Ce soir-là, les sorcières eurent du mal à s’endormir. Après avoir si longtemps souffert, elles ne pouvaient toujours pas croire que le Prince les accueille ainsi. Il n’y avait ni entraves ni gardes et Son Altesse leur permettait même de vivre au château et de dormir dans des chambres très spacieuses.
Wendy avait deviné que ses sœurs étaient mal à l’aise, aussi, accompagnée de Rossignol, était-elle allée les chercher pour les réunir dans une chambre. Assises en cercle sur le sol, les sorcières se mirent à bavarder gaiement pour apaiser leurs émotions.
« C’est ainsi qu’un leader devrait se comporter », se dit Leaves. Cara, qui était incroyablement scrupuleuse, n’aurait jamais remarqué leur état, et même si elle s’en était aperçue, la fondatrice n’y verrait pas une raison de réconforter les sœurs.
– « Sœur Wendy, Son Altesse Royale… qu’allons-nous faire ? », demanda timidement Colibri. « Nos capacités sont bien moindres que ce que Sœur Rossignol et vous-même avez à offrir. »
Ses paroles firent écho chez les autres sorcières, qui l’appuyèrent d’un signe de tête.
Wendy se mit à rire :
– « Laissez-moi réfléchir… eh bien… la première chose que vous aurez à faire sera de pratiquer votre capacité. »
– « Pratiquer notre capacité ? » Demanda Soraya hésitante : « Son Altesse Royale attend-il de moi que je dessine des portraits de lui toute la journée ? »
– « Probablement », répondit Wendy qui tapota la tête de Lune Mystérieuse. « Et vous aussi. Si Cara vous interdisait d’utiliser votre capacité au sein du camp, ce n’est pas le cas de Son Altesse. Il vous encourage même à utiliser et à découvrir votre capacité. »
– « Mais ma capacité pose problèmes à nos sœurs », murmura cette dernière.
– « Même si c’est le cas, vous devez pratiquer », répondit catégoriquement son aînée. « Il en va de vos vies. »
Leaves ne put s’empêcher de demander :
– « Qu’est-ce que la vie et la mort ont à voir avec le fait d’exercer nos capacités ? »
– « C’est vrai », interrompit Rossignol « Avec la méthode de Son Altesse, des sorcières ont pu sortir saines et sauves du Jour Anniversaire de l’Éveil. Dorénavant, nous pouvons dire adieu à la morsure démoniaque, toutes les sœurs pourront traverser ce jour avec facilité. »
Toutes les sorcières avaient à présent les yeux rivés sur Rossignol. Pour le moment, elles ne pouvaient pas croire ce qu’elles venaient d’entendre.
– « Vous faites allusion à ce qui est arrivé à Mlle Anna ? » demanda Scroll stupéfaite. « La dernière fois, vous ne nous avez pas dit comment cela avait pu se faire. »
– « En effet. À ce moment-là, ce n’était encore que spéculation de la part de Son Altesse, mais dans l’intervalle, il y a également eu l’anniversaire de l’éveil de Nana : elle n’a pas été blessée de toute la journée. »
– « Alors cette méthode est… »
Scroll ne put ajouter un mot : c’était tout simplement incroyable.
– « Tant que nous pouvons consommer quotidiennement notre pouvoir », expliqua Rossignol, « je peux voir comment celui-ci évolue. Au moyen d’une utilisation régulière, votre corps est capable de s’adapter à la magie. Vos réserves vont augmenter tandis que la souffrance ressentie durant la Morsure du Démon sera réduite d’autant. Lorsque votre Jour Anniversaire approche, si vous consommez toute votre magie et que vos réserves sont vides, la morsure ne cause aucun dommage à votre corps. »
– « Je pense que tout le monde peut même le ressentir faiblement », ajouta Wendy, « Lorsque nous étions poursuivies par l’Eglise, nous nous sommes toujours cachées dans les régions les plus éloignées de la ville, n’osant pas utiliser nos capacités. C’est pourquoi chaque hiver, nous avons perdu de nombreuses sœurs. Mais cette année, alors que nous vivions au camp de la chaîne des Montagnes Infranchissables, à l’exception d’Airy et Abby, toutes les autres ont survécu au Jour de l’Eveil. »
En y repensant, Leaves respira profondément : lorsqu’elle avait subi la morsure tandis qu’elle traversait les contrées sauvages, sa durée avait été exceptionnellement courte.
