Alban resta figé sur place.
Ainsi, l’incident survenu quelques années auparavant était un leurre monté de toutes pièces par le Comte Quinn pour dissimuler le fait que sa fille était devenue une sorcière ?
Depuis tout ce temps, Andrea était une Déchue démoniaque et il ne l’avait jamais su…
Mais il n’en restait pas moins que c’était les sorcières qui avaient assassiné son père et détruit son royaume. Sans leurs incroyables capacités, la situation présente serait totalement différente.
Avait-il eu tort de vouloir se venger son père ?
Ces deux pensées qui se heurtaient dans l’esprit d’Alban lui causaient une migraine insoutenable.
– « Votre règne se termine », dit le Comte Quinn en s’avançant vers lui. « Il est grand temps que le Royaume de l’Aube cesse de se conformer à votre volonté. Les sorcières obtiendront la reconnaissance qu’elles méritent et auront désormais le même statut et les mêmes droits que tous. Elles pourront se promener librement dans les rues, occuper des postes officiels, hériter de leurs familles et même gouverner ce royaume. » Il s’interrompit un instant et regarda Andrea. « Quant à vous… »
– « Auriez-vous l’intention de tuer un membre de la famille royale ? » S’exclama Alban, furieux. « Avez-vous oublié votre serment envers vos ancêtres ? Avez-vous oublié mon nom ? Répondez-moi, Rodolphe Quinn! »
Son ton était si acerbe que toutes les personnes présentes dans la salle, effrayées, reculèrent d’un pas, à l’exception d’Andrea et des Sorcières du Châtiment Divin.
« Je suis un descendant direct de la maison royale Misra aussi, même si je ne suis plus Roi, vous porterez à jamais le titre de Régicide! » Cria-t-il. « Vous allez détruire l’ordre qui règne au sein du Royaume de l’Aube et plus jamais les grandes familles aristocratiques ne vous feront confiance! »
– « Je ne vous tuerai pas », soupira Rodolphe. « Du reste, s’il ne s’agissait de ma famille, jamais je n’aurais agi de la sorte. Mais jurez-moi que vous quitterez à jamais le royaume pour n’y plus revenir. Emmenez qui vous voudrez mais quittez la capitale, sans quoi je n’aurai d’autre choix que de vous enfermer dans les prisons du château comme vous l’avez fait à l’aîné des Luoxi. »
– « Les grandes familles soutiennent-elle votre décision ? »
– « La famille Tokat n’y voit aucune objection », répondit le Comte Tokat, la main sur le cœur.
– « La famille Luoxi non plus », renchérit le Comte Luoxi.
– « Nous n’avons pas, comme vous, un cœur de pierre », dit à son tour Orian Tokat. « Heureusement que vous avez donné vos ordres un petit peu trop tard, sans quoi… »
– « Assez », coupa Otto, « n’en dites pas davantage. »
– « Quelle prévenance! » Dit Alban en lançant aux nobles présents un regard froid. « Mais face aux énormes différences de pouvoir, combien de temps parviendrez-vous à entretenir cette ridicule amitié ? » Il réfléchit un long moment : « Je choisis la première proposition. »
Il ne pouvait pas se laisser emprisonner dans un endroit d’où il ne reverrait jamais le jour. Tant qu’il était en vie, il resterait un membre de la famille royale de l’Aube et les royaumes de Wolfheart ou de l’Éternel Hiver continueraient à le traiter comme tel. Mieux valait partir que de finir enfermé dans une cage. Par ailleurs, rien garantissait que le Comte Quinn ou le Roi de Graycastle ne commettraient pas d’impair. Si un jour un conflit éclatait, les nobles des autres territoires se souviendraient certainement de lui.
– « Dans ce cas, veuillez prêter serment, je vous prie », acquiesça le Comte Quinn.
Alban Misra s’exécuta au nom de ses ancêtres. L’incident était clos. Mais alors que les gardes escortaient l’ex Roi de l’Aube hors de la salle, Andrea remarqua le sourire froid d’Elena, qui la soutenait.
Alors qu’elle quittait le château, elle entendit soudain Otto, qui l’avait suivie, l’appeler :
– « Andr … Pardon, Mlle Quinn… je voulais vous remercier de m’avoir sauvé la vie. Monsieur Hill m’a globalement expliqué tout ce qui s’était passé à la Cité Sans Hiver. »
– « Pourquoi tant de cérémonie ? Je vous ai sauvé, certes, mais ne suis-je pas votre amie d’enfance ? »
– « C’est juste que je suis… » Otto resta un moment sans voix, mais on pouvait voir une lueur de joie passer dans son regard.
