Lumière du Matin grimpa au sommet de la colline et, le cœur battant, contempla les postes affairés mais bien organisés qui s’offraient à ses yeux.
Ce n’était pas la première fois qu’il se trouvait sur le champ de bataille. À l’âge de quinze ans, cet excellent chevalier accompagnait déjà le Seigneur lors des assauts. Devenu adulte, il avait acquis la réputation de premier chevalier de la Région de l’Ouest.
Mais même s’il avait l’habitude de la guerre, l’atmosphère qui régnait en cet endroit était complètement différente.
Avant la bataille, les nobles motivaient, promettaient des récompenses, mangeaient et buvaient afin de renforcer le moral des troupes. C’est pourquoi les camps d’hommes libres et de mercenaires étaient souvent plongés dans de bruyantes réjouissances, un peu comme lors d’un marché en plein air à la différence près qu’il n’y avait pas de vin. C’était toujours l’occasion pour les chevaliers de se moquer de leurs hommes, capables de tout oublier pour quelques morceaux de pain sans savoir que pour cela, ils allaient devoir se sacrifier.
À cette époque, Ferlin Eltek tenait lui aussi pour acquis que seuls les nobles connaissaient l’art de la guerre. Sans l’un d’eux pour les diriger, les hommes libres, manquant de cohésion, ne seraient rien de plus que des grains de sables dispersés.
Mais en voyant le Duc Ryan se faire battre à Border Town par un groupe de mineurs, il comprit que la réalité était très différente de ce qu’il avait imaginé.
Cependant, satisfait de sa revanche, il n’y pensa plus et consacra toute son énergie à son épouse Irène.
Deux ans plus tard, grâce à son père, Lumière du Matin rejoignait l’État-Major pour s’apercevoir que la guerre avait complètement changé de visage.
Si la discipline de la Première Armée au cours du mois précédent l’avait grandement surpris, le professionnalisme dont elle faisait preuve en cet instant ferait honte à la plupart des nobles.
Nul besoin d’agitation. Chacun connaissait sa tâche. Plusieurs tranchées avaient été creusées au pied de la colline, la terre récupérée, mise dans des sacs que l’on empilait ensuite pour former des rangées de murs devant la zone des mitrailleuses. Au milieu des tranchées, on avait assemblé des filets de barbelés et des chevaux de frise. Réaliser une percée frontale serait presque aussi difficile que de faire une brèche dans un rempart.
De nombreuses zones tampon avaient également été aménagées derrière la ligne de défense, de sorte que même si les mitrailleuses venaient à être attaquées, la bataille ne soit pas perdue pour autant. Les sorcières de Taquila constituaient, en effet, une force de réserve capable de protéger le bataillon d’artillerie et de soutenir à tout moment la ligne de front.
Enfin, au sommet de la pente, se trouvait le noyau stratégique de la Première Armée avec ses six Canons de Forteresse pointés droit sur l’avant-poste ennemi. Pour l’heure, les artilleurs vérifiaient les paramètres de tir, derniers préparatifs avant l’assaut.
En une journée, et ce sans l’intervention d’un commandant, les soldats avaient transformé le secteur en un champ de bataille adéquat.
Si Ferlin avait pu se faire une idée de la puissance des nouvelles armes à feu lors de la démonstration d’artillerie, ce n’étaient cependant que des machines nécessitant l’intervention d’êtres humains.
Par ailleurs, ce furent ces soldats issus du peuple libre qui le surprirent le plus.
Jamais les grands Seigneurs n’auraient pu réunir un peloton aussi discipliné avec une conscience claire des tâches à accomplir. Il en avait vu, du changement parmi les habitants de la Cité Sans Hiver, mais ce n’était rien par rapport à ce qu’il avait sous les yeux.
– « Comprenez-vous à présent ? » Demanda une voix familière derrière lui. « C’est la réponse à la question qu’un jour vous avez posée. »
– « Oui père », dit-il en se tournant vers Sir Eltek.
Lorsque le Roi avait annoncé son intention d’unifier Graycastle dans un délai d’un mois et d’attaquer simultanément Hermès et le Royaume de l’aube, non seulement l’État-Major n’y avait vu aucune objection, mais il avait même élaboré un certain nombre de plans apparemment incompréhensibles.
