Molly acquiesça sincèrement. En effet, au cours du dernier mois, elle avait été profondément touchée par l’attitude des habitants de la Cité Sans Hiver à l’égard des sorcières. Ni trop familière, ni discriminatoire…, elle ressemblait plutôt à un mélange de curiosité et d’habitude.

Quelques jours auparavant, alors qu’elle se promenait dans le Quartier du Port, ayant vu une rafale de vent renverser une pile de caisses vides, la sorcière avait aussitôt eu le réflexe de faire appel à son serviteur magique pour les ramasser. Loin de crier et de fuir, les gens qui travaillaient là manifestaient un grand intérêt pour ce géant transparent et sans jambes.

C’était la première fois que Molly vivait une telle expérience, les migrants de l’Île dormante n’ayant jamais été aussi proches des sorcières. Même si, en surface, ils se conformaient aux directives de Son Altesse Tilly, ils considéraient toujours ces femmes comme une espèce différente et se tenaient généralement à une distance respectueuse, seuls les explorateurs et quelques commerçants ne se souciaient pas de leurs pouvoirs magiques.

Sur le continent, où l’Église avait exercé une profonde influence, la situation était plus terrible encore, aussi Molly avait-elle eu peine à croire les informations rapportées par Lotus au sujet de la Région de l’Ouest. Mais s’y étant rendu personnellement, elle avait découvert que ce qu’avait rapporté son amie était encore bien en deçà de la réalité.

Désormais, elle ressentait une lueur d’envie à la vue de Lotus qui faisait monter et descendre d’innombrables personnes dans un grand immeuble, d’Evelyne dont la taverne était toujours animée et de Chandelle, autrefois considérée comme inutile et désormais accueillie chaleureusement par tous les ouvriers de l’usine.

Si la jeune fille n’avait pas recherché activement un emploi, c’était uniquement pour ne pas importuner Son Altesse Tilly car même sur l’Île Dormante, elle n’était pas du genre à rester oisive.

– « N’oublions pas que nous allons devoir affronter notre plus grand ennemi : les Diables », reprit Tilly en s’adressant aux sorcières. « Vous savez déjà toutes ce que signifie la Bataille de la Divine Volonté.  Même l’Église d’Hermès n’est rien en comparaison, vous ne devez pas travailler uniquement pour votre plaisir. Chacun de ces billets représente votre contribution à la Cité Sans Hiver et à l’humanité tout entière. La gloire en reviendra à toutes les sorcières car ce faisant, nous prouverons au monde que nous sommes une part décisive et indispensable de la race humaine! » Elle leva le poing : « À présent, que toutes les sœurs disposées à répondre à ce recrutement me rejoignent sur scène. »  

– « Sur 86 emplois proposés, 69 ont reçu des réponses. Le résultat est plutôt encourageant », dit Tilly à Wendy en lui remettant la liste des noms. « Par ailleurs, la plupart de celles qui n’ont pas postulé sont simplement hésitantes. D’ici quelque temps, je pense que vous aurez davantage de candidates. »

– « Plutôt bon ? Mais c’est bien au-delà des attentes du Roi! »  Plaisanta Wendy.

– « Vraiment ? Combien en attendait-il ? » S’enquit la Princesse, intriguée.

Wendy se mit à rire et étendit trois doigts.

– « 30 ?! » S’exclama Tilly, un peu irritée. « Il sous-estime les Sortilèges de l’Île Dormante. »  

– « Vous devriez plutôt vous en attribuer le mérite », dit Wendy d’un ton sérieux s’inclinant devant la Princesse.

En effet, trente candidatures au cours d’une campagne de recrutement classique auraient déjà été un chiffre optimiste. Mais la majorité des sorcières présentes avaient été touchées par le discours de Tilly au sujet du travail pour le bien de toutes les sœurs et pour la gloire des sorcières. Wendy, qui avait été gardienne de l’ancienne Association de Coopération des Sorcières avait parfaitement compris qu’à l’exception d’un foyer, ce qui manquait le plus à ses compatriotes était la reconnaissance des autres.

Il n’était pas facile pour ces femmes, qui avaient vécu comme des personnes normales durant une décennie, de faire aussi facilement abstraction du passé.

– « Si j’ai parlé ainsi durant la réunion, c’était aussi pour moi », répondit Tilly en souriant. « Roland m’a permis de découvrir un large éventail de choses intéressantes et de comprendre à quel point cette ville était incroyable. Si nous venions à perdre la Bataille de la Divine Volonté, tout disparaîtrait, aussi je me dois de faire des efforts si je veux voir encore plus de choses merveilleuses. N’est-il pas préférable de nous serrer les unes contre les autres pour nous tenir chaud avant que n’arrive l’hiver de la fin des temps ? »

– « …Votre Altesse a raison », répondit Wendy en riant.

