Le Comte Quinn, qui avait pourtant traversé d’innombrables tempêtes dans sa vie, en fut totalement abasourdi.
– « Qu’avez…vous dit ? »
Le plus surprenant n’était pas le fait qu’elle lui ait proposé d’être le Roi de l’Aube mais d’apprendre qu’elle était désormais sous les ordres de Roland Wimbledon.
En effet, selon la personne qui les prononçait, ces mots pouvaient prendre un sens totalement différent.
Yohan lui avait suggéré la même chose quelque minutes auparavant mais le Compte savait pertinemment qu’à elle seule, la famille Quinn ne pourrait pas détrôner les Misra. À ses yeux, le fait que Yohan lui demande de prendre position n’était qu’un fantasme irréaliste.
Cependant, ces paroles avaient plus de pouvoir venant de la bouche d’une personne soutenue par le Roi de Graycastle.
– « Exactement ce que vous pensez », répondit Andrea qui s’était radoucie, sans doute parce qu’elle venait d’apprendre la mort de sa mère. « Sa Majesté ne veut plus d’Alban Misra sur le trône, mais comme il ne veut pas non plus que le royaume soit déstabilisé, il entend donc soutenir un nouveau Roi bénéficiant de l’appui de la population afin de reprendre au plus vite le contrôle de la situation. »
Certain, cette fois, de n’avoir pas mal interprété ses paroles, le Comte murmura :
– « Mais pourquoi moi ? »
– « Le Roi n’ayant pas confiance en grand monde au sein du Royaume de l’Aube, il m’avait d’abord choisie moi, mais j’ai refusé. »
Sous prétexte que la fille ne voulait pas du trône, il incombait à son père de le reprendre ? Étrangement, si cette attitude lui semblait plutôt puérile, Rodolphe n’avait pas le sentiment qu’il s’agissait d’une plaisanterie.
Même si Alban avait strictement interdit aux gens de parler de la défaite d’Hermès, trop de noble y ayant été impliqués, il était impossible de contenir l’information. Rodolphe savait pertinemment que l’ennemi auquel il avait été confronté n’était pas l’Église mais bien Graycastle qui avait pris le contrôle de la Cité Sainte. En un instant, son armée, forte de dix mille hommes, avait été vaincue et la plupart des survivants étaient incapables d’expliquer ce qui s’était passé au cours de la bataille. Tout ce dont ils se souvenaient, au milieu du chaos, était que des flammes tombaient continuellement du ciel avec des bruits de tonnerre, réduisant en cendres aussi bien les serfs que les chevaliers en armure.
Si tout ceci s’avérait vrai, cela signifiait que la puissance de Graycastle dépassait de loin l’imagination des nobles et si tel était le cas, il était tout à fait compréhensible que ce royaume s’arroge le droit de nommer les Rois des pays voisins comme bon lui semblait.
Mais pourquoi le Roi n’était pas venu le trouver en personne ?
– « Si toute l’aristocratie du Royaume de l’Aube avait décidé de se réunir sous une seule bannière et de lancer une rébellion, il aurait sans doute envisagé cette possibilité », répondit Andrea qui, visiblement, s’attendait à cette question. « Mais pour tout vous dire, Sa Majesté ayant d’autre ennemis plus importants à affronter, il n’a donc ni le temps ni les ressources pour tenter d’intégrer le Royaume de l’Aube à Graycastle avant les trois ou quatre prochaines années. Car s’il est facile d’éradiquer le pouvoir en place, il faudra du temps pour rétablir l’ordre dans le pays. »
– « Des ennemis plus importants ? »
– « Oui, les Diables », répondit doucement Andrea. « Otto a dû vous dire que toutes les actions de l’Église étaient liées à la Guerre de la Fin des Temps. Et encore, ce n’est là qu’une petite partie du mystère. Cette guerre, qui a pour nom Bataille de la Divine Volonté, a duré près de mille ans. »
Au récit de sa fille, le Comte Rodolphe sentit une sueur froide couler le long de son dos.
Les Quatre Royaumes, y compris le Royaume de l’Aube, ne seraient donc qu’une petite partie du continent ? L’humanité, incapable de repousser les Diables, ayant déjà subi deux défaites consécutives, une troisième entraînerai inévitablement son extinction. Et Roland Wimbledon entendait prendre sur lui le lourd fardeau d’affronter ce puissant ennemi pour se rendre digne de la Divine Volonté ?
Quel courage et quelle volonté il fallait à un homme pour se lancer dans une telle entreprise!
À cette seule pensée, le Comte en oublia un moment de respirer.
