Rodolphe Quinn se tenait devant la porte-fenêtre, un verre de vin à la main, et contemplait la ville sous le ciel nocturne.
Cette cité, également connue sous le nom de “la ville qui ne dort jamais”, était le centre du Royaume de l’Aube. Les lumières partaient de l’Avenue du Soleil Levant et s’étendaient de chaque côté. On aurait dit un magnifique arbre lumineux. Au sommet se trouvait le plus célèbre marché du royaume où l’on trouvait toutes sortes de produits rares. La vie des hommes d’affaires commençait la nuit.
La consommation quotidienne de bougies, de bois de chauffage et d’huile pour les lampes destinées à entretenir sa glorieuse et étincelante réputation était stupéfiante. Les navires importaient en continu de la graisse de poisson en provenance du porte de l’Est et du bois issu des collines du Nord, une industrie capable, à elle seule, de subvenir aux besoins de près de mille personnes et plus de cent commerçants.
Et ce n’était qu’une petite partie du commerce de la ville!
En temps normal, le plus grand plaisir de Rodolphe était de contempler la Cité de Lumière de nuit, une ville qui, sous le règne de la famille Misra et des trois familles, était passée d’un terrain vague à une célèbre capitale prospère et animée. Ils le devaient également aux efforts continus de leurs ancêtres.
Mais à présent, ce spectacle le lassait. Si la capitale vue de nuit était toujours aussi captivante et touchante qu’auparavant, derrière ses lumières se cachait un sombre courant sous-jacent qu’il ne pouvait plus ignorer, aussi éprouvait-il un profond malaise en dépit de toute cette luminosité.
« Peut-être est-ce à cause de mon âge… » pensa Rodolphe.
Il prit une gorgée de vin mais il avait un goût si amer dans la bouche qu’il ne put en ressentir la douceur.
– « Père! » S’écria un jeune homme en entrant dans le bureau : « Le baron Alphonse de la Cité du Vent du Nord demande à vous voir. »
– « Dites-lui que je suis souffrant », répondit Rodolphe sans se retourner.
– « Mais… »
Après un moment d’hésitation, il demanda au vieux majordome de quitter la pièce.
Lorsqu’ils furent seuls, Yohan fit part au Comte de ses inquiétudes.
– « Père, c’est le douzième noble que vous refusez de voir. Je sais très bien qu’il y a un problème au palais. La raison pour laquelle ces aristocrates étrangers sont venus en ville est évidente et si vous refusez de les rencontrer, je crains qu’ils ne s’imaginent à tort que… »
– « Que quoi ? »
– « Que vous êtes toujours du côté d’Alban Misra », répondit son fils en se mordant la lèvre.
Le Comte Quinn se retourna, regarda son héritier et fronça les sourcils :
– « À votre avis, Yohan, est-ce une erreur pour les trois familles que de soutenir le Roi de l’Aube ? »
– « Sa Majesté n’a plus besoin de nous à présent », répondit le jeune homme en rassemblant son courage. « Depuis que notre armée a subi une lourde défaite à Hermès, il ne vient même plus vous consulter! Vous êtes le Premier ministre et vous n’avez même plus accès au Palais Royal. Il a même remplacé les patrouilleurs par des mercenaires! Voyez un peu le genre de personnes reçues au palais depuis quelques temps! Ce ne sont que des clowns, des chanteurs et des courtisanes! »
Le Comte demeura silencieux, le regard fixé sur son verre de vin.
Yohan, qui n’avait pourtant que dix-huit ans, avait compris ce que signifiait l’arrivée de toute l’aristocratie du pays dans la capitale. Quant aux nobles locaux, ils s’étaient aperçus des changements survenus au château. Depuis qu’il avait appris la défaite de leur armée supposée invincible, Rodolphe savait que ce jour arriverait. En effet, plus de dix mille soldats et la plupart des Seigneurs des environs s’étaient impliqués dans l’espoir d’obtenir une part de la fortune de l’Église autrefois puissante. Non seulement ils n’avaient rien gagné, mais de nombreux soldats y avaient perdu la vie.
Quand bien même il n’y aurait que cela… Mais le Roi de l’Aube était revenu vivant tandis que sa chevalerie était totalement ruinée. La nouvelle du retour honteux d’Alban s’était répandue comme une traînée de poudre, d’autant plus qu’il fallait que quelqu’un soit tenu pour responsable de cette mission manquée et des promesses non tenues, et que, par ailleurs, cela prouvait que le Roi n’était plus suffisamment puissant pour contenir l’avidité des nobles.