– « Dans ce cas, appelez là “grande sœur”! » Suggéra Orian, qui l’avait rejoint, en l’attrapant par le cou. « N’oubliez pas qu’autrefois, c’était elle le chef de notre groupe. A moins, bien sûr, que vous ne revendiquiez ce poste! »
– « Orian! » S’écria Otto en lui donnant un coup de coude dans les côtes.
– « D’accord, je plaisantais dans l’espoir de vous détendre un peu… » Dit-il. « Voilà si longtemps que nous ne nous sommes pas vus et puisque la Fleur de Lumière est de retour, que diriez-vous ne nous retrouver ce soir à notre vieil endroit habituel ? »
– « La taverne du Rameau d’Argent ? » Andrea haussa les sourcils : « Elle existe toujours ? »
– « N’oubliez pas qu’elle appartient à la famille Luoxi. Même si le patron n’est guère compétent, elle n’est pas prête de fermer. »
– « Hey! »
– « Je n’y vois pas d’inconvénient. »
– « Alors c’est décidé. Mais pour l’heure, je vous laisse car je dois me rendre quelque part », dit-il en leur adressant un signe de la main.
Otto prit une profonde inspiration.
– « An… Andrea … Je voudrais vous parler en privé. »
En effet, l’occasion était inespérée, même s’il ne comprenait pas comment son vieil ami avait pu la laisser passer.
Plus question pour lui d’emprunter les mots d’Orian pour lui dire combien elle lui avait manqué. Par ailleurs, Andrea était différente de celle qu’il avait retrouvée à la Cité Sans Hiver. Même si elle semblait toujours en conflit avec son identité de dame de la famille Quinn, au moins ne traitait-elle pas ses amis d’enfance comme des étrangers. À en juger par son sourire quelques minutes plus tôt, c’était une évidence.
Andrea réfléchit un instant puis hocha la tête.
– « Allons dans la cour », suggéra-t-elle.
Otto sentit son cœur s’accélérer.
La personne chargée de veiller sur elle les laissa seuls et il suivit la jeune femme.
– « Vous allez bien ? » Demanda-t-il en voyant le dos de la sorcière trembler alors qu’il marchait derrière elle.
Otto aurait bien voulu l’aider, comme ils avaient l’habitude de le faire spontanément lorsqu’ils étaient enfants, mais il n’osa pas.
– « C’est juste un effet consécutif à l’usage excessif de mon pouvoir magique, rien de grave. Si nous voulons améliorer notre capacité, nous devons toutes en passer par là. Rassurez-vous, dans deux jours, j’aurai totalement récupéré », répondit-elle en haussant les épaules. « Nous voilà seuls à présent. De quoi souhaitiez-vous me parler ? »
Otto se mordit la lèvre :
– « Vous souvenez-vous de ce que je vous ai dit à la Cité Sans Hiver au sujet d’Orian qui venait chaque année porter des fleurs sur votre tombe ? »
– « Je m’en souviens en effet. »
Il prit une profonde inspiration :
– « Ce que je ne vous ai pas dit… c’est que je le faisais moi-aussi. Je ne pouvais pas vous oublier. Je ne saurais vous décrire la joie que j’ai ressentie lorsque, dans mon cachot, je vous ai entendue dire : « je suis là ». Je me suis alors juré que, quoiqu’il advienne, je vous dirais ce que j’ai à vous dire. Andrea, pourriez-vous rester ici ? »
La sorcière ne parut pas surprise.
– « Merci », dit-elle en souriant. « Mais vous arrivez trop tard. »
– « Trop tard ? Que voulez-vous dire ? »
– « Il y a une personne auprès de laquelle je souhaite rester, c’est pourquoi je ne puis m’attarder à la Cité de Lumière », répondit-elle précipitamment, d’un ton à la fois doux et sérieux. « Si vous m’aviez posé la question il y a dix ans, j’aurais peut-être accepté. »
Le cœur d’Otto se serra.
– « Serait-ce Sa Majesté Roland ? Si c’est de lui que vous parlez, c’est en effet un meilleur parti que moi… »
– « Jamais je n’entrerai en compétition avec Rossignol », coupa la sorcière. « Je suis sa meilleure alliée. »
– « Pardon ? »
– « Euh… laissez tomber », répondit-elle en toussotant. « Ce n’est pas ce que vous pensez, Otto. Les sorcières ne peuvent assurer la continuité de la lignée familiale et pour tout vous dire, je ne tiens pas à être restreinte par les règles de la noblesse. Dix ans, c’est long! Je ne suis plus la Fleur de Lumière que vous avez connue, comprenez-vous ? »
Otto était sur le point de répondre qu’il était prêt à renoncer à la noblesse, mais une force invisible l’en empêcha. Il n’était plus un enfant capricieux qui préférait éviter de prendre ses responsabilités.
Ce serait la plus grande déception de son père et de sa sœur Belinda.
Aussi la regarda-t-il s’éloigner sans rien dire.