– « Alors comme ça, c’est Dame Tilly qui sera chargée de la rédaction du Manuel de vol ? » Demanda Anna en posant son livre. Elle eut un petit rire : « J’espère que Wendy ne sera pas vexée. »

– « Il est possible qu’elle le soit, mais je pense qu’elle saura le surmonter », répondit Roland en se déplaçant pour prendre une position plus confortable.

– « Comment en êtes-vous si sûr ? »

– « Rossignol a demandé une avance sur ses prochaines Boissons du Chaos et Sophia trois rouleaux de crème glacée.  À mon avis, dès demain, Wendy sera remise. Je lui ai également fait porter deux bouteilles de vin de fruits. Je doute fort qu’une fois saoule, elle rumine encore son échec. »  

– « Le nom de ce vin est-il : « Ivresse Extrême » ? »  

– « Non, il s’appelle « Vin léger aromatisé à la vanille. »

– « Vraiment ? Ce nom n’a rien d’original… »

Pour Roland, ce genre de soirée comptait parmi les meilleurs moments de détente. Après une bonne douche pour se débarrasser de la poussière et des tensions d’une journée fatigante, tous deux, adossés contre les coussins moelleux en velours noir, se racontaient leur journée. Souvent, Anna, qui aimait lire avant de se coucher, emportait un ouvrage portant sur des récits de voyages et des biographies, tandis que Roland, allongé à ses côtés, contemplait son beau visage.  

Depuis que la construction du chemin de fer avait commencé, rares étaient les moments où ils pouvaient se retrouver seuls tous les deux.

Tous les quatre jours, Anna prenait le train en direction Nord-Ouest pour installer les rails sur la portion de voie que Chloris avait préparée et ne rentrait au château que le soir.

Outre la soudure des rails, elle avait beaucoup à faire.

Il lui fallait, par exemple, fabriquer les principaux composants des armes, améliorer les nouvelles machines-outils et remplacer les anciennes ou encore découper des barres d’aluminium et assembler les éléments du planeur.

L’industrie de la Région de l’Ouest avait connu une croissance spectaculaire depuis ses débuts, les gens sachant désormais utiliser les matériaux métalliques de base et les outils de production sans l’aide des sorcières. Ceci dit, elle ne progressait pas aussi vite que les conceptions de Roland.

Les moments comme celui-ci n’en étaient donc que plus précieux.

– « C’est une bonne chose que ce soit Dame Tilly qui rédige le Manuel de Vol », dit Anna pour revenir sur le sujet. « En effet, votre invention est destinée à tous et ses ressentis sont certainement plus proches des gens ordinaires. Par ailleurs, elle apprend très vite et sait presque autant de choses que moi. Elle vous sera sans doute plus utile que Wendy. »

– « Hmm… il est vrai qu’elle n’est pas très douée dans ce domaine », admit Roland. « J’aurais dû y penser dès le départ. »

– « Avez-vous déjà réfléchi à la machine destinée au nouvel avion ? »

– « Bien sûr », répondit-il avec assurance, « C’est ma spécialité après tout. Grâce aux documents trouvés dans le Monde des Rêves, je vais pouvoir en dessiner d’un trait le prototype et sitôt que la tour de fractionnement du pétrole sera terminée, nous pourrons commencer à fabriquer l’aéronef. »

Ils évoquèrent ensuite les différents problèmes industriels de la Cité Sans Hiver, des détails techniques aux plans de développement. C’était une conversation agréable et harmonieuse. Non seulement Anna comprenait tout ce qu’il lui expliquait, mais elle était en mesure de faire des commentaires et des éloges pertinents. Roland trouvait son tact et sa délicatesse particulièrement rafraîchissants.

Alors qu’il fixait les yeux étincelants de sa compagne, Roland se rappela que dans le collège d’ingénierie mécanique qu’il fréquentait, comme plus tard au travail, il y avait très peu de femmes, ce qui expliquait sans doute pourquoi les salaires stagnaient. Il eut soudain l’impression d’être béni par le dieu de la mécanique.

Anna, qui trouvait sans doute qu’il la regardait avec trop d’insistance, se mit à rire :

– « Suis-je donc si belle ? »  

Pour toute réponse, Roland se pencha et lui embrassa l’oreille. 

– « Si j’avais su que vous étiez ainsi, j’aurais agi plus tôt », dit-elle en souriant.  

