– « À quelle distance se trouve la cible ? »

– « Douze kilomètres. »

– « Et ailleurs ? »

– « Rien en vue. »

La Résonance Mentale améliorant considérablement l’efficacité de la communication, la rapidité avec laquelle Sylvie répondait aux questions d’Andrea lui donnait l’impression de parler toute seule.

Les premiers moments d’inconfort passés, Andrea appréciait vraiment l’expérience à présent.  Une fois son esprit relié à celui de Sylvie, elle avait l’impression que tout reprenait vie. Non seulement elle pouvait voir loin, mais tous ses sens étaient exacerbés. C’était un sentiment merveilleux.

Elle ne put s’empêcher de se demander ce qu’elle ressentirait si elle vivait l’expérience avec la Princesse Tilly.  

– « Ici Foudre, de l’Escadron de vol. Me voyez vous, Escadron de l’Arche ? »  Demanda la jeune exploratrice à travers le Sceau d’Écoute.

Andrea reprit aussitôt ses esprits, inspecta le ciel et répondit :

– « Oui, je vous vois. »  

– « Que pensez-vous de l’altitude ? »

– « Impeccable, mais vous feriez mieux de vous cacher derrière des nuages. »

– « Compris! »

– « Goo! »

Si Andrea manquait une cible ou n’avait pas assez de puissance pour abattre un démon, les deux sorcières cachées au-dessus s’empresseraient de s’en occuper. À pleine vitesse, Foudre était trois fois plus rapide qu’une Bête Volante et Maggie pouvait quasi instantanément se transformer. Jamais l’ennemi ne pourrait échapper à leur attaque aérienne.

Cependant, elles ne pourraient le faire qu’une seule fois et seraient contraintes de battre en retraite si les Diables étaient plusieurs.

De son côté, Andrea, qui avait une confiance absolue en ses propres compétences, n’avait pas l’intention de leur laisser l’opportunité de combattre.

Elle qui se vantait d’être un tireur d’élite infaillible avec lequel même Cendres ne pouvait rivaliser entendait bien montrer à ces jeunes filles ce que c’était qu’une véritable professionnelle.  

– « Six kilomètres », avertit Sylvie.

– « Parfait. Première cible verrouillée. »  

Andrea ferma les yeux et se concentra.

En théorie, elle aurait dû pouvoir abattre n’importe quelle cible localisée dans le rayon d’efficacité de son arme, soit plus de cinq kilomètres, mais la quantité de pouvoir magique requise ne le lui permettait pas.

Lorsqu’elle aurait tout épuisé, elle s’évanouirait aussi, après de multiples essais, avait-elle constaté qu’une distance de cinq kilomètres était l’idéal.  

Alors qu’elle suivait sa cible, un courant de magie s’échappa de son corps et l’enveloppa étroitement. Aussitôt une ligne de visée fictive s’étendit jusqu’à la Bête Volante qui ne s’attendait pas du tout à être attaquée.

Ce mince fil argenté, dont la première partie évoquait un pont voûté et la seconde une ligne ondulée, ne s’apparentait en rien à la trajectoire d’une balle.

Avant ce nouveau fusil, jamais encore elle n’avait vu pareille ligne de ciblage. C’était comme une suite de segments irréguliers qui changeaient constamment et dont la partie centrale rappelait un fil de soie d’araignée ondulant dans le vent. Cependant, l’extrémité ne quittait jamais la cible.  

Elle avait interrogé le Roi à ce sujet et sa réponse l’avait grandement surprise.

Selon lui, sa capacité ne résidait pas dans la visée. Quel que soit le soin avec lequel un tireur d’élite pointait son fusil sur une cible, fut-il équipé de la meilleure lunette de visée, il n’était jamais certain de la toucher. En effet, une fois la balle tirée, sa vitesse diminuerait progressivement. L’influence extérieure augmentant, un fort vent de travers suffirait à dévier le projectile.  

À plus forte raison si la cible se trouvait à cinq kilomètres.

– « Dans ce cas, quelle est ma capacité ? » Avait-elle demandé à Roland.

Elle pensait qu’il bluffait, attendant qu’il lui pose la question, mais cela ne la dérangeait pas.

