Le noyau magique en forme de fuseau géant se dilata et émit une lumière violette qui illumina toute la salle. Flottant à deux mètres du sol, il se mit à tourner, tel un fabuleux carrousel.

Devant ce spectacle, Roland dut admettre que le pouvoir magique, dans une certaine mesure, ne pouvait pas s’expliquer par des concepts physiques. Cette structure s’étant ouverte d’elle-même, chacune de ses parties restait suspendue dans les airs et ne semblait pas soumise à la gravité. On aurait dit qu’une main invisible les maintenait toutes ensembles.

– « Comment cette civilisation souterraine a-t-elle créé ces choses ? » Demanda-t-il à Pasha. « Si je vous fournis les matériaux, pourriez-vous m’en faire des copies ? »  

– « J’ai bien peur que ce soit impossible pour le moment, Majesté », répondit la sorcière. « Même si j’ai peine à l’admettre, cette civilisation était bien plus avancée dans ses recherches concernant le pouvoir magique que l’Union. Céline, qui était pourtant l’une des meilleures scientifiques de la Société de Recherches, n’a appris à l’exploiter que depuis quelques centaines d’années. »  

– « Nous manquons de main d’œuvre, c’est là notre principal problème », intervint Céline.  « Pour activer le noyau, il ne suffit pas d’y injecter du pouvoir magique. Nous devons nous connecter aux milliers de capteurs qu’il contient. Jamais une personne ordinaire ne pourrait le faire. »

– « En d’autres termes, si je voulais apprendre à utiliser ce noyau magique, je devrais transférer mon âme dans un porteur original, tout comme vous ? » Demanda Tilly.  

– « Tout à fait… Pas plus qu’un insecte d’été ne sait à quel point l’hiver peut être froid ou qu’un sourd ne connaît les bruits du monde, un être humain ne pourra jamais imaginer ce que je ressens lorsque j’exploite le noyau magique », soupira Céline, profondément résignée. « Je ne trouve pas de mot approprié dans le langage humain pour vous décrire cette étrange sensation.  C’est pourquoi seules Pasha et moi sommes habilitées à contrôler le noyau magique. »

– « Une minute!… Vous voulez dire que votre tentacule principal, d’apparence si rugueuse, est en fait extrêmement sensible ? » Demanda Roland surpris.

– « Oui, et c’est le cas pour tous nos tentacules », confirma Céline. « Ils sont capables de ressentir le froid, le chaud, l’humidité et la sécheresse. Ils sont sensibles au moindre contact et nos principaux tentacules peuvent même capter le flux du pouvoir magique, c’est pourquoi une fois votre âme transférée dans un porteur, plus jamais elle ne pourra se réadapter à une enveloppe humaine. Pourquoi ? Cela vous intéresse-t-il ? »

– « Simple curiosité », répondit Roland en détournant le regard pour mettre fin à cette conversation.

Le moment était crucial, il lui fallait absolument faire le vide dans son esprit. Il se souvint alors que le principal tentacule d’un porteur original était également une arme. Selon Phyllis, ceux-ci étaient aussi fort physiquement que les Sorcières du Châtiment Divin.  

Des propos de Céline, il déduisit que jamais un homme ordinaire ne serait en mesure d’étudier en profondeur le pouvoir magique dans la mesure où il était incapable de le ressentir. En l’absence de moyens d’observation et de mesure fiables, seuls quelques porteurs originaux étaient, pour le moment, susceptibles de pouvoir mener à bien cette étude.

– « Noyau N° 3 activé en mode Instrument des Âmes. Le transfert d’âme est sur le point de commencer », annonça Céline, interrompant le cours de ses pensées.

À ces mots, Pasha et Althéa insérèrent aussitôt leurs principaux tentacules dans le fuseau géant.  

Roland ouvrit grand les yeux pour ne rien manquer de ce qui allait se produire. Cependant, le transfert ne s’avéra pas aussi extraordinaire qu’il l’avait imaginé.    

Deux faisceaux de lumière jaillirent du noyau et vinrent recouvrir les deux lits de pierre qui se trouvaient en dessous tandis que le pouvoir magique contenu dans la structure s’amplifiait. Au bout d’un quart d’heure, Céline soupira, soulagée.  

– « C’est à croire que nous avons de la chance », dit-elle. « L’instrument a réussi à capturer l’âme du Diable. Il ne nous reste plus qu’à attendre qu’elle pénètre dans le corps du guerrier. »

Roland cligna des yeux :

– « C’est tout ? »

– « Oui. Le transfert consiste, en réalité, en un processus d’échange de clés », expliqua Pasha. « Si vous regardiez à travers une Pierre à Cinq Couleurs, vous pourriez voir le faisceau lumineux du Diable se déplacer vers le Guerrier du Châtiment Divin. »

Elle n’avait pas terminé sa phrase que soudain, ce dernier, jusqu’ici allongé, immobile, ouvrit les yeux.

