Afin que les survivantes de Taquila et le commandant de la garnison puissent le contacter au plus vite en cas de nécessité, Roland avait installé deux courtes lignes téléphoniques reliant son bureau au poste de commandement et à la Troisième Ville Frontalière. Tous purent ainsi être avertis simultanément.
– « C’est beaucoup trop tôt », dit Pasha, un peu sceptique. « D’après notre expérience, les Diables n’auraient dû lancer leur seconde offensive que dans un mois ou deux, surtout qu’il leur faut plus d’un jour pour arriver à la Cité Sans Hiver. »
– « Comment cela se fait-il ? » Demanda Roland.
– « Généralement, ils laissent le temps à la panique de se propager de manière à ce que le Seigneur ne puisse plus rien pour apaiser ses sujets. La seconde offensive vient alors briser tout ce qui leur reste de foi et d’espoir », expliqua la sorcière. « Ils m’ont l’air bien pressés, cette fois. »
– « Je vois », acquiesça le Roi.
Pacha avait raison. Dans ces villes antiques, les gens étant bien trop occupés à travailler pour se nourrir, cinq jours auraient à peine suffi pour que la nouvelle se répande parmi les Rats et les clients de quelques tavernes. L’information n’avait, en effet, rien de comparable avec l’époque d’où venait Roland.
D’une certaine manière, la vieille rumeur lui semblait un peu plus crédible à présent. La stratégie des Diables ressemblant à s’y méprendre à celle des humains, il était difficile de croire qu’ils puissent agir ainsi sans avoir été aiguillés par l’un d’entre eux.
– « Que comptez-vous faire ? » Demanda Althéa.
– « La seule chose que je puisse faire : les tuer! » Répondit le Roi, déterminé.
Le temps lui semblait très limité. Ils venaient à peine d’ajouter au Mark I le nouvel outil de visée et l’escouade de mitrailleurs qu’ils avaient assemblée à la hâte n’avait pu procéder qu’à un seul essai sur des ballons. Mais comme de nombreuses sorcières, notamment Rossignol, Foudre et Maggie, étaient de retour, ils allaient pouvoir passer à l’attaque.
S’adressant aux sorcières, Roland recommanda :
– « Conformez-vous simplement au plan et surtout, n’oubliez pas que le plus important est… »
– « Notre sécurité! Foudre a parfaitement compris! » Intervint la jeune fille en levant la main.
– « Maggie aussi, Goo! »
– « Soyez tranquille, je prendrai soin de ces deux petites », ajouta Rossignol en souriant.
– « Quelles petites ? » Protesta Foudre en relevant le menton.
– « Mais vous, bien sûr, Goo! »
– « Et pourquoi moi ? »
– « Parce qu’une fois transformée, je suis plus grande que vous deux réunies, Goo! » Répondit Maggie en faisant mine de déployer ses ailes.
– « Ce n’est pas ce que je voulais dire! »
Toutes deux se chamaillaient encore lorsque Rossignol en prit une sous chaque bras et quitta la salle de réunion.
– « Je laisse aux sorcières de l’Île Dormante le soin de défendre les remparts », dit Roland à Tilly.
– « Elles feront de leur mieux », répondit sans hésiter la Princesse.
– « Parfait. Je resterai donc près du téléphone à attendre de bonnes nouvelles de votre part. Maintenant, au travail! »
Pasha, qui attendait que Roland soi seul dans la pièce, lui dit d’une voix grave :
– « Parlez-vous vraiment sérieusement ? Lorsque les Diables verront autant de sorcières, ils risquent de penser que la Cité Sans Hiver est en fait gouvernée par elles et non par des personnes ordinaires et de changer complètement de tactique. »
– « Je sais », soupira Roland, « vous m’avez prévenu. »
En effet, lors de l’élaboration du plan de défense, l’antique sorcière lui avait fait part de ses inquiétudes, convaincue que si les démons prenaient la Cité Sans Hiver pour une Ville Sainte régie par l’Union, ils renforceraient certainement leurs défenses et redoubleraient d’agressivité. Autrement dit, ils considéreraient désormais la cité comme un adversaire à leur niveau. Si les Diables prenaient les sorcières au sérieux, ils n’avaient que faire du commun des mortels.
