? Est-elle en train de devenir folle ? Sélène avait l’impression d’avoir du mal à séparer la réalité d’un rêve.

Les gens allaient et venaient, inconscients de la crise de Sélène. L’un d’entre eux, une autre femme, lui titilla l’esprit et elle s’exclama. « Tu… comment t’appelles-tu ? »

« Moi ? Je suis Artémis. »

« D’où viens-tu ? Que faisais-tu avant ? »

« J’ai toujours été ici, depuis la fondation de Greenland. J’étais soldat. »

C’était une jeune femme d’une vingtaine d’années aux cheveux courts et ébouriffés. Elle était plutôt mince, mais la paire d’énormes marteaux de guerre qu’elle portait à la taille montrait qu’elle était beaucoup plus forte qu’elle n’en avait l’air. Elle était un peu sur la défensive face à cet interrogatoire soudain et regardait Sélène avec une certaine confusion.

Artémis ? Elle avait déjà entendu ce nom… mais elle ne s’en souvenait pas !

Aurore et elle étaient toutes deux troublées par tout cela. C’était comme si quelqu’un leur avait arraché d’énormes morceaux de leur vie. Plus elles essayaient de trouver des réponses, plus elles s’en éloignaient. C’était troublant et surréaliste.

La douce voix d’Azura les appela. « Beaucoup de choses ont changé. Vous devriez aller voir… ou peut-être devriez-vous jeter un coup d’œil aux terres élyséennes. Tout est différent, mais… nous sommes habitués. C’est difficile à expliquer. »

Aurore et Sélène quittèrent la salle et retournèrent dans les rues animées de Greenland. En marchant, elles tombèrent sur un bosquet d’arbres gigantesques qui servaient d’habitat à une famille de dragons. Une jeune femme vêtue d’une robe vert émeraude se promenait parmi eux en jouant de la flûte. Autumn était également de retour, comme les autres. Elle se souvenait de beaucoup de choses, mais pas de cet homme.

Peut-être que ce que les gens disaient était vrai. C’était peut-être la malédiction du tueur de dieux. Il avait vaincu le Roi-Dieu et sauvé leur monde, mais le prix à payer était d’être oublié à jamais.

Qui était ce héros ? Où était-il passé ?

Personne n’avait de réponse. Autumn sentait qu’elle et le tueur de dieux avaient été proches à un moment donné, mais elle n’était pas en mesure d’apporter plus d’éclaircissements. Comment avait-elle pu l’oublier, pensa-t-elle ? Il y avait peut-être un moyen de le retrouver, une piste à suivre. Il devait y avoir un moyen de savoir qui il était.

Aurore et Sélène quittèrent le Greenland et pénétrèrent dans le désert, mais lorsqu’elles virent ce qu’il était devenu, elles s’arrêtèrent net.

S’agissait-il des mêmes terres incultes dont elles se souvenaient ? Des lieues de sable dans toutes les directions, brûlées et mortes à cause d’un soleil impitoyable. C’était toujours vide, mais au lieu du sable, il y avait maintenant des champs d’herbe à perte de vue. Au loin, ils distinguaient de petits campements.

Après avoir vaincu les dieux, leur monde avait commencé à se rétablir.

Les radiations n’étaient plus un problème. La nourriture et l’eau étaient abondantes. Les gens menaient une vie facile et confortable – le monde qu’ils avaient tous imaginé après la défaite de Sumeru.

Les femmes se dirigèrent vers le nord en direction de Skycloud, et en chemin, elles rencontrèrent de nombreuses choses miraculeuses. C’était comme Azura l’avait dit. Le monde avait complètement changé. Comme si une force surhumaine l’avait refait tel qu’elles l’avaient toujours rêvé.

Ce pouvoir avait-il quelque chose à voir avec Sumeru ? Était-il lié à ce héros important mais oublié ?

