Tous les soirs, au crépuscule, Vader sortait faire ses rondes.
La plupart du temps, il faisait le tour de la Cité Sans Hiver avec deux ou trois de ses hommes mais il lui arrivait aussi d’y aller seul. En principe, en tant que Chef du Département de la Police et troisième personne la plus influente au sein du Bureau de la Sécurité du royaume, il n’était pas obligé de patrouiller. Mais il continuait de le faire car il préférait s’impliquer sur le terrain plutôt que de rester dans un bureau à faire de la paperasse.
Depuis un an et demi qu’il vivait à la Cité Sans Hiver, deux choses l’avaient particulièrement impressionné. La première était la vitesse incroyable à laquelle la ville s’était développée. Quand il était arrivé, il ne lui fallait qu’une demi-heure pour faire le tour de Border Town et désormais, cela lui prenait trois fois plus de temps, et encore, sans passer par le port, au Sud, ni les terres agricoles, à l’Est.
Par ailleurs, c’était incroyable comme l’ordre et la Loi régnaient dans cette cité! Les méfaits les plus courants, mais aussi les plus graves, étaient le vol et les rixes. Il était très rare que se produisent des crimes comme l’homicide, le vol qualifié ou encore l’enlèvement. Certes, il était déjà arrivé que la sécurité se détériore lors d’afflux massif de réfugiés, mais grâce aux efforts conjugués du Département de Police et de l’Association des Sorcières, les fauteurs de troubles avaient rapidement été maîtrisés.
Le Roi ne plaisantait pas lorsqu’il avait promis de résoudre chaque crime. En effet, confronté aux capacités rétrospectives d’Assia et de Vanille, aucun criminel ne pouvait échapper à la Loi. En raison des risques et du coût élevé de la criminalité et grâce à la tolérance zéro à l’égard des Rats des Rues Sombres, la sécurité publique de la Cité Sans Hiver avait pu faire l’objet d’une amélioration visible.
S’il tenait absolument à effectuer ses rondes quotidiennes, c’était aussi parce qu’il aimait ce sentiment de paix. Il ressentait une immense fierté et une énorme satisfaction chaque fois qu’il croisait des passants insouciants qui se promenaient tard le soir et qu’il pouvait voir leur regard confiant lorsque ceux-ci le saluaient.
Par ailleurs, il était lui-même surpris d’être devenu un agent de la force publique respecté et non un voyou des rues condamné par le public.
Jamais il n’avait éprouvé pareil sentiment lorsqu’il était patrouilleur.
Si ces deux emplois avaient été conçus dans le même but et reposaient sur une procédure et des tâches similaires, les résultats obtenus étaient foncièrement différents.
Sans doute l’habileté du dirigeant était-elle en cause.
En arrivant devant l’Hôtel de Ville, il fut accueilli par Sifflet qui venait de disperser ses troupes.
– « Voulez-vous que je vous accompagne, Chef ? » Demanda-t-il.
– « Mais… ne deviez-vous pas passer du temps avec cette dame ? »
– « Vous… vous êtes au courant ? » Balbutia Sifflet en rougissant. « Vous savez… nous ne sommes pas obligés de nous voir tous les soirs. »
Quelques personnes qui passaient par là pouffèrent de rire en entendant sa remarque.
– « Faites attention, sans quoi, quelqu’un d’autre risquerait de vous la voler. »
– « Chttt… taisez-vous! »
– « Pour ce soir, je peux y aller seul », dit Vader avec un sourire. « Dépêchez-vous de terminer et rentrez vite chez vous. »
– « Eh bien… dans ce cas, merci Chef! »
Il regarda Sifflet s’éloigner, tout content, et sentit l’émotion le gagner. En effet, il était seul lorsqu’il avait quitté Valencia et pensait le rester toute sa vie. Jamais il n’aurait cru pouvoir accomplir autant de choses. Maintenant qu’il avait acheté deux maisons adjacentes pour Kakusim, qu’il considérait comme son père, et pour lui, il allait sans doute devoir commencer à chercher sa moitié.
Vader était sur le point de quitter l’Hôtel de Ville lorsque soudain, une alarme stridente retentit.
Son visage se figea.
Cette sonnerie était totalement différente de celles qu’il avait pu entendre jusque-là. C’était une sorte de crescendo qui se répétait continuellement, un son que l’on ne risquait pas d’oublier. Même durant les Mois des Démons, jamais encore ce niveau d’alerte maximal n’avait été déclenché. Il ne l’avait entendu qu’une fois, au cours d’un exercice.