– « Pourquoi ? » Demanda-t-il. « Qu’est-ce que cela va lui rapporter ? Ne craint-il pas ce qui pourrait arriver si jamais il échoue ? »
– « Je l’ignore… », répondit Andrea en soupirant. « Son Altesse Tilly a déjà soulevé cette question, mais son hypothèse était encore plus déroutante. »
– « Et qu’a-t-elle dit ? »
– « Elle pense que ce n’est pas pour l’humanité qu’il le fait, mais pour lui… » Elle hésita un moment avant d’ajouter : « C’est un peu comme s’il était sans cesse à la recherche de nouveaux défis dont nous ne serions que les bénéficiaires. »
Le Comte ne savait que répondre. Il en avait vu, des nobles, mais aucun qui ne ressemblât à Roland Wimbledon. Mettant le sujet de côté, il en revint à la question qui les intéressait :
– « Qu’attend-il de moi ? Que je me batte pour lui ? »
– « Non », répondit Andrea. « Votre seule mission sera de maintenir la stabilité du Royaume de l’Aube et de lui fournir des ressources en cas de nécessité, entre autres de la main-d’œuvre, et du minerai brut. Pour ce qui est des quantités et spécificités, Sa Majesté vous enverra quelqu’un pour discuter des détails. »
Rodolphe fut soulagé d’apprendre qu’il y avait un prix à payer pour obtenir le soutien de Graycastle. Si Roland n’avait rien demandé en retour, il se serait demandé s’il n’y avait pas un complot derrière tout cela. Mais quand bien même ce serait le cas, étant donné la situation dans laquelle se trouvait le royaume, il n’aurait pas eu d’autre choix que de saisir l’opportunité.
Feindre la maladie n’était qu’une tactique dilatoire pour parvenir à un équilibre entre Alban et l’aristocratie. Si jamais ces nobles s’avéraient capables de renverser la famille Misra, les Quinn seraient sans aucun doute exclus du cercle dirigeant de la capitale. Ce serait un moindre mal car si quelqu’un se mettait en tête de renverser les trois grandes familles, il aurait facile de faire courir le bruit que celles-ci étaient toujours fidèle à la famille royale.
C’était une opportunité à saisir, d’autant plus qu’Andrea y était impliquée.
« Même si elle me hait, jamais elle ne ferait de mal à sa famille », pensa le Comte Rodolphe.
Aussitôt, sa décision fut prise.
– « Veuillez faire savoir au Roi de Graycastle que je suis prêt à le servir », dit-il d’un ton grave en s’inclinant légèrement selon les principes propres aux aristocrates.
En effet, bien qu’Andrea fût sa fille, elle était désormais l’ambassadrice du Roi.
« Quand compte-t-il passer à l’action ? Il me faudrait au moins deux à trois mois de préparatifs pour permettre aux troupes de Graycastle d’infiltrer la ville. »
Même si Alban lui avait retiré le pouvoir de diriger les patrouilleurs, Rodolphe était confiant dans le fait de pouvoir faire entrer des dizaines de soldats de Graycastle dans la Cité de Lumière. En effet, en tant que Premier ministre qui avait servi deux Rois différents, il avait toujours un certain degré d’influence au sein de la capitale, ce que les nobles qui avaient tenté de le voir pour le convaincre de s’allier à eux avaient sans doute compris.
À en croire la puissance dont Graycastle a fait preuve lors la bataille contre les troupes de l’Aube, quelques dizaines de soldats suffiraient à prendre le contrôle de la porte de la ville.
Mais contre toute attente, Andrea poursuivit :
– « Puisque nous avons votre parole, nous allons immédiatement passer aux actes », dit-elle d’un ton léger. « Le Roi a bien précisé qu’il ne voulait pas d’assassinat politique. Ce qu’il souhaite, c’est la défaite totale et publique d’Alban Misra afin que tous les nobles qui nourrissaient des intentions cupides et égoïstes soient convaincus que toute résistance est vaine. »
Le Comte crut avoir mal entendu.
– « Mais… comment ? »
– « Savez-vous comment je suis arrivée ici ? » Répondit Andréa, « je suis passée par l’entrée principale. Les gardes ont bien essayé de m’arrêter, mais ils n’y sont pas parvenus. »
Aussitôt, Rodolphe comprit que ses amies y étaient pour quelque chose. Certes, étant donné qu’il n’était pas sur son territoire d’origine, entrer dans la résidence du Comte au sein de la Cité du Roi n’était pas vraiment un exploit, mais le faire sans alerter quiconque était plutôt stupéfiant et laissait à penser que les gardes avaient certainement été maîtrisés en un instant.
Or ce ne pouvait être le fait d’Andrea, chaque garde étant équipé d’une Pierre du Châtiment Divin.
– « Attendez de les rencontrer. Tous vos doutes seront alors dissipés. Il ne reste plus à la famille Quinn qu’à faire beaucoup de bruit. Plus il y en aura, mieux ce sera. Lorsque tous les habitants de la Cité de Lumière auront les yeux rivés sur vous, Alban Misra n’aura plus d’autre solution que de venir vous affronter publiquement. »