Si les conseillers avaient agi ainsi, c’était en raison de ces armes et de ces soldats grâce auxquels personne, sur le continent, ne risquerait à être son ennemi, aucune force ne pouvant être comparée à la sienne.
– « Dommage que Sa Majesté ait interdit aux nobles de se joindre à l’armée », déplora Ferlin. « Je préfèrerais mille fois me battre aux côtés de ces gens que de passer mon temps dans un bureau. »
– « Le courage individuel n’est plus aussi important », répondit son père en souriant. « L’Etat-Major vous convient beaucoup mieux. Par ailleurs, vous ne connaissez pas l’ennemi. Et si quelque chose se produisait ? J’attends toujours un petit-fils alors que l’amie d’Irène vient d’accoucher. Vous devriez y mettre du vôtre. »
– « Père! » S’écria Ferlin en portant la main à son front.
– « Très bien, très bien, je ne dis plus rien », dit Eltek en caressant sa barbe. « Le soleil est sur le point de se coucher. Rentrons au camp. L’artillerie ne va pas tarder à tirer et je ne supporte pas ce vacarme. »
– « D’accord », acquiesça Lumière du Matin qui avait un autre champ de bataille à surveiller et des tâches à terminer.
Il jeta un dernier regard au camp et, accompagné de son père, redescendit la colline.
Il était dix-sept heures lorsque les six canons commencèrent à tirer l’un après l’autre, selon les angles de tir recalculés précédemment, brisant le silence des Plaines Fertiles.
Au bout de quatre cents ans, les humains étaient de retour sur ces plaines pour attaquer les Diables.
Après deux salves de tirs destinées à rectifier les éventuelles erreurs de calcul, les canons se synchronisèrent suite aux conseils de Sylvie.
Ces Canons de Forteresse améliorés de 152mm se rapprochaient davantage de leurs prédécesseurs historiques. Afin d’augmenter la portée de tir, la chambre des munitions avait été doublée et les obus devaient être insérés partie par partie, réduisant ainsi la vitesse de tir de moitié. Cependant, sous l’effet de la pression accrue, ces canons présentaient une menace fatale pour des cibles fixes, même à dix kilomètres de distance.
Comme, de surcroît, ils étaient plus longs, le poids en était également affecté, augmentant du même coup les difficultés logistiques. Ils avaient résolu le problème en démantelant les canons en quatre et en les faisant transporter par le ver de Taquila.
Comme cette manière de combattre était toute nouvelle, les soldats ne pouvant ni entendre le bruit, ni voir les flammes produites par l’impact de l’obus, s’ils n’avaient pas déjà mené plusieurs batailles à l’artillerie, jamais les soldats n’auraient pu croire qu’ils étaient en mesure de détruire des forteresses et des villes ennemies sans même voir l’adversaire.
Si Hache-De-Fer avait choisi d’attendre le coucher du soleil pour lancer cette attaque, c’était pour deux raisons. D’abord, l’efficacité de l’œil Magique étant indépendante de la lumière, celui-ci pouvait guider les tirs nocturnes. Ensuite, comme les Bêtes Volantes ne pouvaient voler de nuit, les Diables seraient contraints de subir leurs tirs jusqu’au lever du soleil.
Les canons tiraient toutes les deux minutes, cependant, à l’exception d’un grondement lointain, rien ne semblait avoir changé vu du camp.
Mais ce que voyait Sylvie, dix kilomètres plus loin, était totalement différent.
Les tirs répétés avaient totalement chamboulé le paysage et détruit en grande partie des dizaines de Pagodes de Pierre Noire. Lorsque les obus frappèrent la tour contenant la Brume Rouge, elles provoquèrent une explosion semblable à une éruption volcanique. Les pierres noires fusèrent de partout.
Mais la sorcière n’avait toujours pas localisé les Diables.
Au petit matin, alors que tous pensaient que l’ennemi avait abandonné son avant-poste, il se produisit quelque chose d’inattendu.
Une armée de Diables fit son apparition au Nord du camp militaire, à huit kilomètres du versant.
Au même moment, Sylvie aperçut une dizaine de Bêtes Volantes.
L’ennemi, invisible depuis plusieurs jours, marchait droit vers eux.