C’était long…
Mais quel plaisir!
Elle avait l’impression de se retrouver sur le champ de bataille, quatre cents ans auparavant. Mais cette fois, libérée du lourd fardeau de la responsabilité, elle n’avait pas à se préoccuper de la souffrance de l’échec, ni de voir des amies mourir dans ses bras.
Mieux encore, le Diable et elle pouvaient éprouver la douleur, une douleur qui rendait le combat réel.
– « Je dois reconnaître que vous avez fait du bon travail, femme », déclara Kabradhabi en jetant le bras sectionné de Zoé. « Vous êtes beaucoup plus forte que la majorité de vos semblables. J’ai bien fait de vous choisir, votre performance me plait! »
– « Vraiment ? », répondit la sorcière d’un air vague en recrachant un morceau de chair. « Dommage que vous n’ayez vraiment pas bon goût! »
Cela faisait cinq jours qu’elle combattait… peut-être sept. Sans les repères du soleil, de la lune ou des étoiles, il était difficile d’évaluer le temps. Seules les réactions naturelles de son corps lui en donnaient un aperçu approximatif. Le temps, dans ce monde, fonctionnait de manière cyclique. Par exemple, la soif et la faim se manifestaient, disparaissaient soudainement et réapparaissaient. Les gens ne pouvant pas combattre pendant des années, car au bout de quelques jours, ils n’auraient plus de force, mieux valait considérer ce cycle comme une journée.
Zoé ressentait une douleur cuisante à l’endroit de son bras coupé.
Ce combat était injuste dans le sens où, si le Diable pouvait faire apparaître une épée à l’aide de son pouvoir magique, elle-même n’avait que ses bras, ses jambes et ses dents. Cependant, la sorcière n’en avait que faire, dans ma mesure où à ses yeux, gagner n’était pas l’essentiel.
Autrefois, sur le champ de bataille, il lui fallait tuer et se protéger, mais pas dans ce monde où les membres coupés se régénéreraient. Quelle que soit la gravité de ses blessures, elle ne perdrait pas conscience. Sans la mort, la douleur devenait éternelle et pour faire souffrir, nul besoin d’une épée.
C’était la première fois que le Diable prenait l’initiative de ralentir le rythme pour lui parler.
– « Mais votre insistance n’a aucun sens », dit le Diable Supérieur en pressant son épaule blessée. Presqu’aussitôt, la blessure se cicatrisa. « Ce genre d’attaque ne me fait rien et si vous espérez me battre avec vos dents, je crains que vous ne soyez déçue. Préparez-vous à ce que je vous les brise et vous les fasse avaler! »
– « Mais vous ressentez la douleur, n’est-ce pas ? » Demanda Zoé, haletante, en regardant son bras repousser. « À propos, j’ai encore une question à vous poser : cette douleur vous est-elle familière ? »
– « Que voulez-vous dire, femme ? »
« Un peu de patience. Il ne doit surtout pas voir mon euphorie, sans quoi le plaisir en serait amoindri », se dit-elle.
Ceci dit, la sorcière ne put s’empêcher de rire :
– « Vous deviez la ressentir chaque jour lorsque vous étiez à moitié mort », dit-elle en désignant son omoplate. « À voir la manière dont votre corps tremblait lorsque vous étiez poignardé et vos chairs lacérées, vous ne deviez pas vous sentir très bien. Ah, j’oubliais : c’est moi qui me suis occupée de vous durant tout le trajet. »
– « Espèce d’insecte! » S’écria Kabradhabi, furieux en levant son épée : « Je vais vous écraser! »
Au bout de seize jours… ou peut-être plus.
Le sol sombre était couvert de sang, principalement de couleur brun rougeâtre et avec, çà et là, des taches bleu sombre, des membres arrachés et des organes… et bien entendu, des dents éparpillées un peu partout.
Si les parties manquantes se régénéraient, ce qui était perdu ne disparaissait pas, aussi l’environnement était-il extrêmement glissant. Cela avait permis à Zoé d’acquérir deux armes : un os de la cuisse du Diable, semblable à un petit marteau, et la moitié de sa colonne vertébrale dont elle pouvait se servir comme d’une épée.
Tant qu’ils ne frappaient pas directement l’épée magique, ils lui étaient très utiles.
