– « Votre Majesté, je… »
Contre toute attente, le Commandant en Chef de la Première Armée parut un peu hésitant, ce qui était rare chez lui.
Si, au départ, Roland lui avait posé la question sur un ton détaché, il était de plus en plus curieux de connaître la réponse. Il s’attendait à ce que Hache-De-Fer s’inquiète à ce sujet, la peine encourue en cas de responsabilité totale pouvant inclure la mort par le feu ou par pendaison. Cependant, ce dernier n’ayant en rien outrepassé ses ordres, il devait forcément y avoir une autre explication à son attitude.
Au lieu de le presser de répondre, le Roi se laissa aller contre le dossier de son siège et attendit patiemment les explications du Mojin.
Après mûre réflexion, Hache-De-Fer se mit à genoux et répondit :
– « Non, Votre Majesté… Mais si c’est Mlle Edith qui a eu l’idée d’éliminer ces aristocrates ennemis, c’est moi seul qui ai mis ce plan à exécution. J’en assume donc l’entière responsabilité. »
« Edith ? Cela aurait-il été planifié par l’État-Major ? » Se demanda Roland, pris de court.
N’ayant rien lu à ce sujet dans la proposition que ce département lui avait soumise, il se demanda si cela n’avait pas été organisé en secret et après réflexion, comprit pourquoi le Commandant hésitait tant à répondre.
À cette époque, ère du mercenariat, toute affaire liée à l’armée était considérée comme relevant exclusivement du Seigneur, l’intervention d’un tiers étant très mal perçue. Si cela s’était produit sur le territoire d’un autre noble, l’agitateur clandestin aurait certainement été puni. Si Hache-De-Fer semblait si peu confiant, c’était parce qu’il ne voulait pas impliquer Edith mais se refusait cependant à mentir.
– « À ma connaissance, vous avez parfaitement géré le Front Est. L’Hôtel de Ville se chargera sous peu de déterminer le montant de votre récompense en fonction des résultats de la guerre. À présent, vous pouvez disposer. »
– « Vous n’allez donc pas me punir, Majesté ? » Demanda le Commandant, abasourdi.
Roland ne put s’empêcher de rire :
– « Pourquoi ? Auriez-vous enfreint mes ordres ? »
– « Euh… »
– « Je vous avais chargé d’éradiquer les rebelles de la Région de l’Est et de ramener ces villes sous mon autorité. Vous étiez autorisé à agir en fonction des circonstances », répondit le Roi. « Si vous entendiez deux de vos soldats discuter stratégie au sein du camp et décidiez ensuite d’adopter leurs suggestions, devrais-je vous punir ainsi que ces deux hommes ? N’oubliez pas qu’Edith est membre de l’Etat-Major et à ce titre, il est tout à fait normal pour elle d’avoir une idée de la stratégie à adopter. »
– « Ainsi, Majesté, vous ne pensez pas que l’un de nous a pu commettre une erreur dans cette affaire ? » S’enquit Hache-De-Fer en relevant la tête.
– « Je n’ai rien dit de tel », répondit Roland. « Ce n’est pas parce que vous vous en sortez bien qu’Edith n’aura rien à répondre, mais ce n’est pas votre problème. Allez vite vous reposez à présent. »
Le commandant était sur le point de dire quelque chose mais il se ravisa :
– « À vos ordres, Majesté. »
Le militaire parti, Roland appela aussitôt l’Hôtel de Ville par la ligne directe.
– « Faites savoir à Edith Kant que je l’attends au château. »
Moins de dix minutes plus tard, la Perle de la Région du Nord se présentait à son bureau.
– « Votre Majesté, je suis entièrement responsable dans cette affaire », dit-elle de but en blanc. « Punissez-moi comme bon vous semblera. »
Roland la regarda, amusé :
– « Je n’ai même pas ouvert la bouche que vous savez déjà ce que je m’apprêtais à dire ? »
– « Lorsque l’armée du Front de l’Est est rentrée à la Cité Sans Hiver, il était parfaitement naturel que vous convoquiez prioritairement Hache-De-Fer. S’il ne vous avait pas parlé de l’incendie, vous n’auriez certainement pas demandé si vite à me voir. »
« Comme il est facile de discuter avec une personne intelligente », pensa Roland qui, devant sa franchise, avait même le sentiment d’avoir devant lui une subordonnée loyale à qui l’ont aurait fait du tort.
Mais il arrive parfois que plus une personne est intelligente, plus elle est encline à tomber dans le cul-de-sac qu’elle a elle-même créé.
– « Au départ, c’est moi qui lui ai demandé de s’en charger, simplement, ce n’est pas son style de duper ainsi les nobles et de faire passer cela pour un incendie. Mais puisque vous avez le sentiment d’en être responsable, où, d’après vous, se situe le problème ? »
– « Je me suis arrangée pour rencontrer le Commandant de la Première Armée de façon officieuse et sans solliciter votre permission… »
– « Faux », coupa Roland. « Vous avez enfreint le règlement de l’État-Major qui stipule que toute stratégie opérationnelle doit être consignée par écrit et soumise à mon approbation. »
Edith, qui ne s’attendait pas à cette réponse, écarquilla les yeux :
– « Votre Majesté ? »
– « Ce n’est pas le cas ? »
– « Eh bien… dans la mesure où cette opération a été réalisée en votre nom, les fonctionnaires ne risquent-ils pas de penser que vous en êtes à l’origine ? » Demanda-t-elle, perplexe.
