Si le Diable qui volait à l’avant avait remarqué ce qui se passait, il aurait pu s’échapper. Andrea s’aperçut qu’il était beaucoup plus difficile de prévoir les mouvements d’une cible vivante que d’abattre un ballon dans les airs comme elle l’avait fait lors des exercices de tir.  

En effet, une fois le coup parti, la balle prenait une trajectoire déterminée. Si, prenant conscience du danger, un être vivant décidait soudain de changer de direction, la sorcière risquerait fort de manquer sa cible.

Elle qui, lorsque l’objectif était proche, n’avait jamais manqué son coup, le résultat étant presqu’immédiat, devait à présent attendre patiemment, la balle ayant cinq kilomètres à parcourir avant d’atteindre sa cible.

Si elle était en mesure de déterminer de quel côté une pièce de monnaie retomberait une fois lancée, elle ne pouvait pas l’enduire de colle pour assurer le résultat. En admettant que quelqu’un donne un grand coup sur la table ou effleure la pièce du doigt au moment où elle retombe, la donne pourrait être changée. Aussi ne serait-elle pas surprise si le Diable prenait la fuite.

Dans ce cas, l’Escadron de Vol serait contraint de s’en occuper.

Fort heureusement, celui-ci n’avait rien remarqué d’inhabituel. Non pas qu’il manquât de vigilance, mais à des centaines de mètres d’altitude, il ne pouvait guère entendre que le sifflement de l’air, d’autant plus amplifié qu’il volait face au vent. Lors des préparatifs de la bataille, Foudre avait déduit des essais répétés qu’un Diable volant à plus de dix mètres devant la cible n’entendrait pas celle-ci se faire frapper par une balle.

C’est pourquoi Andréa avait choisi d’abattre le dernier de la formation en premier.  

L’imposant projectile lui avait ouvert le ventre, détruisant ses organes sans qu’il ait le temps de pousser un cri.  De ce fait, celui qui volait à l’avant, n’ayant rien remarqué, avait laissé passer sa seule chance de s’échapper.

Une dizaine de secondes plus tard, une autre balle, venue d’en haut, traversait sa poitrine et brisait la colonne vertébrale de sa monture.  

La Bête Volante, qui volait au milieu avec un chargement sur le dos, finit par remarquer que quelque chose n’allait pas. Mais comme elle n’était pas suffisamment intelligente pour comprendre ce qui se passait, elle suivit son instinct de survie et fit demi-tour en direction de Taquila.  

Andrea la verrouilla et, pour la troisième fois, put prédire sur quelle face tomberait la pièce.

Tard dans l’après-midi, l’Arche remonta à la surface.

Selon la carte établie par le groupe d’exploration, l’équipe de tireurs d’élite était bien arrivée à son lieu de repos, sous une grotte naturelle effondrée.

– « Il y a des champignons séchés ? » Demanda Amy, grandement surprise.

– « Je les ai stockées ici », répondit Maggie en sortant de sous une pierre plusieurs flacons de verre. « Il y a même des épices pour le barbecue! »

– « En cachez-vous sur toutes vos bases ? »  

– « Bien sûr », répondit fièrement Foudre. « Comparé aux autres, cet endroit est mal équipé. Au Pavillon de la Forêt, nous avons stocké tellement de nourriture que nous pourrions organiser un banquet! »  

– « Où donc se trouve ce pavillon ? Demanda Sharon, intriguée.

– « Près de la Chaîne des Montagnes Infranchissables, dans un arbre aussi grand qu’un château », répondit Maggie en en esquissant les contours dans les airs. « Nous avons demandé à Chloris de nous construire un toit et de créer un espace ensoleillé pour faire sécher la viande. »

– « Le Roi doit certainement être le seul à tolérer que vous voliez son sel et ses épices », intervint La comtesse Sephora en se frottant le front. « À mon avis, ces produits coûtent plusieurs Royals d’or. Tout autre Seigneur vous aurait déjà jetées dans un wok bouillant. »

L’intendante de l’Île Dormante approuva de la tête.

– « Je ne les ai pas volés! » Contesta Maggie. « Seulement ramassés. »

– « Ramassés ? » Répéta Sephora, dubitative.  

