– « Votre Majesté ? …Roland ? »
La voix était douce et lointaine.
Roland ressentit qu’on lui chatouillait l’oreille et réalisa soudain que quelqu’un l’appelait.
– « Vous êtes encore dans la lune », dit Rossignol, qui, penchée sur la longue table, le menton appuyé sur sa main et la tête légèrement inclinée, le regardait droit dans les yeux en agitant son index.
De toute évidence, c’était elle qui venait de lui toucher l’oreille.
– « Euh… vraiment ? » Roland s’éclaircit la voix et fit mine de lire le rapport statistique qu’il venait de recevoir. « Il fait chaud aujourd’hui. En général, cela me fait somnoler. »
– « Ce n’est pas la première fois que vous rêvez en plein jour », fit remarquer la sorcière en retournant à son fauteuil situé de l’autre côté de la tente. « Depuis que vous êtes revenu de l’Église du Reflet, vous êtes constamment dans un état d’hébétude. Se serait-il passé quelque chose ? »
Roland était sur le point de nier mais les mots lui restèrent coincés dans la gorge. En effet, Rossignol était en mesure de discerner la vérité du mensonge et lui-même ne pouvait continuer à se mentir. Une semaine après, il ne comprenait toujours pas.
– « J’ai découvert quelque chose, mais tout cela est si étrange et inquiétant que je ne sais pas par où commencer. »
– « Vous n’êtes pas obligé de me l’expliquer si vous n’y tenez pas », dit Rossignol en regardant le ciel, les mains derrière la tête. « De toute façon, je ne suis pas aussi intelligente que vous, quand bien même vous le feriez, je ne pourrais guère vous être utile. Anna le serait sans doute davantage… »
Roland eut un sourire forcé :
– « Elle n’est pas au courant non plus. »
– « Vraiment ? » Fit la sorcière en se retournant brusquement : « Comment cela se fait-il ? »
– « C’est si étrange que j’ai bien peur que cela ne dépasse mes facultés de compréhension », répondit le Roi d’un ton catégorique. « Même si je répugne à l’admettre, cela n’a aucune incidence, autrement dit, c’est uniquement personnel. Il ne servirait à rien de lui en parler, cela ne ferait que l’inquiéter. »
– « Je vois », fit Rossignol en clignant des yeux, comme si elle venait d’avoir une illumination soudaine.
Roland se dit que même si elle ne comprenait rien, elle trouverait l’idée plutôt plaisante.
– « Ne lui dis pas que je rêve en plein jour. Personne d’autre que moi ne peut résoudre ce problème. »
– « Comptez- sur moi! »
L’air soudain satisfait sans trop savoir pourquoi, elle se tapota la poitrine, prit dans son sac une tranche de poisson grillé et la fourra dans sa bouche.
Ayant obtenu sa promesse, Roland soupira intérieurement. Les données du rapport statistique n’avaient aucune signification pour lui, son esprit étant encore encombré par ce qu’il avait vu dans la pièce secrète de l’église.
Pourquoi une figure légendaire aurait-elle fait son apparition au tout début de la fondation de l’Union alors qu’à en croire son portrait, elle existait déjà bien avant cette époque ?
Roland avait interrogé Isabella, Ayesha et Phyllis, mais aucune d’entre elles n’avait pu lui donner de réponse certaine. Cette personne faisait partie d’un passé si sombre et si lointain que nul ne pouvait dire qui elle était, même si elle avait sans doute joué un rôle important.
Roland pensait qu’il n’y avait que deux catégories de personnes dans le monde des rêves. La première comprenait les gens qui avaient été vaincus par Cléo et dont l’âme était liée pour toujours à la Résidence des Âmes tout en restant plus ou moins en contact avec le monde réel. Pour preuve leur étonnante ressemblance physique et les fragments de souvenirs découverts dans leur appartement.
La seconde était constituée de personnages fictifs tout droit sortis de leur imagination et composés par le Monde des Rêves.
Mais à présent, Roland n’était plus certain de sa théorie.
