Trois jours s’étaient écoulés. Tilly faisait les cent pas, espérant apercevoir les quatre sorcières, lorsqu’enfin, elle fut rassurée. À en juger par leurs visages souillés et leurs sourires forcés, leur voyage n’avait pas dû être de tout repos. Heureusement, elles avaient pu échapper à l’armée des Diables et rentrer saines et sauves.
Tilly était sur le point de leur dire quelques mots de réconfort, mais voyant que Cendres n’avait aucun remords, elle en fut contrariée et, à contrecœur, la réprimanda :
– « Je n’aurais jamais pensé que quelqu’un qui se targue d’avoir combattu des centaines de fois en pleine nature puisse se perdre », ironisa-t-elle. « Dites-moi, comment avez-vous pu revenir d’Hermès à la Cité du Roi sans vous retrouver dans la Région de l’Extrême Sud ? Ce n’est pas ce à quoi vous m’avez habituée. »
– « Euh… Comme j’étais poursuivie par de nombreux membres de l’Église, à chaque fois que j’étais perdue, j’en attrapais un ou deux et leur demandais mon chemin », répondit Cendres. « Par ailleurs, nous n’avons guère dévié de notre trajectoire puisque j’ai pu apercevoir les ruines de Taquila. Si l’armée des Diables n’était pas intervenue, j’aurais pu… »
– « Jamais ils n’enverraient tous leurs soldats sans suffisamment de Brume Rouge. Si nous vous avons envoyées recueillir des informations sur l’ennemi, c’est parce que nous nous devons de nous protéger contre une éventuelle attaque surprise de la part des Bêtes Volantes. Mais lorsque vous avez écrasé la Pierre Magique, nous n’avons vu que les Diables, qui plus est de loin et sous un très mauvais angle! »
– « L’important est que vous soyez toutes saines et sauves », intervint Pasha. « Les premières sorcières parties pour le Nord, dont Sylvie, sont sur le chemin du retour. Elle nous sera d’une grande utilité pour renforcer nos capacités de reconnaissance. Par ailleurs, le fait que nous ayons pu apercevoir les arrières des troupes ennemies nous permettra de juger de l’ampleur de leurs principales forces et des possibles renforts. Allez d’abord vous reposer, c’est primordial. »
– « Nous avons des nouvelles de la Région du Nord ? » Demanda Cendres en haussant les sourcils.
– « Oui, et estimez-vous heureuse, car sans l’arrivée de ces messages, vous ne vous en seriez pas sortie aussi facilement », répondit Tilly. « Sur ce, veuillez m’excuser, je dois partir. »
Cendres adressa un rapide sourire à Pasha et s’empressa de la rattraper.
– « Attendez! »
– « Avez-vous encore quelque chose à me dire ? »
– « Non, rien », répondit Cendres avec un sourire. « Rentrons à présent. »
De retour à la Résidence des Sorcières, alors que Tilly refermait la porte, son amie la prit dans ses bras.
– « Je suis vraiment désolée de vous avoir causé du soucis… »
– « Est-ce Pasha qui vous a recommandé d’agir ainsi ? »
– « Comment le savez-vous ? » Demanda Cendres, un peu surprise.
– « C’est écrit sur votre visage », répondit la Princesse en écartant les bras qui l’enserraient. « Je suppose que Pasha vous a également dit que j’avais passé le plus clair de mon temps auprès du noyau magique et que je ne m’étais guère reposée ces derniers jours. Elle a dû vous dire aussi de bien vouloir excuser ma mauvaise humeur et de faire de votre mieux pour me réconforter car je suis épuisée. »
– « C’est incroyable que vous ayez pu deviner tout cela! » S’exclama Cendres, stupéfaite.
– « Dans ce cas, pourriez-vous me présenter d’abord vos excuses ? »
– « Pardon ? Non », répondit l’Extraordinaire.
Tilly lui jeta un regard noir :
– « Non ? Vous pensez donc qu’il est normal que vous m’ayez laissée m’inquiéter ainsi ? »
– « Encore une fois, je ne pouvais pas vous laisser vous exposer au danger. Ma décision était prise depuis longtemps. »
– « Cendres! Vous ne comprenez pas! » S’écria Tilly, hors d’elle. « Tout risque peut être calculé, mesuré et évité si l’on tient également compte de la personne chargée de la mission. Le plan a beau être parfait, si l’intervenant n’est pas compétent, cela peut tout gâcher, comprenez-vous ? Jamais je n’aurais laissé la situation d’envenimer ainsi! »
– « Calculée, mesurée, évitée… Décidément, vous ressemblez de plus en plus à Roland Wimbledon », commenta son amie en haussant les épaules.
