Zoé fronça les sourcils.
À en croire Kabradhabi, les Diables menaient une guerre sur deux fronts et le véritable ennemi de l’humanité était un adversaire qu’elles n’avaient encore jamais affronté!
Cela laissait supposer que lors des précédentes Batailles de la Divine Volonté, les Diables n’avaient envoyé contre eux qu’une infime partie de leurs troupes. Sachant cela, Roland et les sorcières, qui, jusque-là, étaient assez confiants quant à cette guerre, se sentirent soudain moins optimistes.
Comme les tableaux géants représentaient quatre races, dont l’une, la civilisation souterraine, avait déjà été éliminée, Roland supposa que ce fameux Royaume Ciel-Mer était la patrie de la race illustrée sur la quatrième image, la plus mystérieuse de toutes, représentée par des globes oculaires en eaux profondes.
« Les Diables auraient-ils mené une guerre contre ces monstres marins juste après avoir vaincu la civilisation souterraine et récupéré sa relique et simultanément réussi à réprimer l’humanité au Pays de l’Aurore ? » Se demanda-t-il.
« Si tel est le cas, rien d’étonnant à ce que le Diable Supérieur affiche un mépris total envers les sorcières. Kabradhabi doit penser que nous, gens ordinaires qui ne possédons aucun pouvoir magique, ne sommes rien d’autre que des mauvaises herbes inutiles.
Ceci dit, il était tout à fait conscient que le Diable pouvait très bien leur avoir menti. Kabradhabi était un combattant inflexible qui avait conduit ses troupes à envahir l’escouade d’artillerie et utilisé la Résonance Mentale pour investir le corps de Zoé. De toute évidence, même face à une terrible adversité, il n’abandonnait jamais et savait dissimuler ses intentions. Personne n’étant en mesure de vérifier si oui ou non il disait la vérité, il pouvait très bien bluffer dans le but de semer la panique.
Devant l’air grave de toutes les personnes présentes, Roland se dit qu’il lui fallait reprendre au plus vite le contrôle de la situation.
Il haussa les épaules, feignant de ne pas en être affecté, et se tourna vers Althéa.
– « Ce guerrier handicapé est donc le Diable ? »
– « Je suppose que oui. J’ignore comment Zoé s’y est prise, mais jamais elle n’aurait dit de telles choses. »
– « Parfait! Vous m’avez épargné la peine d’avoir à faire une sieste », dit Roland avec un signe de tête à l’adresse de Zoé : « Ce soir, vous pourrez manger tout ce que voulez dans le Monde des Rêves. »
– « Merci, Majesté! » Répondit Zoé en esquissant un sourire. Mais très vite, elle reprit son sérieux habituel : « Malheureusement, ce gars est déjà habitué à notre façon de penser. Aussi, même s’il lui est toujours impossible de contrôler son corps de manière flexible, la Résonance Mentale ne nous permettra plus de lire dans ses pensées aussi facilement. »
– « Ce n’est pas votre faute. Après tout, personne n’avait encore fouillé ainsi dans l’esprit d’un Diable Supérieur. Il est donc tout à fait naturel que vous ayez mal évalué la situation. »
– « Un Diable ? Quel nom ridicule! » Ricana Kabradhabi. « Vous considérez les autres espèces comme le mal incarné sans même réaliser que vous-mêmes n’êtes que des barbares arriérés. Vos beaux jours se terminent, car lorsque la Fontaine de Magie réapparaîtra, vous mourrez! »
Tous se regardèrent. La Fontaine de Magie mentionnée par le Diable leur rappelait un détail issu de leur légende.
– « La Fontaine de Magie serait-elle… la Lune sanglante ? » Demanda Roland.
– « Vous autres insectes ne voyez les choses qu’en surface », répondit la créature sans vraiment lui donner de réponse.
– « Cette sphère rouge est-elle faite de pouvoir magique ? » Intervint Ayesha. « Ceci dit, ça n’a aucun sens. J’ai vu la Lune Sanglante de mes propres yeux et quoi qu’il en soit, elle est beaucoup trop loin de nous. Vous avez dit que le vainqueur final ouvrirait la porte vers la Fontaine de magie, ce qui est impossible à moins de pouvoir construire une échelle menant jusqu’au ciel. »
Kabradhabi renifla et détourna la tête.
De toute évidence, il n’avait pas l’intention d’en dire davantage.
– « Où se trouve le Royaume Ciel-Mer ? »
Là encore, le Diable refusa de répondre.
– « Est-ce vous qui avez détruit la civilisation souterraine ? »
Le Diable garda le silence.
