« Fichtre! Quel imbécile, ce prince! N’est-ce pas celui qui a été jeté dans ce désert sans pitié ? », pensa Cornélius, furieux. Mais se souvenant que deux gardes le suivaient, la main sur le pommeau de leur épée, ce dernier ravala sa langue pour un temps.
Lorsqu’enfin il fut hors du château et que les gardes l’eurent quitté, le Baron se sentit soulagé.
Il sortit son mouchoir déjà humide et s’essuya le front, puis cracha résolument une pleine bouche de salive en imaginant que ce crachat s’écrasait tout droit sur le visage du Prince. Comme ce n’était pas encore suffisant pour libérer sa colère, Cornélius répéta son geste jusqu’à ce qu’il se sente mieux.
« Ainsi, vous vous croyez capable de rivaliser avec la forteresse sous prétexte que vous êtes parvenu à bloquer l’invasion des bêtes démoniaques ? Continuez à faire le fier, de toute façon, ce ne sera plus pour longtemps. »
Cornélius se dit que s’il avait pu savoir, il n’aurait jamais osé revenir si tôt à Border Town. En général, l’aristocratie rentrait toujours après les civils. Après tout, l’exploitation minière et la chasse étaient un travail salissant et si pénible que les aristocrates ne s’y risquaient jamais.
Leur rôle se limitait à superviser la production, en attendant qu’il y ait suffisamment de minerai à transférer. Durant leur temps libre, ils se rendaient chez leurs chasseurs dans l’espoir de trouver une fourrure de haute qualité convenable à acheter.
Mais cette année, la situation était complètement différente : le Baron avait entendu dire par Sir Reynolds, le directeur financier, que le Duc Ryan s’apprêtait à chasser le 4ème Prince hors de Border Town. Ce n’était pas trahir le Roi de Graycastle, mais plutôt faire respecter l’ordonnance de Timothy Wimbledon, le nouveau Roi : « Roland Wimbledon n’est plus le Seigneur de Border Town, et s’il veut qu’un nouveau territoire lui soit réassigné, il doit d’abord rentrer voir le Roi. »
Le Duc Ryan avait prononcé ces paroles révolutionnaires devant Sir Reynolds, qui avait su obtenir de l’avancement, passant d’un poste à la mairie au poste de directeur financier en seulement cinq ans. Si, en tant que proches, ils n’eurent pas gardé des relations à distance et s’il ne lui avait pas envoyé deux fourrures de haute qualité chaque année, Cornélius n’aurait jamais su ce qui se tramait dans l’esprit des personnes en charge de l’ouest.
« Gagner un nouveau territoire s’il retournait voir le roi » n’était qu’une promesse vide de sens. Même Cornélius savait que le premier Prince, sans qu’il ait pu se défendre, avait été envoyé à la guillotine. Si le 4ème prince revenait, le nouveau roi ferait-il montre de miséricorde ?
La frontière ouest était sans aucun doute sous la domination du duc Ryan, restait à savoir si celui-ci attendrait l’ordre du Roi Timothy ou s’il agirait sans. Cependant, lorsque le Duc déciderait d’agir, il ne ferait aucune différence entre Roland Wimbledon et un chien errant.
C’est aussi la raison pour laquelle Cornélius s’était précipité vers Border Town. D’abord parce qu’il voulait acheter des fourrures au plus vite, et ensuite parce qu’il avait l’intention de mettre sa maison en vente.
Il pensait que le premier point était une idée très intelligente : Les années passées, alors que les civils fuyaient vers la Forteresse de Longsong pour s’y réfugier, leurs stocks étaient bien sûr à sec en début d’année. Mais cette fois, ils étaient restés à Border Town, aussi y aurait-il certainement des biens à acquérir. Par conséquent, non seulement il pourrait amasser une petite fortune, mais il pourrait aussi montrer à Reynolds une certaine piété familiale.
Ensuite, Cornélius avait demandé à Reynold de lui donner une place à l’Hôtel de Ville. Bien qu’il s’agisse d’un travail très actif, c’était toujours mieux que de vivre dans cette fichue ville de pauvres. Et puisqu’il n’aurait plus besoin de sa maison, mieux valait la vendre au plus vite. Lorsque le Duc Ryan lancerait son attaque, qui sait si ce mercenaire sans foi ni loi ne ferait pas un raid sur sa maison pour ensuite la brûler, ce qui serait pour lui une grande perte.
Mais jamais il n’aurait pu imaginer qu’au lieu d’être brûlée par des mercenaires, sa maison serait détruite par le 4ème Prince. En repensant à tout cela, le Baron serra les dents de colère : « c’était l’une de mes meilleures maisons, ah! »
Même s’il avait exagéré en annonçant cent cinquante, elle valait bien trente Royals d’or.
Afin d’obtenir au plus vite son argent, il avait même fait des courbettes et accepté à contre cœur une vingtaine de Royals d’or, mais Son Altesse l’avait traité d’une manière totalement saugrenue! Au lieu de lui donner ses pièces, il l’avait accusé de désertion.