– « C’est très probable », répondit Roland avec un léger sourire. « Où est le problème ? »
Edith semblait aussi confuse que Hache-De- Fer, et ce n’était pas non plus dans ses habitudes.
– « Eh bien… quoique rebelles, c’étaient tout de même des nobles. Aux yeux de l’aristocratie, votre acte pourrait… »
– « Je sais ce que vous allez dire. » Roland haussa les épaules : « En admettant que je ne sois pas en mesure de gérer le contrecoup, pensez-vous pouvoir le faire ? »
– « Je… »
– « Détendez-vous et dites-moi : pensez-vous qu’il serait juste de ma part de faire de mes subordonnés des boucs émissaires sitôt qu’un problème surgit ? »
– « Des boucs émissaires ? »
– « Hem… fuir mes responsabilités, si vous préférez », expliqua Roland. « Si j’approuvais en toute quiétude qu’après avoir agi pour le compte du Royaume de Graycastle, vous risquiez la mort au lieu d’en retirer la gloire, pensez-vous que ces fonctionnaires me resteraient totalement fidèles ? »
Edith demeura silencieuse.
– « Cette responsabilité me revient en tant que Roi et ce n’est que de cette manière que mes subordonnés pourront œuvrer sans avoir de fardeau à porter. C’est pourquoi j’insiste pour vérifier les plans définitifs du département de l’État-Major, dans le cas où quelque chose m’échapperait, comprenez-vous ? »
Au bout d’un certain temps, la Perle de la Région du Nord hocha la tête :
– « Je me suis montrée trop vaniteuse », répondit-elle.
– « Étant donné que vous avez enfreint les règles, vos contributions à cette double offensive, qui, normalement, auraient dû vous valoir une promotion, ne seront pas reconnues. » Roland prit une gorgée de thé : « Le sujet étant clos, vous pouvez disposer. »
– « Bien, Votre Majesté », répondit Edith en s’inclinant respectueusement.
– « Si je comprends bien, vous avez fait tout cela pour rien ? » S’enquit Cole Kant en déposant délicatement une assiette de champignons glacés au miel devant sa sœur qui s’empressa d’y piquer sa fourchette. « Vos collègues ont tous été promus, mais pas vous ? »
– « En effet », répondit-elle en mâchant bruyamment ses “Becs d’Oiseau” comme pour bien montrer qu’elle n’était pas satisfaite du dîner. « Vous savez ce que Sa Majesté m’a dit ? “Si je ne suis pas capable de gérer le contrecoup, pensez-vous pouvoir le faire ?” C’était tellement insupportable que j’ai vraiment besoin d’un exutoire. Si le Roi ressemblait davantage à notre père, je n’aurais jamais agi ainsi mais sachant qu’il ne l’ignorerait pas, j’ai pensé que ce ne serait pas un mauvais investissement, les risques étant parfaitement mesurés. Mais en quelques mots, il a rejeté tout ce que j’ai fait et m’a même reproché de trop penser. Les idéalistes sont-ils donc si naïfs ? »
Cole essuya la sueur qui perlait à son front :
– « Vous êtes en colère, ma sœur ? »
– « Comment, ça ne se voit donc pas ? » Rétorqua Edith en lui jetant un regard noir.
Ce dernier rentra aussitôt sa tête dans ses épaules. C’était la première fois qu’il voyait son aînée afficher une telle expression en dehors des cérémonies officielles. Depuis dix ans qu’ils vivaient ensemble, le jeune homme connaissait son amour du pouvoir. Si, selon ses dires, elle venait de perdre une occasion d’être promue, elle aurait normalement dû en être contrariée ou frustrée. Mais son visage exprimait plutôt… un étrange sourire mêlé de colère.
Sauf erreur de sa part, on appelait généralement cela “bouder”.
« Bon sang… », pensa Cole en frissonnant.
Qui aurait cru que la Perle de la Région du Nord, qui, généralement, affichait l’indifférence ou une affection hypocrite, pourrait sourire en pleine contrariété en dehors des réceptions – son attitude étant alors délibérée – et ne pas s’en rendre compte ? Était-ce vraiment là l’Edith Kant qu’il connaissait ?
Comme son frère ne répondait pas, la jeune femme plissa les yeux :
– « Alors ? »
Cole sentit ses poils s’hérisser. « Aucun doute, c’est bien ma sœur », pensa-t-il.
– « Sa Majesté avait peut-être ses raisons », répondit-il.
– « Comme bon lui semble », dit Edith en portant le dernier morceau de champignon à sa bouche. « Je me demandais simplement jusqu’où un idéaliste pouvait aller. Mais… »
– « Mais quoi ? » S’enquit Cole, en proie à un mauvais pressentiment.
– « Mais comme je suis vraiment mécontente, vous allez me tenir lieu de sac de frappe », dit-elle en pinçant ses lèvres minces.