Le fait que ces aristocrates se glissent discrètement dans la ville de nuit était le signe évident qu’ils désiraient connaître les réactions des trois grandes familles avant de décider de soutenir ou de s’allier, aucun d’entre eux ne souhaitant maintenir le statu quo.
Rodolphe pouvait deviner leurs intentions les yeux fermés. Ils avaient tant perdu à Hermès qu’il leur fallait bien sûr trouver une compensation.
– « Père, les choses ont bien changé depuis dix ans », s’empressa d’ajouter Yohan en constatant avec inquiétude que son père gardait le silence. « Alban Misra n’est plus Sa Majesté Misra. Voyez ce qui arrive à la famille Luoxi! Otto est toujours enfermé dans les prisons du Palais. En tant que Premier Ministre tenu en haute estime par le peuple, si vous prenez position et obtenez le soutien des deux autres familles, je suis certain que la noblesse sera heureuse de suivre votre exemple! »
– « Prendre position ? » Répéta le Comte Quinn d’un ton légèrement inquiétant en plissant les yeux.
– « Euh… » balbutia Yohan, paniqué, en baissant la tête. « Rien ne vous oblige à soutenir Sa Majesté Alban, n’est-ce pas ? Sinon, pourquoi prétendre être souffrant pour ne pas avoir à recevoir quiconque ? Si le vieux Roi était encore de ce monde, vous n’auriez pas hésité à convaincre ces nobles de considérer en premier lieu la stabilité du royaume », répondit-il pour se défendre.
Rodolphe soupira. Décidément, son fils était encore bien jeune.
– « En admettant que vous ayez raison, pensez-vous qu’Alban Misra n’aurait pas vu le vent venir ? »
– « Pardon ? »
Durant un instant, Yohan demeura interdit.
– « Je suis prêt à parier qu’il a, non loin de notre maison, des yeux qui nous observent et nous espionnent. Ils savent qui j’ai rencontré, où je suis allé… Alban doit-être bien informé à ce sujet. » Le Comte revint s’asseoir à son bureau et reprit : « Imaginez ce qui aurait pu m’arriver si j’avais rencontré les nobles! N’oubliez pas que même s’il a perdu tous ses chevaliers, il contrôle toujours le royaume. Dès son accession au trône, Alban a remplacé les gardes par des gens à lui! Vous voudriez que je me rebelle juste sous son nez ? Croyez-vous que lorsqu’il me mettra la corde au cou, ces nobles seigneurs viendront me secourir ? » Il frappa sur la table : « Comprenez-vous à présent pourquoi ce sont des étrangers qui viennent me trouver et non les familles Luoxi et Tokat ? »
Yohan en avait le souffle coupé.
– « Dans ce cas, pourquoi ne retournez-vous pas sur vos terres ? Vous y avez au moins vos chevaliers, vos mercenaires et vos serfs! Si jamais il tente quoique ce soit contre vous… »
– « Voilà trop longtemps que la famille Quinn est installée ici. Nous y avons nos relations, nos parents éloignés, nos entreprise, notre pouvoir… Quand bien même je parviendrais à quitter la ville, jamais je ne pourrai tout emporter », répondit le Comte en secouant la tête. « Si jamais je disparaissais et que nos gens fassent quoi que soit de suspect, il les ferait grandement souffrir, aussi je ne peux pas me montrer imprudent à ce point. Le fait que je reste à la Cité de Lumière est une garantie en soi. Le mieux que je puisse faire est de prétendre être souffrant, je n’ai pas de meilleure solution. »
Ironie du sort, si le fait d’être étroitement lié au fonctionnement de la Cité du Roi avait toujours fait la fierté des Quinn, c’était désormais une faiblesse pouvant leur être fatale.
– « En effet… mais j’en doute fort », dit soudain une voix étrange qui semblait venir de l’extérieur.
Rodolphe blêmit. De toute évidence, il ne s’agissait ni d’un domestique, ni d’un garde. Aucun d’entre eux ne ce serait permis une telle offense. Comment cette personne avait-elle pu entrer malgré les gardes ? Et pourquoi personne n’était intervenu en l‘entendant ?
– « Qui va là ? » Demanda Yohan, stupéfait.
Paniqué, il se retourna pour chercher une arme mais ne put mettre la main que sur un chandelier.
Soudain, la porte s’ouvrit et une jeune fille aux cheveux blonds fit son apparition. Sans savoir pourquoi, le Comte avait l’étrange impression de la connaître.
– « Vous souvenez-vous de moi, Monseigneur ? » Dit-elle.