– « Ce n’est pas le Roi de l’Aube qui me pose problème mais plutôt le maintien de l’ordre au sein du royaume. Vous savez très bien que nous n’avons pas l’intention de choisir pour lui succéder un autre Misra ou quelqu’un qui soutiendrait la famille royale », dit Roland en regardant Andrea droit dans les yeux. « Si, au départ, je pensais que mon intervention suffirait à justifier ce mouvement politique, j’ai bien peur, à présent, que les trois familles ne soient contraintes de s’impliquer. »
Il était évident qu’une fois Alban déchu du pouvoir, il faudrait quelqu’un pour réparer les dégâts. La réputation du Roi de Graycastle et de son invincible armée étant un puissant moyen de dissuasion pour tous les nobles, si le Comte Quinn devenait le régent du royaume, ces derniers penseraient inévitablement qu’il n’était qu’un pantin contrôlé par la famille Wimbledon.
Étant donné le revirement de situation, toute intervention de la part de Graycastle était désormais impossible. Les Sorcières du Châtiment Divin n’étant pas politiquement impliquées, Roland allait devoir exécuter son plan au nom des trois familles, sans quoi cette guerre à l’origine diplomatique prendrait la tournure d’un assassinat par vengeance, ce que Roland voulait à tout prix éviter.
Ces nouvelles dispositions apporteraient à la famille Quinn des avantages et des inconvénients. En effet, elle deviendrait la cible de critiques mais en contrepartie, elle aurait la possibilité d’accroître sa réputation et son prestige. Si le Comte Quinn pouvait saisir cette opportunité pour prendre le contrôle de la Cité de Lumière en tant que régent, il aurait une chance de devenir le nouveau Roi de l’Aube, une position qui lui apporterait plus d’avantages que de préjudices compte tenu de ses qualités personnelles et de son influence sur la région.
L’heure étant grave, Andrea réfléchit un moment et comprit aussitôt les principales conséquences de ce plan :
– « Mais alors… vous n’y gagnerez pas grand-chose. »
– « Cela vaut mieux que de laisser Alban continuer à comploter contre moi. Au moins pourrons nous sauver Otto », répondit Roland sans chercher à nier. « Comme je l’ai dit au cours de la réunion, jamais je n’abandonnerai ceux qui ont apporté leur contribution à Graycastle. »
– « Je vois… » Répondit Andrea dont le visage, d’abord inquiet, reflétait à présent la gratitude. « Mlle Edith avait raison. Vous êtes vraiment un Roi bienveillant. »
– « Pa… pardon ? » S’exclama Roland, pris de court. « Edith Kant ? Qu’a-t-elle dit exactement ? »
– « Eh bien, avant notre départ, elle a prédit que vous sauveriez le Seigneur Otto. Pour tout vous dire, si elle ne m’avait pas conseillée, je n’aurais sans doute pas pris aussi vite ma décision. »
– « Vraiment? »
Roland s’efforça de garder un visage impassible.
« Puisque votre décision est prise, je vais écrire au Comte Quinn pour lui expliquer la procédure relative à cette opération et lui parler de l’alliance avec Graycastle. Même si, en pareilles circonstances, la plupart des gens feraient le bon choix, je tiens à ce qu’il me donne son consentement. Je compte donc sur vous pour accompagner les Sorcières du Châtiment Divin à la Cité de Lumière afin de veiller à ce qu’il tienne promesse et suive la procédure. Pour être tout à fait honnête, c’est en vous que j’ai confiance et non en votre père, aussi suis-je contraint de vous demander de rester là-bas jusqu’à ce que le problème soit résolu. Cela fait, vous pourrez rentrer à la Cité Sans Hiver avec les sorcières. »
Soulagée, Andrea reprit sa dignité de noble. Elle leva les pans de sa jupe et fit au Roi une profonde révérence.
– « Je ne peux certainement pas refuser votre demande. Vous avez déjà fait tellement pour nous! Par ailleurs, j’ai là une lettre pour la Princesse Tilly. Auriez-vous l’obligeance de la lui faire parvenir ? »
– « Naturellement », répondit Roland en souriant.
Andrea partie, Rossignol fronça les sourcils.
– « Bon sang! À quel jeu joue-t-elle ? »
– « Vous voulez parler d’Edith ? » Roland se caressa le menton. « Eh bien… elles ont probablement évoqué ce sujet lors d’une conversation. N’oubliez pas qu’elles étaient toutes deux présentes à la réunion préparatoire. Pourquoi ? Vous pensiez qu’elle ne me voyait pas comme quelqu’un de gentil ? »
– « À mon avis, quand bien même vous seriez le meilleur homme du monde, jamais elle n’aurait tenu de tels propos », répondit rossignol. « Ce n’est pas le genre de personne à s’attarder sur de telles notions. »
Roland était sur le point de répondre lorsque les gardes qui se tenaient à l’extérieur de la tente soulevèrent soudain le rideau :
– « Votre Majesté, Dame Edith Kant demande à vous voir. »
« Oh oh! Voilà qui devient intéressant! » Pensa le Roi.
