Dès leur arrivée à l’Hôtel de Ville, on leur amena le fameux Posack.
Agé d’environ quarante ans, costaud et basané, le pantalon maculé de terre séchée et de brins d’herbe, il avait tout du fermier typique.
– « Mais… je vous connais, Madame le Ministre », dit l’homme, un peu nerveux, en frottant ses mains ridées. Puis s’inclinant devant Sophia, il ajouta : « Ma fille apprend à lire et à écrire dans votre école. Elle est très lente, aussi, j’espère que vous pourrez supporter ses erreurs. »
– « Ne soyez pas si nerveux », répondit Sophia en riant. Elle lui tapota l’épaule : « Sachez qu’avant d’arriver ici, je pêchais pour vivre. Mais la mer étant imprévisible, mes récoltes n’étaient pas aussi régulières que les vôtres. Par ailleurs, le savoir ne dépend pas de la personne car même si elle n’est pas très douée, avec du temps et du travail, elle finira par maîtriser ces connaissances. Ne vous inquiétez pas, votre fille aura son diplôme. »
En entendant cela, Posack sentit sa pression se relâcher.
– « Si j’ai abandonné l’agriculture pour le pâturage ces deux dernières années, c’est parce que Sa Majesté a déclaré que le salaire serait plus élevé. » Puis, s’inclinant devant Wendy, il lui dit : « Vous êtes sans doute la responsable de l’Association des Sorcières. Je ne pensais pas avoir la chance de vous rencontrer aujourd’hui. »
Bien que Wendy n’ait pas autant d’influence que Sophia auprès des gens ordinaires, en sa qualité de chef de l’Association des Sorcières, elle était tenue d’assister à divers événements majeurs. Il n’était donc pas surprenant que les gens la reconnaissent, avec ses cheveux d’un rouge flamboyant et sa silhouette plantureuse.
– « Appelez-moi Wendy », dit-elle. « Il paraîtrait que vous avez trouvé une jeune fille grièvement blessée et couverte de sang. Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il pourrait s’agir d’une sorcière ? »
– « Eh bien… une femme qui possède des attributs animaux ne saurait-être une personne ordinaire, n’est-ce pas ? » Répondit-il en se grattant la tête. « Au début, je croyais que c’était un chiffon maculé de sang. Je m’apprêtais à l’enlever et à le jeter lorsqu’à ma grande surprise, je me suis aperçu qu’il était relié à une jeune fille. En regardant de plus près, j’ai découvert qu’il s’agissait en fait de la queue d’un animal! »
« La queue d’un animal ? »
Wendy sentit son cœur sauter un battement.
Elle venait de se rappeler que deux mois auparavant, une étrange sorcière était arrivée à la Cité Sans Hiver. Cependant, comme celle-ci n’avait pas rejoint l’Association ni eu de contacts étroits avec les sœurs, elle ne la connaissait que par la description qu’en avait faite Rossignol. En effet, celle-ci avait souligné à plusieurs reprises le fait que Sa Majesté la trouvait très jolie en dépit de ses oreilles de loup et de sa longue queue.
Cette curieuse sorcière, qui avait pour nom Loélia, était une princesse originaire d’une tribu de l’Extrême Sud.
« Se pourrait-il que ce soit elle que Posack a trouvée ? »
– « Où est-elle ? » Demanda Wendy, inquiète. « Conduisez-nous immédiatement à elle! »
Au lieu de ramener la blessée chez lui, le fermier l’avait déposée dans un abri temporaire situé dans la zone pastorale.
En voyant la jeune femme-loup étendue, immobile, sur un banc dans ses bandages ensanglantés, le cœur de Wendy se serra.
À en juger par ses oreilles déformées et ensanglantées, il s’agissait bien de Loélia.
Qu’avait-il bien pu lui arriver ?
Ce n’était rien de dire qu’elle était maculée de sang. De toute évidence, les blessures ne remontaient pas à plus d’un ou deux jours. À certains endroits, le sang avait séché, prenant une teinte marron foncé tandis que d’autres plaies saignaient encore. Même si, en raison des bandages qui la recouvraient des pieds à la tête, il était impossible de voir ses blessures, il suffisait de la regarder pour savoir qu’elle était sérieusement blessée.