Quatre cents ans avaient suffi pour faire d’elle une experte en toutes sortes d’armes.
Elle aimait particulièrement frapper à l’épaule, la douleur étant parfois indépendante de la taille de la plaie.
– « Si vous êtes fatigué, reposez-vous », dit Zoé en accrochant la colonne vertébrale autour de sa taille. Elle fit bouger ses poignets engourdis : « Puisque vous avez l’intention de me torturer un bon moment, autant prendre votre temps. »
Pour la première fois, le Diable ne répondit rien. Sa poitrine se soulevait au rythme de sa respiration profonde tandis qu’il fixait l’Extraordinaire de ses yeux écarlates. Sur son visage humain, le mépris qu’il affichait au départ avait disparu.
Leurs forces respectives n’avaient pas changé, les multiples capacités du Diable Supérieur lui assurant la supériorité dans ce combat. Zoé, quant à elle, devait payer le prix fort pour atteindre son adversaire. Si jamais elle commettrait une erreur, elle en souffrirait un bon moment et il n’était pas rare qu’elle se retrouve avec les doigts brisés ou le ventre lacéré.
Mais peu à peu, l’atmosphère se modifia.
– « Dites-moi… est-ce vous qui avez créé cet espace ? » Demanda-t-elle, ignorant totalement son silence.
Kabradhabi, qui, visiblement, avait besoin de se reposer, répondit calmement :
– « C’est un flux de conscience, une combinaison de magie et d’âme qui se crée sans l’aide de quiconque. C’est difficile à comprendre pour un insecte comme vous. Rares sont ceux qui peuvent pénétrer ce courant de conscience. »
– « J’en ai vu un bien plus grand, aussi complet qu’un monde réel », coupa-t-elle. « À la différence d’ici où il n’y a rien, j’y ai vu la terre, les arbres et le ciel. »
– « Balivernes, femme! » Hurla le Diable. « Vous n’avez aucune idée du pouvoir magique qu’il faut pour construire des entités dans le flux de la conscience, alors que dire d’un monde entier! Seule la Fontaine de Magie le pourrait! »
– « Encore cette Fontaine de Magie… Une illusion, tout comme le royaume des divinités. Personne n’y est jamais allé, mais tous en parlent comme s’ils l’avaient vu », dit Zoé en reprenant en main la colonne vertébrale.
– « Toutes ces informations sont gravées dans l’héritage. Mais vous ne les connaîtrez jamais! »
– « Dans ce cas, pourriez-vous m’en dire davantage et me montrer des preuves susceptibles de me convaincre ? »
« Vous me prenez pour un imbécile, femme ? » S’écria le Diable, furieux. « Pensiez-vous que moi, le Seigneur Kabradhabi, j’allais me faire berner par une technique aussi maladroite… »
Il n’avait pas terminé sa phrase qu’une “lance” blanche lui transperça la tête. C’était en fait la colonne vertébrale.
– « Puisque vous ne voulez rien dire, fin du repos. Nous ferons une nouvelle pause quand vous serez disposé à parler. »
L’os de la cuisse à la main, la sorcière se précipita vers son adversaire qui tenait à peine sur ses jambes.
Des dizaines de jours plus tard…
– « Comment se fait-il que vous ne craigniez pas la douleur ? » Demanda Kabradhabi, qui avait totalement perdu son élan initial, en regardant Zoé comme s’il voyait un monstre, son épée magique devant sa poitrine.
– « Si la guerre qui a eu lieu il y a quatre cents ans m’y avait habituée, ma longue hibernation me l’a faite oublier. Si vous retrouviez quelque chose qui vous a toujours accompagné, auriez-vous peur ? », Demanda Zoé en esquissant un sourire, n’ayant plus, désormais, à se cacher. « À ce sujet, je vous remercie de m’avoir rendu un ressenti que le Roi Roland n’avait pas pu me donner. »
– « Vous êtes folle! »
– « Ce n’est qu’un bref instant comparé à ces centaines d’années. À présent, à votre tour de me faire plaisir. »
À nouveau, Zoé enfonça ses doigts dans la poitrine du Diable. C’est alors que sa vue se déforma. Le sang, la chair et les membres arrachés disparurent et une forte sensation de vertige la submergea.
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, la première chose qu’elle vit fut le dôme de la Troisième Ville Frontalière.