Après avoir attendu une heure et demie près du téléphone, Roland fut enfin informé des résultats de la bataille.
Non seulement les sorcières responsables de l’embuscade n’avaient laissé aucun démon s’échapper, mais elles s’étaient également emparées de nombreux réservoir de Brume Rouge. En outre, elles avaient récupéré les corps des ennemis abattus par l’équipe de défense antiaérienne et Chloris capturé le dernier survivant qui errait dans la Forêt aux Secrets. Jamais elles n’auraient espéré que celle bataille leur rapporte autant.
D’abord et surtout, cette victoire avait remonté le moral des troupes, leur permettant de se rendre compte que même si ces ennemis étaient plus difficiles à vaincre que les chevaliers ou encore les bêtes démoniaques, ils étaient au moins en mesure de se défendre. Ces Diables n’avaient rien de surnaturel et n’étaient pas aussi effrayants qu’on le racontait dans les vieilles histoires. Face aux puissantes armes à feu de Sa Majesté, ces créatures qui, tout comme les humains, étaient faites de chair et d’os, ne valaient pas mieux que les Guerriers du Châtiment Divin.
Ensuite, le fait d’avoir pu capturer un ennemi allait s’avérer très utile quant à la propagande anti-Diables que comptait entreprendre la Cité Sans Hiver. De l’avis de Roland, une fois que les migrants auraient vu à quoi ressemblait l’ennemi, ils renonceraient à leur discrimination envers les sorcières, comprenant enfin qu’il était impossible que ces Diables – des monstres qui n’avaient rien de commun avec les humains – aient pu les corrompre au point de faire d’elles leurs servantes.
Quant aux cadavres, ils leur seraient également très utiles à des fins de recherche.
Leur sang magique, qui perdait rapidement son pouvoir après la mort de l’hôte, ne pouvant être prélevé et conservé, Roland n’avait pas l’intention de l’utiliser pour concevoir de nouveaux Sceaux. Mais contre toute attente, en l’absence d’Ayesha, Céline s’était portée volontaire pour en fabriquer et lui avait expliqué que quoique cette sorcière fût parmi les plus remarquables de tous les membres de la Société de Recherches, ce savoir était essentiel à tous au sein de cette organisation.
Elle avait également souligné que, mis à part la qualité des Pierres magiques et du sang de Diable, la méthode utilisée pour graver les veines sur la pierre était également cruciale si l’on voulait obtenir un sceau efficace. On pouvait, certes, si l’on était pressé, utiliser un bâton et tracer une ligne droite, cependant, le fait de graver des motifs complexes sur la pierre permettait de tirer pleinement parti de sa puissance.
Selon Céline, aucune main humaine n’était aussi précise que ses tentacules qui avaient, en outre, l’avantage du toucher, du contrôle de la force et du nombre.
Tandis que la sorcière vantait avec fierté ses tentacules, d’étranges idées germaient dans la tête de Roland et il lui fallut un long moment avant de reprendre ses esprits. Heureusement que Céline ne pouvait pas lire dans ses pensées tandis qu’ils communiquaient, sans quoi il aurait eu bien du mal de s’expliquer à ce sujet.
Mais toutes les nouvelles n’étaient pas nécessairement bonnes.
En effet, l’efficacité anti-aérienne de la mitrailleuse lourde de type Mark I n’était guère satisfaisante. Globalement, Roland découvrit que le plus meurtrier avait été la pluie de balles tirée au moment où les ennemis étaient le plus près des remparts. Au départ, les Diables, qui ne s’attendaient pas à être attaqués, volaient en deux formations serrées, ce qui en faisait des cibles parfaites pour les fusils. Pourtant, sur les douze Bêtes Volantes, ils n’en avaient abattu que quatre. Et lorsque, changeant de tactique, les ennemis s’étaient dispersés et étaient arrivés à portée de tir des lanciers, les balles n’en avaient touché aucun.
Heureusement, la portée idéale pour que les Diables puissent envoyer leurs lances était d’environ deux cents mètres, une distance suffisamment courte pour que les balles tirées par les Mark I conservent une trajectoire rectiligne. Trois autres Bêtes Volantes ayant été touchées, les Diables, renonçant à se battre, avaient aussitôt battu en retraite.
Si leur portée d’attaque avait été supérieure ou s’ils avaient opté pour une formation plus étendue pour approcher les remparts, les soldats auraient eu bien plus de mal de remporter cette bataille.
