Les questions relatives au Royaume de l’Aube étant réglées, Roland retourna dans son manoir situé tout au bout du camp.
Composée de plusieurs maisons de pierre attenantes, d’une vaste cour et d’un jardin, cette propriété appartenait autrefois à un riche marchand, mais celui-ci ayant disparu lors des émeutes d’Hermès, Roland en avait fait sa résidence temporaire.
En entrant dans la chambre principale, il trouva Anna assise à son bureau, occupée à lire le livre qu’il avait trouvé dans le Monde des Rêves. La lumière du soleil qui filtrait à travers la fenêtre illuminait sa frange et auréolait d’or son visage pâle.
En entendant ses pas, la jeune femme se retourna, visiblement heureuse de le voir.
– « La réunion est terminée ? » Demanda-t-elle
– « Oui, je leur ai dit tout ce qu’ils devaient savoir. Naela et les autres partiront tôt demain matin. »
– « Prenez donc un bain de pieds », suggéra Anna.
Elle se leva et alla chercher une bassine d’eau qu’elle déposa sur un tabouret près du lit.
Puis elle l’aida à se déchausser. Comme les bottes que portait Roland pour parcourir le plateau, faites de cuir robuste, le faisaient facilement souffrir et transpirer, la première chose qu’il faisait après sa journée de travail était de se baigner les pieds et d’enfiler une paire de chaussures légères et souples. Au départ, il insistait pour le faire lui-même, mais Anna, déterminée à l’aider, n’acceptait aucun refus.
– « La température est bonne ? » Demanda la jeune femme en plongeant dans la bassine son Feu Noir qu’elle laissa couler au fond. « Pas tout à fait… Ah, voilà! C’est parfait! »
En sentant la chaleur lui envelopper les pieds, Roland soupira profondément.
En plus de réchauffer l’eau, le Feu Noir pouvait également prendre la forme d’une boule et lui masser la plante des pieds ainsi que le dessus, ôtant ainsi toute l’eau résiduelle.
Comme il était facile de prendre goût à une vie pareille!
– « Et vous ? » Demanda Anna en s’asseyant près de lui. « Vous comptez aussi partir avec Naela ? »
– « Non, mais Sylvie oui. La garnison ne saurait se passer de sa capacité de surveillance », répondit le Roi en lui prenant les mains. « Certes, mon retour les rassurerait, mais ils doivent apprendre à résoudre les problèmes sans moi. Par ailleurs, le gros des forces de la Première Armée n’étant pas prêt, ma présence ne leur serait guère utile. Maggie nous ramènera lorsqu’elle aura reconduit Naela et Sylvie. »
La capacité de Colibri ne s’appliquant pas aux êtres vivants, Maggie ne pouvait transporter simultanément que deux personnes. Certes, Foudres pouvait aussi prendre un passager, mais lorsqu’elle était chargée, elle volait beaucoup plus bas et frôlait presque la cime des arbres. Ses services n’étaient donc pas recommandés pour un long vol mais pouvaient servir d’alternative en cas d’urgence.
Même si Maggie volait jour et nuit sans prendre de pause pour se mettre en quête de nourriture, il faudrait presque trois jours pour couvrir la distance séparant Hermès de la Cité Sans Hiver. Roland n’avait donc d’autre choix que de lui faire transporter progressivement les sorcières en fonction de l’urgence de leurs tâches.
Heureusement, les troupes longeraient lentement la rivière vers le Sud, réduisant ainsi le temps d’attente pour le transport du personnel.
– « Si seulement il existait un moyen de transport plus rapide », dit Anna en levant les yeux. « Comme par exemple une machine capable de voler. »
– « Ce n’est pas facile, à moins que… » Roland était sur le point de répondre qu’il était impossible de construire un véritable avion sans moteur à combustion interne lorsqu’une idée lui vint soudain à l’esprit. « Attendez… C’est peut-être envisageable! »
« Comment ? » Demanda Anna, les yeux brillants d’excitation.
– « Grâce à Wendy et à Lune Mystérieuse », répondit Roland, pensif. « En combinant leurs capacités, nous pourrions créer un aéronef destiné au transport! »
Inspiré par le projet de bombardement initié par Maggie, il se disait que s’il n’avait pas recherché la production en série et la diversification, bon nombre de capacités magiques auraient pu remplacer les machines.
Après trois années de recherche et de développement, la Cité Sans Hiver avait réussi à obtenir des matériaux en aluminium léger. Par ailleurs, elle disposait aussi d’une Académie de Mathématiques capable de réaliser des calculs à grande échelle. Roland pourrait utiliser un porteur central pour vérifier les résultats et ainsi construire un planeur ne nécessitant quasiment pas de puissance, le plus important pour mener à bien ce projet étant la capacité à contrôler le vent de Wendy et un moteur électrique propulsé par un Aurore I.
Pour parler simple, si un avion peut voler, c’est parce que son moteur génère une poussée qui le propulse en avant tandis que la différence de pression exercée par le vent sur les surfaces supérieure et inférieure des ailes produit une force de portance.