– « Oui », répondit Foudre. « Ils étaient tombé des sceaux provenant des cuisines. »

– « Par ailleurs, je les payés », renchérit Foudre. « Dans les Fjords, n’importe quel explorateur peut se faire beaucoup d’argent en dessinant des cartes. Or j’en ai dessiné beaucoup pour Sa Majesté. »

– « Le Roi ne saurait vous le reprocher, quand bien même vous auriez fouillé les cuisines », intervint Sylvie d’une voix douce. « Les épices que vous avez prises ne sont rien comparées à tout le poisson séché que Rossignol dérobe six fois par semaine dans les cuisines de Sa Majesté. Elle s’est même introduite dans son bureau pour voler… »

Tout le monde prit un air grave.  

– « Voler quoi ? »

S’apercevant qu’elle venait de vendre la mèche, Sylvie répondit :

– « Rien d’important… au fait, je meurs de faim! Si nous préparions le repas ? »  

– « Tenez-vous vraiment à vous immiscer dans la vie privée de Rossignol ? » Demanda Andréa, histoire de faire taire leur curiosité.

À ces mots, toutes cessèrent d’y penser et se mirent au travail.

Sharon utilisa ses étincelles pour faire un feu, Amy coupa grossièrement les champignons pendant que Phyllis et Cendres attrapaient un sanglier. Seule Sephora, qui n’était pas dans son assiette, resta là. Au bout d’un moment, une odeur alléchante se répandit dans la grotte.

Certes, il n’y avait pas autant de plats que lors d’un banquet au château, cependant, c’était délicieux et largement suffisant pour un dîner en pleine nature où, la plupart du temps, elles ne mangeaient que des crêpes et de la viande séchée.

Cendres fit frire la poitrine du sanglier et en répandit la graisse sur les champignons et la viande, faisant saliver toute l’assistance.  

Finalement, elles ne laissèrent rien du sanglier.

Enfin repues, toutes s’endormirent rapidement, à l’exception de l’Extraordinaire et des Sorcières du Châtiment Divin, qui, plus résistantes que les autres, assuraient la garde de nuit.

– « Je prends le premier tour », déclara Cendres en alimentant le feu. « Son Altesse Tilly m’a dit, en effet, que même si vous dormiez moins longtemps que nous, vous étiez plus vulnérable au manque de sommeil. »  

– « C’est vrai, ceci a pour effet de nous faire perdre tout contrôle sur notre corps », reconnut Phyllis. « Mais il est encore tôt, je n’ai pas l’intention de me coucher de suite. »  

Cendres acquiesça en silence. Elle n’était pas bavarde et même lorsqu’elle se trouvait avec Tilly, elle se contentait la plupart du temps d’écouter.  

Tout était silencieux. On n’entendait plus que le crépitement du feu et la respiration des sorcières.  

– « Elles sont si proches », murmura Phyllis en regardant ses compagnes endormies. « Même à l’époque de Taquila, jamais je n’ai vu une équipe aussi soudée. »

Cendres tourna la tête : Foudre était étendue sur une peau de bête, Maggie blottie sur son ventre, ses longs cheveux blancs leur faisant comme une couverture bien chaude.

Elle ne put s’empêcher de sourire.

– « Elle n’était pas comme ça au début. Avant que nous ne l’accueillions, elle vivait seule depuis des années sous sa forme de pigeon. À l’époque, elle avait presque perdu la capacité de parler, et sursautait au moindre petit bruit. Jamais elle n’aurait pu être proche de quelqu’un. »

– « Je me demande seulement combien de temps perdurera leur intimité », dit Phyllis en baissant les paupières. « J’espère que cette fois, la Bataille de la Divine Volonté sera différente. »

– « Pourquoi dites-vous cela ? » Demanda Cendres, intriguée. Si elle ne voulait pas que cette conversation prenne le ton d’un interrogatoire, elle ne pouvait pas non plus se permettre de laisser de côté cette question. « N’allons-nous pas rester unies face à cet ennemi inconnu ? »

– « Assurément », répondit en soupirant Phyllis. « Mais la guerre changera aussi les sorcières. Avez-vous remarqué que le pouvoir magique n’affectait pas que nos capacités ? »