– « Votre nouvelle technologie est-elle issue de l’héritage de la civilisation souterraine ? Je veux parler de cette créature difforme capable de fabriquer des piliers noirs. »
– « Épargnez votre salive, insecte », répondit enfin Kabradhabi. « Je vous ai dit tout ce que je pouvais. Pour le reste, jamais vous ne m’obligerez à parler, quand bien même vous enverriez cette femme à… » Il s’interrompit un instant et jeta un œil à Zoé : « Je ne vous donnerai pas d’autres informations! Si vous avez l’intention de me tuer, faites vite, sans quoi l’Empereur Hect Zod aura tôt fait de vous éliminer. Et moi, je renaîtrai à la Fontaine de Magie! »
L’interrogatoire étant dans une impasse, Roland décida d’arrêter là et de laisser les sorcières de Taquila s’en charger, persuadé qu’elles finiraient bien par le faire parler dans la mesure où son âme avait été transférée dans le corps d’un guerrier du Châtiment Divin handicapé.
– « Puisque vous refusez d’aborder ces questions sensibles, changeons de sujet. Vous avez dit que votre récente défaite n’était qu’un revers anodin pour votre armée. Êtes-vous donc si puissants ? L’armée du Royaume Ciel-Mer est-elle plus forte encore que vous ? Par ailleurs, vous avez mentionné le Seigneur des Cieux tout à l’heure. Je serais curieux de savoir s’il pourrait rivaliser avec une Transcendante. Ces informations ne sont pas confidentielles, n’est-ce pas ? »
Étant donné le caractère du Diable, Roland était convaincu qu’il ne manquerait pas une occasion aussi parfaite de vanter sa force.
Comme il s’y attendait, Kabradhabi répondit d’une voix forte :
– « Je vais vous le dire, insecte! Notre pouvoir dépasse de loin votre imagination! Savez-vous pourquoi nous vous qualifions d’insectes ? Tout simplement parce qu’il y a autant de différence entre une race avancée et une espèce arriérée qu’entre un oiseau et un insecte. Celle-ci est déterminée par la nature du pouvoir magique. Nous avons d’innombrable soldats à l’autre bout du continent, à la frontière entre notre territoire et le Royaume Ciel-Mer, et lorsque nous avançons tous ensemble, les montagnes tremblent. Nos ennemis du Royaume Ciel-Mer sont aussi puissants que nous. Comment croyez-vous que vous avez pu survivre jusqu’ici ? »
Kabradhabi marqua une courte pause et reprit : « Si, par Transcendantes, vous faites allusions aux plus puissantes de vos femmes, elles auraient autrefois pu rivaliser avec le Seigneur des Cieux mais plus maintenant car il est beaucoup plus fort et est devenu un prudent et astucieux commandant. S’il avait personnellement dirigé l’armée lors de la dernière bataille qui nous a opposés, il vous aurait tous vidés de votre sang. Lorsque vous entendrez annoncer sa venue, insectes, je vous conseille de vous agenouiller et de demander grâce. Ainsi, vous mourrez plus vite et souffrirez moins! »
Faisant fi des exagérations du Diable, Roland retint de ses propos plusieurs indices implicites. La logistique restant un obstacle majeur au déplacement de l’ennemi dans la mesure où ses soldats ne pouvaient aller nulle part sans emporter de Brume Rouge, une armée aussi importante devait nécessairement se battre à proximité de monuments de Pierre Noire.
Le fait que le Royaume Ciel-Mer soit en mesure de combattre les Diables malgré la Brume Rouge et d’enliser le gros de leurs troupes dans une guerre laissait à penser que ce peuple n’était pas seulement “aussi fort” que les Diables. Le fait que le Diable Supérieur ne tienne pas particulièrement à en parler en disait long sur son attitude envers le Seigneur des Cieux et son armée.
En outre, lorsqu’il évoquait ses ennemis du Royaume Ciel-Mer, jamais il ne les qualifiait d’insectes ou de vers. Il fallait donc en déduire que ces monstres marins avaient déjà “évolué”.
« Il y a là une contradiction flagrante », pensa Roland. « Le Diable Supérieur prétend qu’il s’agit également d’une race avancée mais jusqu’à présent, à ma connaissance, seule une race a été éliminée de la Bataille de la Divine Volonté. Mais…une minute! Kabradhabi n’a jamais précisé que la civilisation souterraine avait été éradiquée par les Diables. Il a simplement dit que pour se procurer un fragment, il fallait se rendre au Royaume Ciel-Mer. Quelque chose m’échappe. »
Le Diable ne tarissant pas d’éloges sur la puissance de sa race, Roland l’interrompit.
– « En réalité, vous ignorez tout du véritable pouvoir. »
– « Vous… » Kabradhabi faisait grise mine : « Qu’en savez-vous, insecte ? »
– « Jamais une véritable puissance ne plongerait le monde dans l’obscurité, bien au contraire. Elle dissiperait le mythe et serait prête à se consumer pour apporter lumière et chaleur… tout comme le soleil. »
– « Que voulez-vous dire au juste ? »
Roland s’éclaircit la voix :
– « C’est simple. Si vous êtes si puissants, pourquoi ne savez-vous pas faire du feu ? »
Laissant le Diable totalement décontenancé, le Roi se leva et, accompagné des sorcières, se dirigea vers la sortie, le dos droit, sans se retourner.