– « Pensez-vous vraiment qu’il soit préférable de laisser le Royaume de l’Aube en l’état plutôt que de mettre le Comte Quinn à sa tête ? » Demanda Roland.
Edith qui, visiblement, s’attendait à cette question, répondit :
– « Pour tout vous dire, je ne pense pas que ces deux alternatives fassent grande différence à court terme. En effet, un allié fiable pourra vous fournir ressources, personnel et assistance lors de la Bataille de la Divine Volonté. Mais si, dans la mesure où sa fille est de votre côté, vous pouvez vous fier au Comte Quinn, en revanche, vous ne pouvez rien avancer concernant le reste des nobles. »
« Elle… le reconnaît ? » Roland, confus, se demandait bien ce qu’elle entendait par “court terme”. Sans doute son argumentation reposait-elle sur le manque de confiance des nobles.
« Par ailleurs, si jamais le Royaume de l’Aube venait à sombrer dans le chaos, la guerre serait inévitable, ce qui aurait pour effet de l’affaiblir. Ajoutez à cela l’invasion des Diables et ce pays, tout comme la Région de l’Est et le Territoire du Sud, ne sera plus que désert. Vous pourrez sans peine récupérer les réfugiés et ceux-ci vous appartiendront à jamais, ce qui ne serait pas le cas si vous choisissiez la première solution. »
– « Mais vous venez de dire qu’un allié pourrait apporter à l’effort de guerre des gens, des ressources et un soutien! » S’exclama Rossignol, impatientée. « Comment pouvez-vous mettre sur un pied d’égalité ces trois avantages et un seul, dans l’autre cas ? Par ailleurs, n’avez-vous jamais pensé que ces réfugiés pourraient mourir de faim être exposés aux éléments durant le transfert ? »
– « Je conçois que trois avantages puissent sembler plus prometteurs qu’un seul, mais pour pouvoir tirer pleinement parti des ressources alliées, il faudrait que Sa Majesté procède à quelques investissements, comme par exemple une machine à vapeur, des Dorés II et même des munitions. Sans cela, le Royaume de l’Aube n’aurait rien pour affronter les Diables ni pour combattre aux côtés de Graycastle sur le champ de bataille. Mais quand bien même cet important investissement rapporterait des bénéfices conséquents, nous ne pouvons pas ne pas tenir compte de cette somptueuse somme d’argent alors que nous avons à peine de quoi répondre aux besoins de la Cité Sans Hiver. C’est pourquoi j’estime que dans les deux cas, les avantages sont sensiblement les mêmes. »
Roland haussa les sourcils, conscient qu’à Graycastle, peu de gens seraient en mesure de comprendre le processus d’investissement fondé sur le risque et le profit. Barov, par exemple, aurait catégoriquement refusé de fournir sa technologie et ses produits pour soutenir un pays voisin.
– « Dans ce cas, pourquoi vouloir renoncer au Royaume de l’Aube ? »
– « À cause des sorcières, Votre Majesté », répondit Edith, à la grande surprise de tous.
– « Des sorcières ? »
Roland était abasourdi.
– « Oui », répondit la jeune femme. « Réfléchissez, Majesté. Si le nouveau Royaume de l’Aube cessait de persécuter les sorcières ou plutôt si, sous l’influence d’Andrea, le Comte Quinn se mettait à suivre votre exemple et à engager des sorcières pour aider à la production et à la construction du pays – les nouvelles éveillées n’ayant plus à craindre pour leur vie, elles ne viendraient plus s’installer à Graycastle. C’est l’une des pertes potentielles. »
« Ensuite, la situation géographique du Royaume de l’Aube est plus avantageuse que celle de Graycastle. En cas d’invasion de Diables ou de persécution par ce qui reste de l’Église, les sorcières des Royaume de Wolfheart et de l’Éternel Hiver fuiraient vers le sud. Si le Royaume de l’Aube leur apporte la sécurité, pensez-vous qu’elles viendront jusqu’à Graycastle ?
Il est évident que non. Ce qui m’inquiète le plus, c’est que dans quelques décennies, les sorcières risquent d’être plus nombreuses dans les pays voisins qu’à Graycastle. »
– « Si toutes sont heureuses, où est le problème ? » Demanda Rossignol, radoucit. « Pourquoi cela vous préoccupe-t-il tant ? »
Ignorant sa question, Edith regarda Roland droit dans les yeux.
– « Vous est-il déjà venu à l’esprit que grâce à une ou plusieurs sorcières aux capacités spectaculaires, le pouvoir pourrait passer d’un royaume à un autre ? »
– « Une sorcière comme Anna ? »
– « Tout à fait. Anna, Ayesha et Soraya ont d’incroyables pouvoirs. C’est d’ailleurs leur soutien qui a permis à la Cité Sans Hiver de surpasser tous les autres territoires et c’est grâce à elles si vous avez pu accomplir d’aussi grandes choses », répondit doucement Edith. « Ceci dit, il est vrai que vous êtes plus érudit et plus sage que quiconque. Tant que vous serez Roi et que vous saurez garder toutes les sorcières de l’Association, nul ne sera en mesure de revendiquer la position de Graycastle, à l’exception des Diables.