Le développement technologique de la Cité Sans Hiver étant encore limité, le moteur électrique actuellement utilisé n’était pas suffisamment puissant pour soulever un avion. Cependant, le vent généré par Wendy pourrait fournir une force de portance à l’aéronef en créant un “différentiel de pression atmosphérique” sous les ailes. Il suffirait alors que le moteur électrique fournisse une poussée horizontale. De la même manière que Foudre rectifiait la direction des bombes en plein air, Wendy devait appliquer une force modérée pour permettre à l’avion à décoller.
« Si nous voulons prolonger la durée du vol, les ailes du planeur devront être aussi longues que possible », se dit Roland, dont l’enthousiasme augmentait à mesure qu’il se remémorait les planeurs qu’il avait pu voir dans la société moderne. « Mais pour maximiser la force de portance avant le décollage, il devra disposer d’une aile large pour pouvoir pleinement profiter du champ éolien généré par Wendy. Et… »
En principe, un planeur conçu dans les règles s’appuie sur le flux d’air chaud pour augmenter son altitude et sa durée de vol. Celui de Roland, cependant, serait alimenté en permanence par un flux d’air ascendant généré par la sorcière et pourrait fonctionner aussi longtemps qu’il le souhaitait, du moins tant que le pouvoir magique de Wendy n’était pas épuisé.
Il ne resterait donc plus qu’à construire une piste d’atterrissage sur le lieu de destination et l’aéronef pourrait transporter au moins dix personnes à la fois. Le planeur le plus lent pouvant atteindre une vitesse de plus de 200 km / h, soit trois fois celle de Maggie sous sa forme de Bête Volante, pourrait rallier n’importe quelle ville de Graycastle en l’espace d’une journée.
Il va sans dire que la fabrication du prototype et la formation du pilote allaient être un processus lent et fastidieux. Même s’il s’y mettait immédiatement, le temps qu’il puisse lancer le planeur, les sorcières et la Première Armée seraient déjà arrivées à la Cité Sans Hiver.
Néanmoins, l’idée était enthousiasmante, aussi Roland et Anna s’attardèrent-ils un bon moment sur le sujet. En effet, depuis que le monde est monde, la plus grande ambition de l’humanité a toujours été de voler. À la différence du ballon à hydrogène à la conception encore maladroite, le planeur, grâce au vent, allait permettre aux gens de s’envoler vers le ciel.
Si Edith donnait au Roi des conseils avisés quant à la manière de diriger le royaume, Anna était la seule personne avec laquelle il pouvait partager ses réflexions et ses idées en matière de technologie et d’innovations.
– « À propos », demanda la jeune femme en rangeant soigneusement le croquis du planeur et les notes relatives à la réunion, « avez-vous appris de bonnes nouvelles lors de la réunion ? Je ne vous avais pas vu aussi détendu depuis l’arrivée des lettres de la Cité Sans Hiver. »
– « En quelque sorte », répondit Roland en souriant, suite à quoi il lui fit un bref résumé de la conversation qu’il avait eue avec la Perle de la Région du Nord.
Anna éclata de rire en entendant relater le raisonnement d’Edith.
– « Qu’est-ce qui ne va pas ? » Demanda le Roi, intrigué.
« Elle a beaucoup trop confiance en nos capacités d’apprentissage. Maîtriser tout ce que vous nous avez appris ? J’ai déjà du mal d’apprendre les mathématiques avancées, la physique et la chimie… » Anna eut une grimace : « Même en cent ans, j’ai l’impression que je ne comprendrai jamais complètement le livre orange. »
Roland se mit à rire :
– « Il existe de nombreux livres similaires dans le Monde des Rêves. »
– « Par ailleurs, je ne pense pas que le futur sera comme elle se l’imagine. »
– « Vraiment ? Que pensez-vous qu’il se passera ? »
– « Elle pense que si vous ne pouvez pas obtenir une position dominante sur le continent par une attaque de flanc, il est préférable de laisser le Royaume de l’Aube sombrer dans le chaos. Personnellement, je suis persuadée qu’il existe différents moyens de gagner le respect des gens. Lorsqu’à vos côtés nous affronterons les Diables et éliminerons ces redoutables ennemis qui envahissent notre royaume, vous serez vénéré et honoré comme aucun Roi ne l’a jamais été ni ne le sera », répondit Anna d’un ton grave. « Lorsque vous aurez totalement éradiqué l’Église et remporté la Bataille de la Divine Volonté, les sorcières se souviendraient de tous ce que vous avez fait pour elles et les survivantes de Taquila elles-mêmes seront fières de vous. Votre nom figurera sur chacun des livres que vous avez écrits et associé à jamais au savoir que vous aurez apporté au peuple. Non seulement vous ferez partie de l’histoire, mais les gens se souviendront de vous, même de votre vivant. Vous jouirez d’un tel prestige que les Seigneurs des royaumes voisins viendront solliciter votre protection et le droit de se placer sous votre juridiction. Pour avoir vu ce qui arrivait à ceux qui vous trahissent, personne n’osera contester votre autorité. Dans un avenir probable, il se pourrait qu’il n’y ait plus qu’un seul royaume qui s’étendra peut-être jusqu’aux Plaines Fertiles et où l’humanité travaillera avec acharnement à ressusciter la gloire de la race humaine… » Anna marqua une courte pause avant de demander : « Pensez-vous que ma prédiction soit erronée ? »