– « En fait, vous êtes douée pour gagner à pile ou face. Alors que nombreux sont les facteurs qui déterminent le point de chute d’une balle, curieusement, vous atteignez toujours votre cible. Pourquoi ? Réfléchissez. C’est un peu comme si vous jetiez une pièce en l’air tout en sachant de quel côté elle va retomber. »

– « En êtes-vous certain ? Comment se fait-il, dans ce cas, que je n’obtienne jamais les cartes que je voudrais lorsque je joue ? »

– « Eh bien, ce n’est pas la même chose. Voudriez-vous devenir plus forte ? Je connais une théorie qui pourrait considérablement accroître votre compétence. »

– « Vraiment ? De quoi s’agit-il ? »

– « De la Théorie des Probabilités », avait répondu le Roi en souriant. « Du point de vue de la probabilité conditionnelle, de nombreux facteurs sont susceptibles d’affecter vos résultats lors du tir, mais vous pouvez contrôler ou supprimer leur effet. Croyez-moi, une fois que vous maîtriserez cette théorie, votre potentiel sera illimité. »

Andrea revoyait comme si c’était la veille Sa Majesté lui remettre un livre, le sourire aux lèvres.  

« Je vais pouvoir devenir une transcendante! » Avait-elle pensé, ravie, avec l’impression qu’un avenir radieux s’offrait à elle.  

Mais cet enthousiasme avait été de courte durée.

« Bon sang mais qu’est-ce que c’est ?! » avait-elle pensé en ouvrant le livre. « Comment une personne normalement constituée pourrait-elle y comprendre quelque chose ? »

Au moment même où la ligne argentée se dissolvait dans le décor, Andrea pressa la gâchette.

Un éclair de flammes jaillit et le coup partit avec une détonation telle qu’elle eut l’impression de prendre un coup de marteau dans la poitrine tandis que sous l’effet du violent recul, la crosse la frappait à l’épaule. Mais les revêtements antichocs sur le support et le trépied, étaient là pour en atténuer les effets et avant même que la poussière ne retombe, la sorcière était prête à tirer à nouveau.

Elle sentit un afflux de pouvoir magique se répandre dans son corps.

En effet, comme elles l’avaient appris à l’entraînement, outre Marge et les sorcières venues assister Andrea, toutes les autres, y compris les combattantes venues là pour les protéger, lui fournissaient du pouvoir magique.

– « Alors ? Vous l’avez touchée ? » Demandèrent-elles, préoccupées, le premier tir étant déterminant quant au succès ou à l’échec de cette opération.

– « Quoique la balle ait une longue distance à parcourir, elle ne manquera pas sa cible », répondit Andrea avec assurance.

 Comme Sa Majesté le lui avait expliqué, elle savait déjà comment la pièce allait retomber.

La vitesse de la balle était telle que même Sylvie était incapable de la localiser, mais Andrea pouvait sans peine prévoir sa trajectoire. Après avoir parcouru quatre kilomètres, elle amorcerait sa descente et bien qu’une balle perdue soit toujours rapide et mortelle, si elle continuait dans cette direction, la cible serait manquée.  

Mais c’était sans compter sur une forte rafale de vent. Comme une pierre ricoche sur l’eau, celle-ci repousserait la balle, telle un oiseau, vers le ciel ou elle décrirait un arc.

C’est le seul moyen pour qu’évitant les deux Bêtes Volantes qui volaient à l’avant de la formation, elle atteigne la dernière en ligne.

Andrea pressa à nouveau la gâchette, mais cette fois-ci, au lieu de se préparer pour le troisième tir, elle tourna son regard vers sa première cible.

« Boum », murmura-t-elle.

L’instant d’après, la bête diabolique fut prise d’une violente secousse. Un nuage de sang jaillit de son dos tandis que ses organes s’échappaient de son ventre. Le Diable qui la chevauchait fut coupé en deux, la partie supérieure de son corps projeté dans les airs tandis que la Brume Rouge s’échappait des réservoirs qu’ils transportaient.

Vu de loin, on aurait dit une fleur rouge en train d’éclore dans le ciel.