Edith marqua une pause avant de poursuivre :
– « Mais qu’en sera-t-il d’ici une centaine d’années, lorsque les gouvernements voisins, à l’image de Graycastle, emploieront eux aussi des sorcières dans divers domaines ? Tout le savoir que vous avez consigné dans des livres ne sera plus essentiellement limité à la Cité Sans Hiver. Les gens apprendront alors à fabriquer des machines et maîtriseront tout ce que vous nous avez enseigné. Pour peu qu’une sorcière, au Royaume de l’Aube, s’éveille avec des pouvoirs exceptionnels, Graycastle sera bientôt devancé! »
– « C’est imp… »
Rossignol aurait bien voulu réfuter la théorie d’Edith, mais elle ravala sa langue.
– « De plus, vous comptez désormais largement sur divers pouvoirs magiques, en particulier celui d’Anna, pour mener à bien votre plan de construction et de développement. Mais êtes-vous certain qu’Anna soit la plus puissante de toutes les sorcières ? » Reprit la fille du Duc Kant en soulignant chaque mot. « Si jamais il découvre une sorcière aux capacités supérieures à celles d’Anna, pensez-vous que le futur Roi de l’Aube considèrera toujours Graycastle comme son allié ? »
Roland avait presque envie d’applaudir.
En effet, au lieu de se focaliser sur les avantages immédiats, Edith envisageait un scénario à long terme, voire sur un intervalle d’un siècle alors que la plupart des gens n’étaient même pas en mesure de prévoir ce qui se passerait quelques années plus tard.
En outre, dans son discours, le Roi avait en quelque sorte entrevu une explosion d’innovations technologiques. Pour avoir étudié l’histoire de la révolution industrielle, Roland savait pertinemment que les principaux progrès en matière de science et de technologie s’étaient accélérés au cours des cent dernières années. S’il avait fallu des milliers d’années aux singes pour apprendre à faire du feu, l’homme n’avait mis qu’une décennie pour passer de l’ère de la vapeur à celle de l’information. Une personne vivant dans la société moderne pouvait donc être confrontée à des changements technologiques qui, par le passé, auraient nécessité des milliers d’années.
Si la présence des sorcières était désormais en mesure de raccourcir encore l’intervalle séparant deux innovations, l’émergence d’une ou deux puissantes sorcières pourrait entraîner une nouvelle révolution technologique. Edith avait raison : si l’éveil d’Anna avait eu lieu dans la Cité de Lumière, Roland n’avait aucune idée de ce qu’il aurait pu accomplir.
Il pouvait presque prédire à quoi ressemblerait l’avenir lorsque les membres de l’Association commenceraient à vieillir et que de nouvelles et puissantes sorcières feraient leur apparition au sein du Royaume de l’Aube. C’était aussi la raison pour laquelle Edith avait mis l’accent sur le fait que s’il ne pouvait prendre le plein contrôle de ce royaume, mieux valait le laisser en l’état.
Si Roland était né dans ce monde, Edith aurait sans doute réussi à le convaincre. En effet, tous les Rois souhaitant que leur royaume perdure et que leurs descendants perpétuent leur gloire, jamais ils ne prendraient le risque de donner à un rival l’opportunité de menacer un jour leur pays.
Roland pouvait encore changer d’avis et abandonner Otto à son sort. Il lui suffirait de rompre son engagement et de trouver un stratagème pour duper Andrea.
Mais ce n’était pas son genre.
Par ailleurs, dans la mesure où il s’intéressait davantage aux progrès de l’humanité qu’à la pérennité du pays, peu lui importait de savoir ce qu’il adviendrait de son royaume après sa mort.
Quel que puisse être son successeur, Roland n’était pas tenu de l’aider à diriger l’État, son objectif dans ce monde étant d’améliorer le niveau de vie de Graycastle et de l’amener au niveau supérieur tout en dévoilant le mystère de la Bataille de la Divine Volonté.
Quant à savoir lequel parmi les quatre royaumes serait le plus fort, il laissait cette décision à ceux qui y vivraient alors.
Dernier point mais non des moindres, il avait des principes et tenait absolument à rester un homme honnête et juste. Jamais il ne pourrait ainsi manquer à sa parole pour une question de profit personnel ni mentir dans le cadre de négociations. Sa résistance immédiate à la proposition d’Edith venait de lui faire comprendre que jamais il n’excellerait dans le domaine politique.
– « Voilà une excellente argumentation », dit-il en posant sur Edith un regard satisfait, « Cependant, je ne reprendrai pas ma parole. »
– « Votre Majesté… » Commença Edith, surprise.
– « Je sais ce que vous allez dire », coupa Roland. « Un bon Roi devrait s’évertuer à rechercher l’intérêt supérieur de son pays et pour ce faire, il est tout à fait naturel de tricher. Mais sachez qu’il n’y a pas que les Rois pour diriger le monde… »
– « Pas… que les Rois ? » Répéta Edith, confuse.
– « Non. Il y a aussi les idéalistes. »