Le clair de lune qui passait à travers les fenêtres inondait le couloir, néanmoins on ne voyait que la moitié du visage d’Anna. Ses yeux, qui reflétaient une faible lumière bleue, ressemblaient à deux étoiles dans le noir. La jeune femme était appuyée contre la porte. Son corps était presque entièrement dans l’obscurité, mais on pouvait en deviner les contours. Une bonne alimentation avait complètement transformé sa mince silhouette en un corps de femme. Il était tout simplement parfait, avec les courbes de son âge mais aussi le charme unique de la jeunesse.
S’efforçant de paraître calme, Roland s’avança lentement jusqu’à ce qu’Anna le vit.
Enfin, il se tint devant elle et tous deux se regardèrent dans les yeux.
– « Ce n’était qu’un accident, j’ignorais qu’elle allait le faire », Commença Roland.
– « Je sais. »
– « Elle est encore mineure, je n’y ai pas fait attention »
– « Cela aussi je l’ai compris. »
Anna réagissait très différemment de ce à quoi Roland s’attendait. Elle ne semblait pas être en désaccord avec lui, il ne détectait aucune trace de mécontentement sur son visage, elle avait seulement l’air sérieuse. Il n’y avait pas de vague dans ses yeux bleus comme des lacs, Roland réalisa qu’elle était franche, qu’elle ne camouflait rien.
La jeune femme prit l’initiative et dit :
– « Je ne suis pas comme Foudre. Devant tant de personnes je n’ose pas montrer un comportement aussi… audacieux, aussi j’ai préféré vous attendre ici. »
Ses joues rougirent, mais elle ne recula pas et garda les yeux fixés sur Roland. Son regard semblait même incroyablement sérieux.
Le temps de deux battements de cœur, Roland voulut parler, mais il estima que tout ce qu’il pourrait dire n’aurait aucun sens. Anna avait peut-être été gênée par les agissements de Foudre, mais le chagrin ou la plainte n’étaient pas dans sa façon d’agir. Elle exprimait simplement ce qu’elle ressentait.
Les enfants droits et travailleurs ne doivent pas être rejetés, pensa-t-il. Aussi, Roland se pencha vers la joue d’Anna. Il pouvait même sentir son souffle sur son visage, comme une brise de printemps jouant avec les cordes de son cœur. Dans le silence environnant, ils pouvaient distinctement s’entendre respirer nerveusement. Enfin, des lèvres douces effleurèrent les joues de Roland.
– « Bonne nuit, Votre Altesse », murmura Anna.
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Installée sur son mit, Wendy feuilletait quelques livres.
Elle avait rarement eu du temps comme en cet instant pour les loisirs. Lorsqu’elle vivait à l’Association de Coopération des Sorcières, jamais elle n’aurait pu imaginer mener une telle vie.
Elle ne tarda pas à se faire à l’idée de rester en ville, et développa les habitudes suivantes : se laver avant d’aller dormir, puis enfiler une robe de soie qui n’était ni serrée à la taille, ni boutonnée. Assise les jambes croisées sur le lit, un oreiller doux entre son dos et le mur, elle lisait des livres qu’elle avait empruntés à Son Altesse.
Il lui avait fallu un bon moment pour obtenir que Foudre se repose, aussi Wendy n’avait-elle pas l’intention de retourner dans le jardin pour rejoindre les festivités.
La jeune femme préféra se laver et se mettre au lit.
Pour le moment, elle lisait un livre d’histoire sur les origines de l’Église.
Bien qu’elle ait grandi dans un monastère, il s’agissait là d’un thème dont elle ne connaissait pas grand-chose. Les religieuses leur recommandaient toujours d’obéir à l’enseignement de Dieu, mais elles ne mentionnaient jamais son nom. Durant son enfance, cette contradiction l’avait toujours intriguée. Toute chose portait un nom, alors pourquoi pas ce noble Dieu ?
Les livres qu’elle avait lus et les rumeurs qu’elle avait entendues plus tard disaient substantiellement la même chose. Au début de l’histoire du continent, il existait trois religions majeures. Chacune d’entre d’elles considérait l’autre comme hérétiques, persuadée que leur dieu était le seul. Cette bataille de la foi dura près de cent ans, et finalement, l’Église finit par l’emporter. Ils déclarèrent que les autres Dieux avaient été détruits, et qu’appeler Dieu par quelque nom que ce soit était interdit. C’était la parole de Dieu lui-même.
Les pages qui suivaient décrivaient la gloire et l’immortalité de l’église, y compris la construction de l’Ancienne et de la Nouvelle Cité Sainte, et leur victoire sur les sorcières maléfiques. Pour Wendy, tout ceci semblait très étrange.
Elle avait également emprunté à Roland les livres suivants : « Histoire du Royaume de Graycastle » et « Une Histoire Brève du Continent ». Le premier mentionnait presque sans équivoque l’établissement, le développement et les événements majeurs du Royaume, comme le nom de chaque Roi, l’état matrimonial et l’endroit où se trouvaient ses enfants. La famille et toutes ses ramifications étaient décrites d’une manière si détaillée qu’on aurait presque dit une généalogie.