Ignorait-il que chaque année, au début des Mois des Démons, tous les nobles étaient évacués vers la Forteresse de Longsong ?
« Une minute… »
Cornélius ralentit brusquement : il lui semblait que quelque chose clochait. Il connaissait de réputation le mauvais caractère du 4ème Prince. Celui-ci, qui agissait toujours sans réfléchir, avait même maltraité la femme du Baron Simon après son arrivée à Border Town. Par la suite, cette anecdote était devenue une blague que l’on se raconta longtemps en privé. Mais ce jour-là, l’impression que le prince venait de lui renvoyer ne correspondait pas à ce qu’il savait de lui. A aucun moment Son Altesse ne s’était mis en colère ni n’avait eu un comportement éhonté. C’était Cornélius lui-même qui avait fait preuve de mauvais caractère et agi sans rime ni raison. Durant toute la conversation, le ton de son interlocuteur était resté le même. Dans ce cas, que craignait-il, surtout après avoir renoncé à sa propre maison par obéissance? S’il avait répondu que la maison était la sienne, le Prince l’aurait-il réellement tué ? |
Bon… Cornélius ne put s’empêcher de frémir, la sueur sur son front diminuait. Rétrospectivement, tandis qu’il faisait face au Prince, il avait plutôt l’impression de s’adresser au Duc Ryan.
Le Baron secoua vivement la tête, s’efforçant de fouiller dans ce souvenir désagréable au fond de son esprit. « Quoi qu’il en soit », se dit-il, « le 4ème Prince n’a plus que quelques jours pour faire le fier. Bientôt, le Duc Ryan reprendra Border Town sous sa juridiction, et Son Altesse Roland Wimbledon sera raccompagné à Graycastle. Ce jour-là, je lui rirais bien au nez. Ces vingt Royals d’or sont peut-être perdus, mais finalement, le duc Ryan se vengera pour moi. »
Cornélius cessa de réfléchir et réussit enfin à se détendre. Ayant reçu des pièces de fourrure de haute qualité, il n’avait plus besoin de vendre sa maison et pouvait à présent rentrer à la Forteresse : « Le fait de transmettre le message à tout « membre de l’aristocratie qui aurait mal compris » est en réalité une bonne action. Lorsque je serai rentré, je devrais imiter cela de mon mieux, afin que tout le monde sache à quoi ressemble un bluff. »
Il quitta enfin les environs du château, et tandis qu’il descendait la route jusqu’au port, Cornélius croisa une femme qui portait une capuche.
Il n’y avait rien d’étrange à cela, après tout, les citadins allaient et venaient sans cesse, mais cette femme était bien habillée. C’était peut-être une jeune Lady ou une dame de la bourgeoisie qui allait voir le Prince. Lorsqu’une rafale de vent souleva un coin de sa capuche, Cornélius sentit son cœur sauter, et ne put retenir son souffle.
« Dieu, c’est ce à quoi devrait ressembler une femme, avec de longs cheveux verts, ce qui est très rare. Le seul fait d’avoir aperçu un court instant une petite partie de son visage a suffi pour me surprendre. Si le Roi de Graycastle lui-même appelait les princesses d’une autre aristocratie, il ne trouverait personne comme elle, aussi comment est-il possible qu’une femme si belle se trouve à Border Town ? », pensa-t-il en lui-même.
L’homme se retourna : il voulait la rattraper pour voir ce qu’elle ferait, et s’aperçut que l’inconnue marchait droit vers le château.
« Est-ce là le genre de femme que fréquente le Prince ? » Le Baron hésita encore un peu, puis renonça. Il ne voulait vraiment rien avoir à faire avec le 4ème Prince : « Il faut mieux laisser le Duc Ryan se débarrasser de cet odieux personnage, pour ma part, je dois rentrer à la Forteresse. »
Arrivé à l’embarcadère, il monta dans son clipper à un mât. Les bateliers hissèrent la voile. L’embarcation quitta rapidement la jetée et fila en direction de la Forteresse de Longsong.
Sur le chemin du retour, assis au soleil, Cornélius assista à un véritable spectacle.
À environ cinq milles de Border Town dans un champ enneigé, un vaste groupe de personnes pénétra dans son champ de vision : tous portaient la même armure en cuir marron et une pique de bois sur le dos. Ils formaient une longue file et marchaient lentement dans la neige. Bien qu’il fût séparé d’eux par une petite forêt et ne puisse pas tout voir, le Baron était certain qu’il y avait au moins cent personnes.
« Serait-ce les agriculteurs que le 4e prince a recrutés pour affronter les bêtes démoniaques? »
Durant les premiers mois de l’année, la neige recouvrant encore les routes, il était très difficile d’y marcher. Cornélius ne pouvait même pas l’imaginer. Malgré cela, ce groupe de gens descendait le chemin. La neige devait bien avoir un pied de profondeur, ce qui n’était pas une mince affaire…
Le gros homme voulut rire de cette scène ridicule et s’aperçut qu’il en était incapable. Un sentiment de doute assaillit son esprit : les chevaliers que commandait le Duc Ryan seraient-ils capables d’en faire autant ?