– « Elle est déjà en mesure de débarquer ? » Demanda Roland, vivement intéressé. « Vous m’aviez dit qu’elle avait choisi de vivre en mer et n’avait pas eu de contact avec les hommes depuis fort longtemps. »
– « C’est grâce à Son Altesse Tilly et à Mlle Camilla », soupira Margaret. « Sans sa capacité à communiquer par la conscience, elle ne serait toujours pas en mesure aujourd’hui de s’adapter à une vie humaine normale. En outre, Joanna ne sait plus du tout parler. Le Seigneur Tonnerre a eu beau lui présenter de nombreux érudits, cela n’a pas donné grand-chose. Pour le moment, elle ne peut prononcer que quelques mots et n’est même pas en mesure d’avoir une simple conversation. »
La commerçante s’interrompit soudain, ne sachant pas s’il fallait poursuivre ou non.
– « Quelque chose ne va pas ? » S’enquit Roland.
– « J’ignore si cela fait suite à une transformation à long terme, mais à certains égards, son corps n’est plus celui d’un humain », répondit Margaret en se mordant les lèvres. « Pour autant que je sache, lorsque les sorcières n’utilisent pas la magie, elles sont semblables à n’importe quel humain. Mais Joanna ne peut plus reprendre son apparence. Ses joues, son cou, ses bras et ses jambes sont couverts d’écailles de couleur cyan, un peu comme celles… des Fantômes Marins. »
L’image de Loélia, avec sa queue et ses longues oreilles, s’imposa aussitôt à l’esprit de Roland. « Voyons… une peau couverte d’écailles… c’est tout à fait le style… Non, ce n’est pas le moment de penser à ça. »
Étant donné que le Peuple des Sables lui-même craignait les jolies oreilles de la Princesse du clan du Feu Ravageur, la situation de Joanna serait sans doute pire encore.
– « Quelqu’un lui aurait-il causé du tort ? »
– « Nous avons fait de notre mieux pour l’éviter, mais on ne peut jamais empêcher les gens de parler », soupira Margaret.
– « Si nous voulons qu’elle se réadapte à la vie humaine, il faut absolument qu’elle ait des contacts avec d’autres », souligna Tonnerre, démuni. « Son physique n’était pas bien perçu, même dans les Fjords où elle a effrayé deux servantes et trois savants. Certaines rumeurs prétendent même que j’aurais pris en charge un Fantôme Marin. Peut-être que, tout compte fait, la mer est l’environnement qui lui convient le mieux. »
– « Si mon amie ne tenait pas à vivre sur la terre ferme, je ne l’aurais jamais poussée à aller vivre sur l’île contre son gré », poursuivit la commerçante. « Ce n’est pas le fait d’être en interaction avec les autres qui dérange Joanna car même si elle doit rester plusieurs heures en mer chaque semaine, elle apprécie beaucoup la présence des femmes qui veulent bien l’accepter. De plus, alors qu’auparavant elle mangeait son poisson cru, à présent, elle le préfère bien cuit. »
Pourtant, ce genre d’environnement ne se limitait qu’aux locaux de Tonnerre. S’il comprenait parfaitement, Roland n’avait pas de solution à proposer dans l’immédiat. En fait, il faudrait du temps pour changer de point de vue et son cas était bien plus sérieux que celui des autres sorcières. L’histoire était là pour attester que de tous temps, les difformités ou, d’une manière générale, le physique d’une personne avait toujours été sujet à discrimination ou exclusion sociale.
– « Je suis certain que ça va s’arranger », dit-il pour rassurer Margaret. « Pourrais-je la voir de plus près ? »
Si le problème était vraiment sérieux, la seule chose à faire dans l’immédiat serait la dissimulation. En effet, lorsque Loélia portait un chapeau pour cacher ses oreilles, elle ressemblait en tous points à une personne normale.
– « Bien sûr! » Margaret fit un signe à Joanna : « Venez par ici, ma chère. »
Mais la sorcière, après lui avoir jeté un rapide coup d’œil, se cacha à nouveau.
– « Je suis désolée, Votre Majesté, je crains qu’elle ne soit pas habituée à voir autant de monde », dit la femme d’affaires en s’inclinant.
– « J’ai l’impression que vous lui faites peur », jubila Rossignol à l’oreille du Roi.