En effet, face à des ennemis capables de manœuvrer librement dans les airs, les défenseurs immobilisés au sol étaient inévitablement désavantagés.
Roland s’efforcerait d’améliorer le Mark I, mais ceci dit, ses possibilités étaient limitées étant donné sa conception. Il pourrait éventuellement installer une plaque de protection en acier autour du canon ou construire des sortes de petites tourelles pour protéger les tireurs. Il avait également l’intention d’augmenter la production de Mark I de manière à pouvoir gérer la guerre lors de l’arrivée de la Lune Sanglante. Néanmoins, il avait compris que sans une force aérienne équivalente, les Démons Volants resteraient à jamais une menace pour la Cité Sans Hiver.
« Laissons ces considérations de côté pour le moment », se dit le Roi en posant sa plume.
Il soupira profondément : aussi insignifiante qu’elle puisse être, il venait de remporter la première bataille de la défense antiaérienne de l’histoire de l’humanité à l’aide d’armes à feu.
Tout à ses pensées, Roland envoya chercher Barov Mons.
– « Vous allez organiser pour ce soir une cérémonie de célébration sur la place centrale. Elle devra être aussi vivante et animée que possible et rappeler la fête du Jour de la Victoire. Cela fera partie de la propagande. Comprenez-vous ? »
– « Oui, Votre Majesté », répondit le Directeur de l’Hôtel de Ville, la main sur le cœur.
Cinq jours après la cérémonie, Dent-De-Serpent reçut une lettre de l’Hôtel de Ville.
– « Qui a frappé à la porte ? » Demanda Griffe-De-Tigre derrière lui. « N’est-ce pas notre jour de repos ? »
– « Rassurez-vous, ce n’était pas le contremaître. Retournez dormir »
Dent-De-Serpent retourna à la table basse et tendit la tête pour regarder par la fenêtre. Le soleil venait à peine de se coucher et une faible lueur, telle un voile brumeux, persistait dans le ciel.
Bien réveillé à présent, Dent-De-Serpent regarda le cachet de cire rouge de l’Hôtel de Ville apposé sur l’enveloppe. Il avait une vague idée du contenu de la lettre.
Sa vie avait considérablement changé au cours des dix-huit derniers mois. Depuis son arrivée à Border Town, il ne vivait plus comme un Rat. Comme la majorité des gens, il gagnait désormais sa vie mais n’avait vraiment commencé à y croire que le jour de sa première paye. En effet, la corruption et l’exploitation étaient choses courantes chez les employeurs et bien souvent, ceux-ci ne payaient pas leur dû aux ouvriers, en particulier aux immigrés comme lui. Mais cette fois, il touchait chaque mois son salaire complet.
Difficile d’imaginer à quel point sa vie pouvait encore s’améliorer dans les jours à venir.
Avec un salaire mensuel de douze Royals d’argent, en neuf mois, il pourrait économiser jusqu’à un Royal d’Or et verser un acompte sur la maison la moins chère du quartier résidentiel de la Cité Sans Hiver. Et s’il prenait un emploi complémentaire, la maison serait à lui beaucoup plus vite. Sachant désormais combien de temps il lui faudrait pour atteindre son objectif, il était impatient d’y être.
Plus Dent-De-Serpent voyait les promesses du Roi se réaliser les unes après les autres, plus il espérait.
Il décacheta soigneusement la lettre et fit tomber sur la table trois feuilles de papier de tailles et couleurs différentes.
À la vue de la première, un feuillet de la taille de sa paume et plus épais que les autres où il n’était écrit que quelques mots, son cœur battit la chamade. Il s’agit sans doute de la Carte d’Identité qui faisait de lui un citoyen officiel de la Cité Sans Hiver.
À la différence du document temporaire, celui-ci était recouvert d’un film transparent et rigide, lisse au toucher. Outre son nom et sa date de naissance, on pouvait y voir un portrait de lui particulièrement réaliste.
Il était devenu membre de cette ville, un sujet reconnu par le Roi.
S’efforçant de se ressaisir, Dent-De-Serpent prit le second morceau de papier.
C’était un avis. Comme il n’avait pu passer que peu de temps en cours du soir depuis son arrivée, il n’en comprenait pas tous les paragraphes mais était en mesure d’en saisir l’idée générale.
Comme il s’y attendait, sa demande de participation à la construction du chemin de fer dans la Forêt aux Secrets venait d’être approuvée par l’Hôtel de Ville.