La procédure voulait que si ce signal retentissait, la Cité Sans Hiver soit aussitôt placée sous la loi martiale. Les portes de la ville devaient toutes être fermées et tandis que la police se chargerait d’évacuer les rues, la Première Armée établirait un périmètre défensif.
– « Chef! » S’écrièrent Sifflet et ceux qui l’accompagnaient en se précipitant hors du bureau.
Vader se retourna et constata que tout l’Hôtel de Ville était paralysé. Les gens, stupéfaits, étaient comme figés sur place.
Sa Majesté étant actuellement en guerre pour récupérer le Royaume de Graycastle, ce ne pouvait être un exercice.
Que se passait-il donc pour que la garnison ait déclenché l’alarme ?
« Bon sang! » Pensa-t-il. « Il faut que cela se produise précisément au moment où la Cité Sans Hiver est particulièrement vulnérable! »
Il serra les dents :
– « Ne restez pas plantés là! Activez-vous, et vite! Sifflet, rappelez tous ceux qui sont en congés! Pointe-De-Feu, prenez le reste des hommes et suivez-moi aux remparts! Faites comme lors des exercices! C’est bien compris ? » Cria-t-il d’une voix si puissante qu’elle sortit non seulement les policiers de leur torpeur mais également tous les fonctionnaires de l’Hôtel de Ville.
– « Oui Chef! »
Aussitôt, les fonctionnaires se remirent au travail, mais Vader, qui n’était pas d’humeur à se soucier de ces civils, quitta précipitamment les quartiers du château, suivi de ses hommes.
En voyant la confusion des habitants dans les rues, le chef de la police se sentit nerveux.
Ce système d’alarme qui n’avait été mis en place qu’au début de l’année, n’avait pas encore fait l’objet d’un exercice à l’échelle de la ville. Sans doute le Roi ne s’attendait-il pas à ce qu’une telle urgence se produise si tôt. Mais le cas échéant, c’était une erreur de jugement de la part de la garnison. Si la décision lui revenait, il aurait sonné simultanément l’alerte habituelle afin que les gens puissent évacuer les rues.
Quoiqu’il en fût, le moment n’était pas aux plaintes. Vader frappa dans ses mains pour attirer l’attention des habitants.
– « Écoutez tous! Que chacun rentre chez lui et n’en sorte plus! Cette alerte indique une attaque ennemie. Je répète : rentrez immédiatement chez vous! »
– « Ne restez pas ici! Rentrez chez vous! » S’écrièrent à leur tour Pointe de Feu et les autres.
Fort heureusement, les résidents avaient confiance en la police et comme, de surcroît, l’administration avait procédé à plusieurs exercices incitant la population à réagir aux alarmes de routine, tous obtempérèrent aussitôt.
On vit alors un groupe d’hommes courir vers les remparts en criant.
Il y avait des soldats partout sur le mur d’enceinte et les drapeaux flottaient énergiquement sous le soleil couchant. Sur la plate-forme, on préparait les canons qui furent ensuite dirigés vers la vaste prairie, prêts à tirer au moindre mouvement.
Devant ce spectacle, Vader sentit ses tensions s’apaiser.
Jamais une force ennemie ne pourrait percer la ligne de défense indestructible formée par la Première Armée.
C’était un point qu’il avait pu vérifier bataille après bataille.
La police s’empressa aussitôt d’assurer la sécurité sur place, veillant à maintenir un minimum d’ordre. Cependant, Vader se demandait pourquoi on avait déclenché l’alerte maximale alors que rien ne bougeait dans les prairies ou les forêts environnantes.
Où étaient donc l’ennemi ?
Au même moment, une querelle éclatait dans l’une des salles de réunions du château seigneurial.
– « Vous avez déclenché le plus haut niveau d’alerte rien que parce que vous avez entendu une sorcière marmonner ? Et une inconnue, de surcroît ?! » Demanda Barov, incrédule, en regardant Wendy. « Savez-vous combien cela risque de nous coûter ? Nous ne savons même pas si l’on peut faire confiance à cette Loélia. Sauf erreur de ma part, tout ceci ne repose que sur des propos ensommeillés! C’est ridicule! Nous avons immobilisé la moitié de la ville ! Si nous ne parvenons pas à terminer les tâches qui nous ont été confiées, comment vais-je pouvoir l’expliquer à Sa Majesté ? »