– « Je pensais que… les humains préféreraient éviter une guerre comme celle-ci. »
– « Tôt ou tard, ils finiront par arriver », répondit Roland. Il se leva, se dirigea vers la porte-fenêtre et regarda en direction de la frontière. « Il est donc préférable de mener une bataille à laquelle nous nous sommes préparés plutôt que de partir aveuglément en guerre. Au départ, la Première Armée composée d’anciens chasseurs, mineurs et fermiers n’était pas particulièrement puissante. Maintenant qu’ils vont devoir affronter un ennemi qui ne ressemble en rien à ceux qu’ils ont combattu jusqu’ici, chaque confrontation pourrait leur permettre d’acquérir de l’expérience et ainsi se préparer à la Bataille de la Divine Volonté. Ceux que l’on qualifie de soldats d’élite ne sont ni plus ni moins que des hommes ayant plusieurs fois frôlé la mort. »
– « Je dois reconnaître que votre détermination me touche », dit Althéa en agitant ses tentacules. « Sur ce point, vous valez bien mieux que la plupart des gens ordinaires. »
Roland secoua la tête :
– « Si on les appelle ainsi, ce n’est pas parce qu’ils sont incompétents mais parce qu’ils sont nombreux. De ce fait, leur force est souvent facilement ignorée. Dans le Monde des Rêves, il existe des documents racontant l’histoire de puissantes entités comme des dieux antiques ou des dragons colossaux qui sous-estimaient la puissance des humains et ont fini massacrés par une quarantaine de ces mortels. »
– « Je ne connais pas ces légendes. »
– « Ceci dit, elles contiennent une part de vérité. J’irai même jusqu’à affirmer qu’à mesure que la technologie progressera, vingt-cinq personnes ordinaires suffiront. » Roland se retourna et ajouta d’un ton sérieux : « Par ailleurs, si nous les laissons croire que la Cité Sans Hiver est régie par l’Union, lorsqu’ils subiront d’étranges offensive, ils en déduiront qu’elles sont liées aux pouvoirs des sorcières et ne sauront jamais qu’en réalité, notre cité n’est gouvernée ni par un Seigneur ordinaire ni par l’Union mais est une ville industrialisée qui a réussi à combiner les deux. »
Les yeux grands ouverts, Fish Ball regardait fixement la prairie, au Nord, afin de ne pas manquer un seul signe pouvant indiquer la présence ennemie.
S’il connaissait l’existence des Diables depuis un an, il n’en avait jamais vu avant l’incident, cinq jours auparavant.
En voyant la poitrine de ses camarades transpercés par leurs lances d’os, le soldat s’était senti submergé par une peur telle qu’il n’en avait pas ressenti depuis longtemps. Pour attaquer ainsi, il ne pouvait s’agir d’êtres humains. Quant aux bêtes démoniaques, elles ne pouvaient, à cette distance, représenter une menace pour les remparts. Depuis qu’il avait intégré l’armée, c’était la première fois qu’il se trouvait face à un ennemi dont la portée d’attaque était comparable à celle des silex. Cependant, son arme ayant un angle de tir limité, il n’avait pas pu riposter. S’il avait persisté sur le mur, il serait devenu une cible ostentatoire pour les ennemis.
À ce moment-là, Fish Ball aurait voulu s’enfuir…. Mais il ne l’avait pas fait en raison des réflexes acquis au cours de l’entraînement. C’est alors qu’un fort sentiment de haine et de fureur s’était emparé de lui, à la fois lié à la mort de ses compagnons et à son impuissance.
À l’époque où la ville était encore Border Town, il était connu pour sa lâcheté. Partout où il allait, les gens se moquaient de lui et pendant un certain temps, il avait bien failli croire qu’il était réellement ainsi, jusqu’à ce que Van’er le piège avec deux œufs pour le pousser à rejoindre la toute nouvelle Milice. Lors de sa première confrontation avec les bêtes démoniaques sur les remparts, sa peur était telle qu’il avait mouillé son pantalon, mais le voyant revenir du mur ce jour-là, plus personne n’avait osé le ridiculiser.
Désormais, Van’er était à la tête du Bataillon d’Artillerie, tandis que lui avait simplement été transféré de l’Escouade des Fusiliers à celle des Mitrailleurs dont il était devenu capitaine. Conscient que Van’er était bien plus compétent, Fish Ball ne se plaignait pas ni n’éprouvait de jalousie envers celui qui avait même le courage de parler devant le Roi alors que lui n’aurait jamais osé le faire. Mais cela ne signifiait pas pour autant qu’il ne voulait pas s’améliorer.
Depuis qu’il était au service de Sa Majesté, il avait voyagé sur un navire en béton capable de remonter le courant sans l’aide d’une voile, attaqué la capitale des nobles, contribué à la victoire contre l’arrogante Église d’Hermès et revendiqué le désert au Sud de Graycastle pour son Roi.
Après avoir vu tant de choses qui dépassaient de loin son imagination, comment aurait-il pu craindre les Diables ?
– « Attention! Cibles suspectes à 10 heures! » Cria l’observateur au moment même où Fish Ball apercevait des taches noires à l’horizon.
Il retira le verrou du Mark I et orienta sa gueule vers le ciel.
Nul ne savait à quel point il avait honte de ce qui s’était passé cinq jours auparavant, un souvenir douloureux que seul du sans ennemi pourrait laver.