– « Dommage que tout le monde ne soit pas d’accord avec moi », ajouta Tilly en haussant les épaules, résignée. « Les sorcières de la Région de l’Est n’accepteront sans doute jamais de participer au recrutement. »

– « Vous voulez parler de ce petit groupe dirigé par Azéma ? » Wendy était perplexe : « Si elle ne s’entend pas avec vous, pourquoi est-elle venue avec vous dans les Fjords ? »

– « Ça n’a pas toujours été ainsi », soupira la Princesse. « Elles connaissaient l’Association du Croc Sanguinaire avant d’arriver à l’Île Dormante. Comme ces sorcières les avaient aidées à plusieurs reprises à repousser les forces de l’Église durant leur fuite, elles en sont venues tout naturellement à faire confiance à Heidi Morgan. Au départ, ce n’était pas un souci mais lorsque les tensions ont éclaté entre l’Association du Croc Sanguinaire et les Sortilèges de l’Île Dormante, nos relations se sont brisées. »

– « C’est donc ça… »

– « Et lorsque j’ai combattu Heidi sans en informer personne, je n’ai fait que renforcer le ressentiment d’Azéma et lorsqu’elles ont demandé à quitter l’Île Dormante sur la Jolie Dame, j’y ai consenti. Pour tout vous dire, si Sophia ne les avait pas dissuadées de partir, elles ne seraient sans doute déjà plus à la Cité Sans Hiver. »

– « Ce n’est pas votre faute », la réconforta Wendy. « Heidi Morgan a eu le sort qu’elle méritait pour avoir trompé les sorcières Wolfheart. »

– « Mais il est vrai qu’elle a aidé Azéma », souligna Tilly qui, visiblement, ne voulait pas s’attarder sur le sujet. « À leur place, j’aurais moi-aussi été fâchée. Ce ne sont pas de mauvaises personnes. »  

– « Eh bien… » Wendy marqua un court silence : « J’ai peut-être un moyen de les convaincre, mais… »

– « Mais quoi… ? »

– « Cela pourrait les amener à rompre avec les Sortilèges de l’Île Dormante. »

– « Cela ne changerait pas grand-chose à la situation actuelle », répondit Tilly, convaincue. « Si votre idée peut être profitable à Roland comme à elles, n’hésitez pas. »  

– « Avons-nous…vraiment raison d’agir ainsi ? » Demanda Doris avec inquiétude tandis qu’elles rentraient à leur immeuble résidentiel.  « Nous avons déjà offensé Dame Tilly. Si nous refusons maintenant le travail que nous propose le Seigneur et que cela la contrarie davantage, nous pourrions … »

Plusieurs sorcières de la Région de l’Est étaient d’accord avec elle.  

– « Je pense que Doris a raison. Roland Wimbledon n’est pas un Seigneur comme les autres. Il est le Roi de Graycastle et quand bien même nous parviendrions à retourner dans notre région, nous serions encore sur ses terres. »  

– « Par ailleurs, nous ne sommes pas des sorcières de combat. Si jamais ils ont recours à la force, nous ne serons pas en mesure de résister. »

– « Allons, comment pourrions-nous battre une folle comme Cendres ? Je gage qu’elle nous déteste depuis un bon moment. »

– « Pour ma part… je trouve que l’Association des Sorcières nous traite plutôt bien. »

– « N’y pensez pas. Elles seront toujours du côté du Roi à ce sujet. Ce serait déjà bien si elles ne l’aidaient pas à nous arrêter. »

– « Taisez-vous donc », répliqua Azéma, coupant court à toute discussion. « Jamais Roland Wimbledon n’aurait recours à de telles méthodes, sans quoi l’image qu’il s’est donné tant de mal à construire serait totalement anéantie. Si nous acceptions de travailler pour lui, à quoi servirait la résistance dont nous avons fait montre jusqu’ici ? Nous serions contraintes de nous en remettre aux Sortilèges de l’Île Dormante et aux yeux des étrangers, nous serions exactement comme toutes les autres sorcières. »  

Elle avait dit ces mots avec une certaine réserve car force lui était de reconnaître que depuis deux semaines, l’Association des Sorcières, loin de les opprimer comme elle aurait pu s’y attendre, leur apportait son aide et les traitait d’égale à égale. Celle qui avait pour nom Wendy était même venue plusieurs fois la trouver pour discuter de tout cela. Son comportement amical lui donnait l’impression d’avoir un foyer, sentiment qu’elle n’avait pas éprouvé depuis longtemps.

Cependant, Azéma devait continuer à jouer l’indifférence. Elle avait l’intuition que si elle cédait, elles resteraient à jamais prisonnières des Sortilèges de l’Île Dormante.

C’est alors qu’on frappa à la porte principale de l’immeuble.

– « Qui va là ? » Demanda-t-elle, un peu contrariée.

– « C’est moi, Wendy », répondit de l’extérieur une voix douce et calme. « Je voudrais vous parler, Mlle Azéma. »