La veille de leur arrivée à Skycloud, ils atteignirent un endroit appelé avant-poste Sandbar. C’était une grande ville, avec une population de plusieurs dizaines de milliers d’habitants. Élyséens et habitants des Terres désolées y vivaient en bonne intelligence.

La bataille contre Sumeru était terminée. Le puissant roi des dieux avait été vaincu ! Le panthéon qui les avait tous asservis avait été conquis par le tueur de dieux. Le régime théocratique qu’ils exigeaient avait disparu, et avec lui la barrière entre ces peuples. Sans elle, le monde était plus libre et plus ouvert.

Sélène et Aurore entrèrent dans un bâtiment d’apparence populaire appelé Pub d’Adder. Son propriétaire était un homme de grande taille aux cheveux coupés à la hache, simple mais provocateur. Ses yeux se portèrent sur la porte lorsqu’elle s’ouvrit et se rétrécirent lorsqu’il vit qui c’était. « Sélène ? Tu es de retour ? Assieds-toi, prends un verre. »

Lorsqu’elle regarda de plus près, elle fut à nouveau frappée par une étrange sensation. « Tu es aussi revenu… la bataille contre les dieux est terminée. Alors pourquoi es-tu encore là ? »

« Pourquoi donc ? » Adder afficha un sourire décontracté. Il essuyait paresseusement un verre tout en parlant. « J’aime être propriétaire d’un bar. »

« Il y a beaucoup de monde ici pour une heure aussi matinale. » La porte s’ouvrit à nouveau et une femme entra. Elle était belle, avec de longs cheveux noir corbeau qui lui descendaient jusqu’à la taille. Une épée était attachée à son dos. Lorsque Sélène et Aurore regardèrent dans sa direction, leur réaction fut la même. « C’est toi ! »

C’était la plus proche adepte d’Adder, Revenant. Mais maintenant, c’était sa femme et sa collègue commerçante.

Adder prit les mains de sa femme et sourit à Séléène. « C’est une belle vie, non ? Nous prévoyons d’en ouvrir un autre. Tu devrais venir nous aider à le gérer. »

Aurore était irritée par toute cette histoire. Après tant de recherches, non seulement elles n’avaient rien appris sur l’homme qu’elles poursuivaient, mais elles se sentaient même plus loin que jamais. Elle s’assit au bar en soufflant. « Versez-m’en un, barman. Le plus fort que vous ayez. »

Sélène avait sombré dans une dépression tranquille. Depuis qu’elle s’était réveillée, elle avait l’impression qu’il lui manquait une partie importante d’elle-même et qu’il n’y avait aucun moyen de la récupérer.

Adder posa deux verres propres sur le comptoir et versa de l’alcool. « Ne vous sentez pas mal. Si vous voulez mon avis, tout a une raison d’être. Nous sommes tous désorientés, mais je crois qu’un jour, quelqu’un trouvera une réponse. »

Aurore avala son verre d’un trait. Sélène ne toucha pas au sien. « Tu crois qu’il va revenir ? »

« Tu veux dire lui ? Ma mémoire est floue, mais je me dis que c’est probablement de son fait. Je suppose qu’il a ses raisons », songea Adder. Une idée lui vint alors à l’esprit. « Oh, au fait, tu devrais monter à Skycloud quand tu en auras l’occasion. Ton père t’attend. »

Sélène cligna des yeux. « Papa ? Mais il est… »

« Pas seulement ton père, mais aussi l’ancien Grand Général. Sans parler du Grand Prêtre et des autres anciens qui n’étaient pas très agréables. Ils sont tous de retour. » Adder secoua la tête. « Les gens disent que lorsque le tueur de dieux a vaincu le panthéon, il a récupéré toutes les âmes qu’ils avaient volées. »

Au milieu de sa pensée, Adder leva les yeux et se figea. Il parlait à deux tasses, dont les propriétaires étaient absents. Il appela à travers la porte qui se refermait : « Hé ! Vous n’avez pas payé vos boissons ! »