Son visage déformé semblait terriblement cruel. Il ne pouvait pas s’empêcher de trembler et ses doigts, comparables à du bois mort, se crispaient violemment. Des sons étranges sortaient de sa gorge.

Devant ce spectacle, tous les sorcières présentes reculèrent instinctivement.

– « Ne vous inquiétez pas. Cette réaction, tout à fait normale, se manifeste peu de temps après qu’une âme soit entrée dans un corps inconnu », expliqua Zoé. « Nous n’étions guère mieux la première fois que nos âmes ont été transférées dans le corps d’un Guerrier du Châtiment Divin. Il a fallu qu’on nous aide pour manger ou pour boire. »  

Roland pouvait sans peine se représenter la scène : un groupe d’antiques sorcières exilées, tâtonnant dans une grotte souterraine, froide, pendant une douzaine d’années. Il était terriblement impressionné par la volonté des survivantes de Taquila.

– « Dame Camilla, si vous le voulez bien, profitons de ce que le Diable est dans un état de panique et de confusion pour l’interroger. » Zoé jeta un coup d’œil à la ronde et poursuivit : « Demandez-moi tout ce que vous voulez savoir, je vous répèterai ce que le Diable m’a dit. » Elle marqua une pause : « Mais j’ai quelque chose à vous demander. »

– « Parlez », acquiesça Roland.

– « Quoi qu’il puisse se passer, n’interrompez pas ma résonance mentale tant que je ne vous aurai pas fait signe », dit-elle en insistant sur chaque mot. « L’interrogatoire prime sur tout le reste. »  

– « Mais… »

Camilla Dary parut hésiter, ce qui, chez elle, était plutôt rare.  

– « C’est promis », répondit Roland.

Elle était si déterminée qu’il pensait n’avoir pas trop à s’inquiéter. Par ailleurs, il tenait vraiment à respecter son souhait.

– « Dans ce cas, je vais immédiatement faire appel à ma capacité », dit l’Intente en Chef de l’Île Dormante en lançant à Roland un regard profond, après quoi elle posa une main sur l’épaule de Zoé et l’autre sur celle du guerrier.  

L’instant suivant, Zoé eut l’air misérable. On aurait dit qu’elle ne pouvait pas s’empêcher de grogner. Cependant, Roland comprit immédiatement que ce rugissement provenait du Diable qui, par le biais de la Résonance Mentale, s’exprimait par la bouche de la sorcière.  

– « Que m’avez-vous fait ?! » Gronda Zoé, d’une voix qui n’était plus la sienne. « Bande d’insectes stupides, créatures inférieures, laissez-moi partir ou je fais souffrir cette femme! »

– « Il parle de Zoé… », murmurèrent les sorcières, le souffle court.

– « Ne vous inquiétez pas, il cherche à vous intimider », dit calmement Anna. « Regardez son doigt. »

Elles virent alors la Sorcière du Châtiment Divin lever un doigt et l’agiter sans difficulté. De toute évidence, elle n’était pas sous l’emprise du Diable.  

Roland eut tôt fait de comprendre pourquoi elle agissait de la sorte. En effet, laisser la créature s’exprimer par sa bouche était une bien meilleure approche que la méthode des questions-réponses, dans la mesure où elle ne laissait pas au Diable le temps de réfléchir et de préparer ce qu’il allait dire.

– « Nous vous avons vaincu », ricana Roland. « Alors si nous sommes des stupides insectes, que dire de vous! »

– « Vaincu ? » La voix de Zoé semblait beaucoup plus grave tout à coup. Elle semblait comme abasourdie, en proie à la douleur. Roland ne savait pas si c’était là l’expression du Diable, en proie à la confusion, ou celle de la sorcière.

Comme il n’avait pas l’intention de laisser à l’ennemi le temps de reprendre son souffle, il continua à faire pression sur lui.

– « Oui, vous avez été criblé de balles et votre armée a été anéantie. La moitié de vos soldats ont été tués sur le champ de bataille, quant aux autres, ils n’ont pas réussi à fuir jusqu’à Taquila. Nous les avons brûlés par milliers et détruit votre campement souterrain. Alors dites-moi, lequel de nous deux est d’une espèce inférieure ?! » Acheva-t-il en criant.   

– « Non, c’est impossible, à moins que…à moins que… » Zoé secoua violemment la tête. Au bout d’un moment, elle leva les yeux et murmura, l’air surprise : « Auriez-vous récupéré un fragment d’héritage, amélioré votre espèce et créé ces armes… à partir de son contenu ? »

Roland saisit aussitôt les mots-clés.

– « Qu’appelez-vous fragment d’héritage ?  Que voulez-vous dire par “améliorer” » ?