« La brève Histoire du Continent » se concentrait davantage sur l’évolution des quatre royaumes, leur alternance au pouvoir et les luttes politiques intérieures et extérieures. Cependant, on accordait beaucoup d’importance aux familles dirigeantes.
Par contre, dans le livre d’Histoire sur l’Église, on ne mentionnait pas le nom des papes. Ou plutôt on aurait dit qu’ils avaient fait la même chose que pour le nom de Dieu, remplaçant simplement leur ancien nom par le titre de Pape. Aussi, tout au long du livre, on aurait dit qu’il n’y avait eu qu’un seul pape sur des centaines d’années d’histoire.
Cela n’avait aucun sens. On ne pouvait appeler cela un record, c’était plutôt une illusion délibérée.
À cet instant, Rossignol apparut tout à coup dans la chambre de Wendy. Lorsque cette dernière l’aperçut, elle déposa son livre et la regarda avec intérêt :
– « Il est déjà si tard, et vous voilà seulement libre de venir me parler ? »
Rossignol frotta son cou crispé et alla s’asseoir au bord du lit :
– « Je viens de terminer mon travail consistant à ramener Nana chez elle. Comment vous en êtes-vous sortie avec Foudre ? »
– « En chemin, elle parlait sans arrêt de son père, mais dès que la petite a touché le lit, elle s’est immédiatement endormie, je n’ai même pas eu besoin de lui lire des histoires. » Wendy haussa les épaules. « Elle agit toujours comme si elle était déjà une grande fille, mais en vérité, ce n’est encore qu’une enfant. »
– « À vos yeux, tout le monde est encore un enfant », dit Rossignol en la taquinant. Elle prit le livre que Wendy venait de reposer.
« Son Altesse Royale a dit que vous ne devriez pas lire la nuit, en particulier lorsque vous êtes au lit. L’éclairage n’est pas suffisant et vous fera mal aux yeux. »
– « C’est vrai, Son Altesse Royale l’a dit. »
Toutes deux parlèrent longtemps. Elles évoquèrent l’époque où elles avaient voyagé ensemble de Silver City à la chaîne des Montagnes Infranchissable, ce qui s’était passé à l’annonce de la mort prochaine des sorcières, comment elles survécurent aux Mois des Démons. Rossignol avait beaucoup à dire, à tel point que Wendy ne pouvait que rarement placer une ou deux phrases. Au cours des cinq dernières années, ces deux femmes étaient devenues inséparables, c’est pourquoi elles développèrent une compréhension tacite de l’autre.
Le temps s’écoula lentement jusqu’à ce que les bougies s’éteignent. En voyant cela, Wendy se mit à rire et demanda :
– « Comment ça va ? Ne serait-ce pas le comportement de Foudre ce soir qui vous empêche de dormir ? »
– « Qu’est-ce que vous racontez… ? »
– « Quoi d’autre ? » Wendy sourit et remua la tête. « Veronica, nous sommes des sorcières, vous devriez savoir ce que cela signifie. »
Rossignol garda le silence, un long moment, sans trouver à répondre.
– « Eh bien… ».
Cette fatalité, aucune sorcière ne pourrait s’en défaire. Wendy mit son sourire de côté, soupira et dit :
– « Roland Wimbledon est le 4e Prince du royaume, et il faut faire tout notre possible pour qu’il reprenne le trône. Ainsi, lorsqu’il règnera, le prince pourra nous protéger, nous autres les sœurs, de l’Église. Mais cela signifierait aussi qu’en tant que Roi, viendra le moment où il épousera la fille d’un Duc ou la princesse d’un autre royaume. Ensuite, ils auront des enfants, peut-être un ou plusieurs. Si c’est un garçon, il héritera du pays, et si c’est une fille, elle sera mariée à une autre famille noble. »
Ici, Wendy s’arrêta un moment, donnant à Rossignol le temps de se préparer étant donné qu’elle s’apprêtait à prononcer des paroles qu’aucune sorcière ne voudrait entendre : «Veronica, nous sommes des sorcières, les sorcières ne peuvent pas enfanter.
Même dans le meilleur des cas, où il n’y aurait pas de différence entre les gens ordinaires et les sorcières, où nous pourrions nous promener librement sur toutes les routes du royaume, même après la mort de Son Altesse. Même si dans des cas occasionnels, des sorcières remarquables gagnaient le droit d’intégrer les rangs supérieurs de la société, peut-être même d’être anoblies, ce problème persisterait toujours : les sorcières ne pourront jamais avoir de descendants. Et sans descendant, nous sommes incapables de perpétuer la gloire familiale, du coup les nobles ne songeront même pas à épouser une sorcière. Par conséquent, nous allons obtenir des choses, mais en même temps, on nous prendra beaucoup. C’est notre destin », conclut-elle doucement, « j’aurais aimé ne pas avoir à vous dire cela. »
– « Je vois », murmura Rossignol.
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Lorsque cette dernière eut quitté les lieux, Wendy ne se sentit pas très bien. Cependant, elle pensait que Rossignol serait en mesure de surmonter ce revers. Son amie avait déjà traversé tant de difficultés qu’elle serait certainement capable de franchir ce seuil.
De cela, Wendy était convaincue.