Il échangea un regard avec Rossignol et ordonna :
– « Faites-là entrer. »
– « À vos ordres, Votre Majesté! »
En entrant dans la tente, la Perle de la Région du Nord s’inclina sans cérémonie et dit :
– « Votre Majesté, je vous demande de changer vos plans et de renoncer à intervenir dans les affaires du Royaume de l’Aube. »
Roland fronça les sourcils.
– « Pourquoi ne m’en avez-vous pas parlé lors de la réunion ? Ma décision étant prise, si je la modifie une nouvelle fois, cela risque de nuire à mon image. »
– « C’est la raison pour laquelle je tenais à vous voir seul », répondit calmement Edith. « Je ne vous demande pas de renoncer à votre plan, mais simplement d’y apporter quelques ajustements, de manière à ce que le public pense que c’est en raison de circonstances imprévues que la mission n’a pas été achevée comme prévu. Cela vous permettra aussi de montrer que vous êtes de parole. »
Ne pouvant plus se contenir, Rossignol se montra :
– « Qu’avez-vous en tête ? » Lui demanda-elle sans détour. « D’abord vous persuadez Andrea de demander de l’aide à Sa Majesté et voilà qu’à présent, vous nous demander de ne plus nous mêler des affaires du Royaume de l’Aube! Ne me faites pas croire que cela ne relève pas d’une conspiration! »
Contrairement à la plupart des gens, qui, lorsqu’on les met face à leurs contradictions, se sentent soudain gênés et hésitants, Edith resta de marbre. On aurait dit qu’elle savait que cette confrontation était inévitable.
– « Il y a eu du changement », répondit-elle calmement. « Vous qui pouvez détecter le mensonge, vous devriez savoir que je dis la vérité. »
– « Expliquez-vous », dit Roland, intrigué.
– « Si vous choisissiez d’attaquer par un mouvement de tenaille, ce qui est radical, tout le royaume saurait que vous êtes le véritable dirigeant, ceci même si le Comte Quinn devenait régent. Sans la menace des Diables, les gens craignant la Première Armée, vous auriez facilement pu influencer progressivement la politique du Royaume de l’Aube et en faire votre territoire. Mais vous n’avez plus cet avantage.
Edith rassembla ses longs cheveux et expliqua méthodiquement : « L’incursion de l’armée de Graycastle dans la ville et le coup d’état perpétré par le Comte Quinn sont deux choses complètement différentes. La seconde proposition accroîtrait considérablement l’autorité du Comte dans la région. Quant à savoir si les nobles choisiraient de se soumettre ou de comploter contre lui, ce n’est pas votre affaire. »
– « Vous suggérez donc que nous laissions Alban Misra continuer à conspirer contre Graycastle ? » Demanda Rossignol.
– « Même si Sa Majesté n’intervient pas, Alban n’a guère de chances de conserver son trône dans la mesure où il ne peut plus faire appel à ses bannerets. Son autorité ayant été remise en question suite à la bataille de la Vieille Cité Sainte, il n’a plus suffisamment de pouvoir ni de prestige pour gouverner le royaume qui finira par sombrer dans le chaos », répondit Edith. « Le Comte Quinn a encore une chance de remporter le trône, mais son influence sera vraiment limitée. Avec un peu de chance, Otto Luoxi pourrait s’en tirer mais dans le cas contraire, jamais Andrea ne vous en voudra. Elle sait très bien que ce n’est pas votre faute, Majesté », souligna-t-elle.
Andrea y avait sans doute pensé elle-aussi, c’est pourquoi elle avait dit au Roi que ce plan serait peu profitable pour lui.
Roland en était parfaitement conscient, cependant il préférait un allié fiable à des profits personnels. Même si, au départ, le Comte Quinn ne le soutenait pas pleinement, il était persuadé que la Bataille de la Divine Volonté, qui ne saurait tarder, éliminerait enfin tous les malentendus et la méfiance entre les gens. En effet, face à un ennemi menaçant la survie même de la civilisation humaine, le plus important serait de s’unir pour trouver le moyen de l’éradiquer.
Cela, la Perle de la région du Nord devrait le savoir, car pour autant qu’il sache, ce n’était pas une personne à la vue étriquée.
Elle l’aurait vraiment déçu si elle avait laissé sa soif de pouvoir troubler son jugement.