– « N’essayez pas de détourner la conversation », dit la Princesse, impassible. « N’ai-je pas raison ? »
– « On ne peut pas toujours éviter le danger et même si les accidents sont peu probables, je préfère que ce soit moi qui en prenne le risque. Il m’est déjà arrivé tant de choses dans ma vie! » Cendres, qui était beaucoup plus grande que Tilly, se pencha pour la regarder dans les yeux et posa les mains sur ses épaules : « Écoutez, si j’ai refusé de m’excuser, c’était pour une bonne raison. En effet, puisque nous avons décidé de rester ici pour combattre les Diables, je vais devoir risquer ma vie de plus en plus souvent et me rendre dans des endroits dangereux. Si un jour je ne revenais pas, combien d’excuses vous devrais-je ? »
– « Pourquoi me culpabilisez-vous ? »
– « Écoutez-moi Tilly, je vous en prie », reprit Cendres d’un ton sérieux. « Je ne suis pas aussi talentueuse que votre frère et je ne sais pas non plus réfléchir sur des sujets comme par exemple l’avenir des sorcières. Prendre des risques est la seule chose que je sache faire. Si vous êtes prête à retourner dès maintenant sur l’Île Dormante, je vous ferai la promesse de ne plus vous donner de souci. Mais ici, c’est impossible. Jamais je ne vous demanderais de vous excuser si je m’étais inquiétée pour vous. »
À court de mots, la Princesse plongea son regard dans les yeux d’or de Cendres et eut le sentiment que la sorcière aux cheveux sombres n’avait jamais été aussi sincère.
« Non », pensa-t-elle. « Elle dit des sottises. »
– « Bon, oublions cela pour le moment », dit-elle en détournant la tête. « Mais vous devrez vous expliquer là-dessus. À présent, allez prendre une douche. Vous ne sentez pas la rose. »
Cendres soupira, soulagée.
– « Entendu », dit-elle. « Voulez-vous prendre un bain avec moi ? »
– « Non pas maintenant! » Grommela Tilly.
Son amie partie, elle examina la minuscule blessure causée par l’anneau au creux de sa main droite. Si la plaie était cicatrisée, la douleur était encore fraîche dans sa mémoire.
– « Heureusement que ce que je redoutais ne s’est pas produit », pensa-t-elle. « Sans doute que je réfléchis trop. »
En se réveillant après un long sommeil, Loélia se senti incroyablement bien. Totalement délivrée de ses vertiges et de ses douleurs, elle avait l’impression de baigner dans une douce chaleur printanière.
« Naela Pine… je m’en souviens à présent », pensa-t-elle, se remémorant vaguement que pendant qu’elle dormait, une jeune sorcière s’était précipitée dans sa chambre, à bout de souffle. Cette adorable jeune fille n’avait pas même dû prendre le temps de se reposer à son retour.
Naela lui avait simplement dit : « Dormez, à présent. Lorsque vous vous réveillerez, vous irez parfaitement bien. » Elle se souvint aussi avoir vu à son chevet ses amies du groupe d’exploration. Celles-ci avaient beaucoup parlé, mais elle ne parvenait pas à se rappeler ce qu’elles disaient, tant la sensation générée dans son corps par la magie de Naela était agréable.
« Me voilà donc guérie ? Je vais devoir remercier Naela », se Dit Loélia.
Elle ouvrit les yeux, et, contre toute attente, aperçut un homme aux cheveux gris.
– « Grand chef ? » Murmura-t-elle, étonnée.
– « C’est moi en effet », répondit Roland. « Comment vous sentez-vous ? »
– « Je… je ne saurais vous l’expliquer. » Elle remua maladroitement son doigt : « Je me sens guérie. Combien de temps ais-je dormi ? Où est Naela ? Mais… mais que faites-vous ? »
– « Oh, ça ? Vos oreilles sont intéressantes », répondit le Roi en retirant sa main. « J’espère que ça ne vous dérange pas. J’étais curieux de savoir quel effet cela faisait de les toucher. Je vous chatouille ? »
– « Non, ce ne sont que des oreilles », répondit Loélia, un peu surprise. « Touchez-les, si vous voulez. Cela ne me gêne pas », ajouta-t-elle en remuant ses longues oreilles.
– « Pour le moment, ça ira », dit Roland. Puis, s’éclaircissant la voix, il poursuivit : « Vous avez dormi pendant presque trois jours, ce qui est tout à fait normal compte tenu de vos blessures. Même si le sommeil n’était pas indispensable à votre guérison, si vous n’aviez pas dormi aussi longtemps, vous vous seriez sentie très fatiguée et mal à l’aise durant le processus de récupération. »
– « Vous dites que j’ai dormi trois jours d’affilée ? »
– « Oui, et si Crépuscule n’avait pas mis fin à la symbiose, vous auriez dormi encore plus longtemps. C’est votre corps qui vous a réveillée, vous n’allez pas tarder à avoir faim. »
– « Melle Crépuscule! C’est vrai! Il faut que je les remercie, elle et les autres sorcières. »
La jeune femme voulut se lever mais Roland la repoussa doucement dans son lit.
– « Rien ne presse, vous aurez tout le temps de le faire », dit-il avec un sourire. « Mais avant cela, je voudrais vous remercier au nom de toute la Cité Sans Hiver. Vous avez fait du bon travail, Loélia Cœur de Feu. La ville saura vous récompenser. »