– « Si je comprends bien, la Montagne Sacrée ne serait pas une parcelle de terre… »
– « En effet, la Montagne Sacrée n’est pas un lieu », confirma Wendy qui acquiesça d’un signe de tête. « Si nous parvenons à nous accepter pour ce que nous sommes, à ne pas nous considérer comme des suppôts du Diable et si nous cessons de dissimuler nos capacités, nous serons notre propre Montagne Sacrée. »
– « Wendy avait même demandé à Son Altesse s’il lui permettrait de retourner au camp de l’Association de Coopération des Sorcières lorsque les Mois des Démons seraient terminés, pour vous apporter les nouvelles. » Rossignol regarda Wendy et ajouta d’une voix douce : « Ainsi, même si vous n’aviez pas trouvé la Montagne Sacrée, vous auriez pu vivre librement dans les montagnes. »
– « Puisque tout le monde est là maintenant, il n’est plus nécessaire d’en parler », répondit Wendy en souriant. « Peu importe que vous soyez utiles à Son Altesse ou non. Il faut pratiquer tous les jours, ne serait-ce que pour votre sécurité. »
– « Si c’est vraiment la clé capable de nous libérer de la Morsure du Démon, se pourrait-il que d’autres sorcières étaient déjà au courant ? », demanda Scroll. Elle réfléchit un instant, avant de répondre à sa propre question : « Nous n’étions pas la première association de sorcières. Le Royaume de l’Aube et celui de Wolfheart avaient déjà leurs propres sociétés. Nous leur avons même envoyé des lettres les invitant à nous accompagner dans notre recherche de la Montagne Sacrée, mais n’avons jamais reçu de réponse. »
Leaves soupira doucement. Elle avait eu la même pensée mais n’en avait rien dit : « Depuis que Cara a trouvé ce livre ancien dans des ruines à la frontière orientale du Royaume de Graycastle, elle croyait fermement à la Montagne Sainte et nous a toutes embarquées avec elle dans son entreprise. Une longue marche en exile commença pour l’association. Elles parcoururent la quasi-totalité du royaume. Au cours de ce voyage, nous avons rencontré de nombreuses nouvelles sœurs mais en avons perdu beaucoup. Si nous nous étions cachées dans les ruines dès le départ, aurions-nous trouvé la clé ? »
– « Nous pourrions essayer de contacter les sorcières qui se cachent dans d’autres villes », suggéra Rossignol, « c’était le plan de Son Altesse de toute façon. Il souhaitait que d’autres sorcières apprennent l’existence de ce refuge par le biais des rumeurs. Ainsi, elles seraient grandement soulagées de leurs soucis. »
– « Au final, je ne comprends toujours pas pourquoi Son Altesse devrait accepter toutes les sorcières », dit Echo, visiblement confuse.
Originaire du sud, cette dernière avait souffert bien davantage que la plupart des autres sorcières. Vendue par son propre peuple à un homme d’affaires du port de Clearwater, celui-ci l’avait emmenée jusqu’à la capitale pour la revendre au roi. Contrainte de se familiariser avec la danse et l’étiquette royale, elle avait même dû apprendre l’art de faire plaisir à un homme. Sans l’Association de Coopération des Sorcières, la jeune femme aurait probablement été vendue pour un prix exorbitant à un duc ou un ministre. Elle avait gardé l’accent du sud.
– « Peut-être qu’il est comme ceux qui auparavant voulaient vous acheter », déclara Lily avec un ricanement, « Les hommes sont… »
– « Ne parlez pas de ce que vous ignorez, Lily », coupa résolument Rossignol, visiblement très mécontente. « Son Altesse, le Seigneur Roland, est vraiment différent de tous ceux auxquels vous faites allusion. Certaines d’entre nous vivent ici depuis déjà un bon moment. »
– « Arrêtons-nous là pour ce soir », décida Wendy qui poursuivit, arborant toujours son aimable sourire : « Il est déjà tard, aussi vous devriez toutes retourner dans vos chambres et essayer de dormir. Même si votre capacité n’est pas vraiment utile à Son Altesse, il a toujours dit que ce qu’il souhaitait, c’était que nous puissions mener une vie aussi normale que possible à Border Town. Si vous voulez savoir ce que Son Altesse vous demandera demain, il s’agit… » Elle marqua délibérément une courte pause : « je veux que vous acceptiez ce contrat. »
Arrivées dans leur chambre, Leaves dit à Scroll :
– « Il se fait tard, nous devrions dormir à présent. »
– « Soit ».
Avant même que Son Altesse lui ait posé des questions sur sa capacité, il avait fait préparer une chambre pour elle et Scroll. Même si le prince disait que ce n’était qu’un arrangement temporaire et qu’une fois le bâtiment terminé elle pourrait avoir ses propres quartiers, ce lit étant assez spacieux pour trois personnes, ce n’était pas vraiment un problème.
La jeune femme retira son manteau et se glissa sous la courtepointe. Elle fut immédiatement enveloppée par une sensation indescriptible de douceur et de bien-être. Toute à son plaisir d’avoir enfin un lit confortable où dormir, Leaves ne put s’empêcher de chantonner de plaisir tandis que sa tête s’enfonçait dans l’oreiller. Un long moment plus tard, elle demanda doucement:
– « Reprochez-vous à Cara ce que nous avons eu à subir ? »
Scroll demeura longtemps silencieuse puis elle soupira et dit :
– « Nul ne peut prédire l’avenir. Peu importe ce qu’elle a fait par la suite, au départ, elle voulait réellement nous trouver un foyer où nous aurions pu vivre en paix, l’esprit tranquille. Mais tout cela n’a plus aucune importance. Vous devriez dormir à présent, mon enfant. »
Sur ce, elle ferma les yeux et murmura : « Bonne nuit ».