« Ferait-elle allusion au soir où, après la première célébration de la fin des Mois des Démons, elle m’a intercepté à la porte du château ? »  Se demanda-t-il.

« Et qu’avez-vous pensé de moi de prime abord ? » Demanda Roland.

– « À mes yeux, miséricordieux ou non, un Prince est un Prince. Vous êtes avant tout des nobles, qui, comme chacun le sait, sont très différents de nous. »

– « Désolé de vous décevoir », dit-il, faignant un air contrit, « mais je ne suis qu’un homme ordinaire. »  

– Ça ne pouvait pas mieux tomber », répondit Anna en esquissant un sourire. « Moi aussi je suis une personne ordinaire. »

Deux jours plus tard, le gros des troupes de la Première Armée arrivait au point prévu, le Versant Orienté Nord.

Hache-De-Fer trouvait cependant curieux que ce voyage ait été si calme. Contrairement à ses craintes, ils n’avaient subi aucune attaque, pas même un harcèlement aérien.

Lui qui s’était préparé à devoir se frayer un chemin parmi les nombreux ennemis n’en avait rencontré aucun. Le seul combat qu’ils avaient mené était contre une meute de loups en chasse. Sinon, la plaine était étrangement silencieuse, comme si tous les observateurs avaient été distraits par l’équipe des tireurs d’élite.

Si tel était le cas, il aurait pu comprendre. Mais les informations communiquées par les sorcières venaient contredire cette hypothèse.

Les premiers jours en effet, les Diables avaient renforcé leurs troupes après quoi la plupart des Bêtes Volantes s’étaient retirées, laissant l’avant-poste sans patrouilleurs. De toute évidence, ils avaient renoncé à surveiller le secteur.  

Une fois le camp militaire installé, Hache-De-Fer convoqua l’État-Major et les chefs de troupes pour une réunion.  

– « Avez-vous une idée des possibles raison du silence des Diables ? »

– « En effet, c’est assez étrange… » dit Ayesha, qui représentait l’Association des Sorcières. Elle réfléchit un moment et ajouta : « La seule chose qui pourrait restreindre leurs mouvements est la Brume Rouge. Or Sylvie dit que la construction de l’avant-poste est toujours en cours, par conséquent le ravitaillement en brume n’a pas été interrompu. »  

– « Leurs motivations seraient faciles à comprendre s’il s’agissait de nobles », intervint le Chevalier Lumière du Matin. « Soit quelque chose s’est produit, soit ils sont réticents à sacrifier quelques Bêtes Volantes. »  Puis, se tournant vers Ayesha, il demanda : « Dame Sylvie peut-elle voir ce qui se passe dans les ruines de Taquila ? »

– « Les tireurs d’élite sont trop loin des ruines », répondit la sorcière en secouant la tête. « Ils ont abandonné hier leur mission de diversion et sont en route pour nous rejoindre. »  

– « Combien de temps mettront-ils ? » Demanda Hache-De-Fer.  

– « Au moins quatre jours », répondit Ayesha en jetant un coup d’œil à la carte. « L’Arche Magique est rapide, certes, mais dès le départ, ils ont pris la direction opposée. Par contre, si Maggie et Foudre voyagent par leurs propres moyens, il y a de grandes chances pour qu’elles arrivent ce soir. »

– « Ne cherchons pas à connaître leurs intentions », intervint soudain Edith. « Quoi qu’ils envisagent de faire, c’est une aubaine pour nous. Nous sommes arrivés à destination sans avoir subi de pertes et l’approvisionnement souterrain se passe sans encombres. Il ne nous reste plus qu’à installer les Canons de Forteresse et à raser l’avant-poste ennemi. »

C’était indiscutable.

– « Si je ne m’abuse, l’Arche Magique est presque impossible à remarquer tant qu’elle reste sous terre, n’est-ce pas ? » Demanda Hache-De-Fer après réflexion.

– « On peut le voir comme ça », répondit Ayesha.

– « Maggie pourrait-elle emmener Dame Sylvie jusqu’ici ? »  

– « Je vais le lui dire. »

– « Je vous remercie », répondit Hache-De-Fer qui prit rapidement une décision : « Commandant de Bataillon Van’er! »

– « À vos ordres! » dit ce dernier en s’avançant.

– « Installez les canons et préparez-vous à tirer », ordonna-t-il en appuyant chaque mot. « Nous attaquerons demain soir! »