Isabella lui avait dit que, d’après ses états de service, au moment où elle était au ordre du Pape, Cléo devait avoir entre deux cents et trois cents ans. Il était donc impossible que cette Purifiée qui ne vieillissait pas ait “emprisonné” une personne ayant vécu huit cents ans auparavant. Certes, elle était plus âgée que les gens ordinaires, mais à en croire l’histoire, bien des gens avaient vécu plus longtemps encore.
Cléo étant née après la fondation de l’Église, Ayesha, entre autres, était assez âgée pour être sa grand-mère.
La femme qui figure sur le portrait aurait-elle pu intégrer seule le Monde des Rêves ?
Cette hypothèse était encore plus audacieuse et inconcevable.
Comment une personne issue d’une civilisation antique aurait-elle pu survivre dans la société moderne sans qu’il n’y paraisse ? Où était son âme avant que le Monde des Rêves ne soit créé ?
En outre, l’apparence physique de Lan venait contredire cette hypothèse. Quoiqu’élégante et gracieuse, elle n’était pas particulièrement belle. Il ne pouvait donc s’agir d’une sorcière.
Sans pouvoir extraordinaire, n’importe qui, fut-ce une personnalité remarquable, serait réduite en poussière une centaine d’années après sa mort.
À l’exception des deux hypothèses précédentes, l’explication la plus sensée, bien que la moins créative, était celle de la ressemblance physique. Autrement dit, ce ne serait là que pure coïncidence.
En adoptant cette théorie, Roland pourrait s’éviter beaucoup de problèmes, cependant, il avait du mal à se convaincre. Etait-ce vraiment une coïncidence ?
Il allait certainement devoir interroger directement la personne concernée.
Si le Roi était un peu hésitant à l’idée de retourner dans ce monde de plus en plus imprévisible, il n’aimait guère le sentiment d’être plongé dans l’inconnu et de rester dans le noir.
Entre deux maux, mieux vaut choisir le moindre.
Aussi, après avoir hésité durant une semaine, Roland prit enfin sa décision.
Il convient toutefois de mentionner que l’insistance des Sorcières du Châtiment Divin et le temps libre qui avait suivi sa visite de la Cité Sainte étaient pour beaucoup dans cette résolution.
Roland avait désormais l’habitude d’intégrer le Monde des Rêves.
En se réveillant, il remarqua que le calendrier indiquait toujours la date de son départ. En un mois, l’environnement n’avait guère changé. Quant à la photographie des stagiaires martialistes posée sur sa table de nuit, on aurait dit qu’il venait de la rapporter du siège de l’Association.
Roland prit son téléphone portable et composa le numéro de Garcia. Il obtint presqu’immédiatement la communication et l’entendit même respirer à l’autre bout du fil.
– « Allô ? »
Roland jeta un coup d’œil par la fenêtre. À l’Est, l’aube se levait à peine.
– « Êtes-vous en train de faire vos exercices du matin ? » Demanda-t-il.
– « Ne dites donc pas de sottises », répondit sèchement Garcia, comme à son habitude. Cependant, son ton n’était plus aussi cassant qu’auparavant. « Un problème ? »
– « Eh bien, il y a quelque chose dont je voudrais discuter avec vous. Si cela vous convient, je suis disponible immédiatement. Je vous invite à prendre le petit déjeuner. »
– « Est-ce si urgent ? Rejoignez-moi en bas », dit-elle après réflexion. « Je suis dans la ruelle, devant l’immeuble. »
– « J’arrive! »
Roland raccrocha, se changea aussi vite qu’il put et quitta la chambre. En passant devant le séjour, il aperçut Cléo à moitié habillée, le visage encore plein de sommeil. De toute évidence, elle venait à peine de se lever. Son pyjama froissé tombait sur le côté, révélant une partie de sa charmante épaule blanche. Elle traînait à ses pieds une paire de pantoufles d’homme bien trop grandes pour elle. Sans doute les siennes.
Roland porta la main à son front. Il n’avait d’autre choix que de faire demi-tour et d’aider l’enfant à s’arranger.
– « Attendez une minute… je vais faire bouillir de l’eau… » marmonna Cléo.
– « Pas la peine », répondit Roland en lui tapotant la tête, « je te rapporterai le petit déjeuner. En attendant, va te laver le visage et te brosser les dents. »
Sur ce, il la poussa sans la salle de bains et sortit précipitamment.