Roland s’éclaircit la voix et répondit :
– « Ce n’est pas grave. Comme elle va devoir rester un certain temps à la Cité Sans Hiver, elle finira par s’habituer. À présent, allons au chantier naval. »
Afin de pouvoir construire le navire en acier, Roland avait expressément dégagé un espace vide de près de cent acres au Sud-Ouest de la plage et demandé à Lotus de construire un mur d’enceinte pour empêcher quiconque d’y pénétrer. Il avait également installé des tours de garde aux quatre coins de la zone et ordonné à la Première Armée de la garder, de sorte qu’à l’exception des ouvriers travaillant sur le site, rares étaient ceux qui savaient à quoi ressemblait ce navire gigantesque qui requérait les meilleures chaînes de production industrielle de toute la Cité Sans Hiver.
Alors qu’ils traversaient le mur par le biais d’un escalier en zigzag, une exclamation de surprise retentit au sein du groupe face à l’immense structure qui se dressait devant eux.
Ce n’était certainement pas une exagération.
Vu d’en bas, la première chose qui sautait aux yeux était la coque imposante, très différente de celles, arrondies, des voiliers à trois mâts. Les côtés étaient perpendiculaires au sol et la base plate. Apparemment il n’y avait pas de quille. De leur point de vue limité, tous avaient l’impression de se tenir devant un oppressant mur d’acier.
– « Au nom des Trois Dieux… Je rêve ? »
– « Combien pèse-t-il ? Il doit bien dépasser les deux mille tonnes! »
– « Même le plus grand voilier du monde ne pourrait supporter un choc avec lui! »
– « Un voilier ? Mais même les géants de haute mer fuiraient en sa présence! »
« Tonnerre… euh, je veux dire, Seigneur Flyingbird, vous ne nous aviez pas dit que nous allions naviguer sur un monstre! »
Le groupe se dispersa aussitôt. Les marins se dirigèrent vers le navire, touchèrent sa coque, frappèrent dessus, incapables de contenir leur enthousiasme. Même s’ils n’avaient jamais vu pareille embarcation, tous ces navigateurs expérimentés étaient conscients d’avoir affaire à quelque chose d’extraordinaire.
Quant à Tonnerre, la surprise qui se peignait sur son visage était sans doute encore plus visible que chez les autres.
Lorsqu’il avait lu dans la lettre de Roland que le navire était entièrement fait d’acier, le navigateur s’était dit qu’il exagérait car même dans les navires en bois ordinaires, on n’utilisait les meilleurs matériaux que pour les parties essentielles. Aussi, lorsqu’il avait recruté ses marins les avait-il seulement informés qu’ils navigueraient sur un bateau de haute mer, sans voiles et dont la structure était en acier suffisamment solide pour résister aux énormes vagues de la Crête de Mer.
Mais à en croire ce qu’il voyait, ce n’était pas le cas.
Certes, il savait que la Cité Sans Hiver était très habile à construire des navires, mais jamais il n’aurait imaginé pareil niveau. À elle seule, la quantité de matériaux était si impressionnante que jamais les Fjords auraient pu s’en procurer autant, ceci sans parler de la technique utilisée pour assembler ces pièces d’acier.
Combien pouvait bien coûter ce métal ?
Comparé à d’autres produits, le minerai de fer n’était pas considéré comme luxueux dans la mesure où un lingot de fer brut de la taille de la paume pouvait être vendu entre 30 et 40 Royals d’argent. Mais une fois forgé en acier, son prix était multiplié par dix. Ce métal était si précieux que les Chevaliers considéraient généralement leur armure d’acier comme un héritage de famille et le transmettaient de génération en génération.
Si l’acier était si cher, c’était en raison du temps qu’il fallait pour le produire. En effet, en une vie entière, un forgeron ne pouvait fabriquer que sept ou huit armures complètes dignes de ce nom. Autrement dit, même si tous les forgerons des Fjords s’unissaient durant des décennies, jamais ils ne pourraient fabriquer autant d’acier.
Au départ, il n’avait commandé à Roland qu’un navire à vapeur qui, selon la Chambre de Commerce des Fjords, coûtait entre trois et quatre mille Royals d’or. Aussi lorsque Sa Majesté lui avait fait savoir qu’il ne facturerait que les frais de production n’avait-il pas pris cela comme un grand cadeau étant donné que la découverte de la Ligne de Mer valait bien plus que le coût du navire lui-même. Mais comme le Roi de Graycastle ne lui demandait en échange que des informations, il ne pouvait se considérer comme abusé.
Il envisageait même de régler le coût total du navire une fois qu’il aurait exploré la Crête de Mer, ceci en récompense pour les soins prodigués à sa fille et parce qu’il souhaitait que Foudre ait une vie des plus agréables à la Cité Sans Hiver.
Mais en réalisant que le coût des matériaux à lui seul représentait un chiffre astronomique, Tonnerre se sentit désolé pour sa bourse.