– « Madame, c’est bien une sorcière… n’est-ce pas ? » Demanda Posack.
Comme Wendy était trop abasourdie pour dire quoi que ce soit, Sophia répondit à sa place.
– « Tout à fait. Je vous félicite pour vos soins de premier secours. »
– « Merci beaucoup. Sa Majesté avait fait une annonce nous demandant d’informer l’Hôtel de Ville si jamais nous trouvions une sorcière », expliqua Posack, visiblement soulagé. Mais presque aussitôt, il demanda, inquiet : « Pensez-vous pouvoir la sauver ? »
À cette question, Wendy reprit brusquement ses esprits.
– « Je l’ignore », répondit-elle d’un ton grave. « Mais nous ferons tout notre possible. Sophia, prenez soin d’elle je vous prie. Je vais aller trouver Son Altesse Tilly! »
– « Soyez tranquille, je m’en occupe. »
En l’absence de Naela et Lily, de telles blessures équivalaient à une condamnation à mort, les remèdes à base d’herbes de Chloris ne pouvant soigner que des plaies légères.
Heureusement que les premières sorcières de l’Île Dormante venaient d’arriver à la Cité Sans Hiver. Si la sorcière à laquelle pensait Wendy était parmi elles, elle allait sans doute pouvoir sauver la jeune femme-loup.
À cette pensée, elle accéléra le pas.
Chaque seconde comptait.
Certes, Loélia n’était pas officiellement membre de l’Association des Sorcières, cependant, aux yeux de Wendy, le fait qu’elle ait été guidée par les dieux pour venir jusqu’à la Cité Sans Hiver les liait inévitablement. Et elle ne voulait plus jamais perdre de sœur.
Trois jours plus tard, Wendy entra dans la chambre à coucher, portant une bassine d’eau chaude qui dégageait une forte odeur de médicament.
– « Comment va-t-elle ? »
– « Elle est toujours en vie, mais à part ça… Ses blessures dépassent de loin sa capacité d’autoguérison. C’est déjà un miracle qu’elle ait eu suffisamment de volonté pour revenir en ville, sans quoi elle serait morte dans la nature sans que personne ne le sache. »
L’Extraordinaire étant la plus expérimentée pour ce qui était de traiter les blessures d’urgences, elle avait donc pris la blessée en charge et enlevé les tissus tachés de sang pour procéder à un examen général. Les sorcières avaient été choquées à la vue de son corps couvert de plaies, dont certaines coupures si profondes que l’on pouvait entrevoir ses os. Il leur avait fallu près d’une demi-journée rien que pour les nettoyer.
– « Mais ne vous inquiétez pas outre mesure. » Puis, désignant Crépuscule, allongée dans un lit voisin, elle ajouta : « Ne trouvez-vous pas qu’elle a l’air beaucoup mieux qu’hier ? »
– « Vraiment ? » Demanda faiblement Crépuscule. « Dans ce cas, comment se fait-il que je me sente toujours aussi mal ? »
– « Et si je vous dis que vous aurez du poulet cuit à la vapeur, des œufs sur le plat, des champignons Bec D’Oiseau rôtis au sel et une bouteille de Boisson du Chaos pour le dîner de ce soir ? » dit Cendres avec un sourire narquois. « Comment vous sentez-vous à présent ? »
– « Eh bien… tout compte fait, je crois que je me sens beaucoup mieux », répondit la sorcière qui en avait l’eau à la bouche.
– « Formidable! »
Wendy poussa un soupir de soulagement.
– « Merci beaucoup pour votre aide », dit-elle à l’adresse de Crépuscule.
– « Je vous en prie », répondit la sorcière en s’efforçant de sourire. « Vous êtes venues en aide à Ivy, c’est comme si vous nous aviez aidées directement. Mais je vous en supplie, ne laissez pas mourir cette jeune fille sans quoi je… »
– « Soyez tranquille à ce sujet. »
En voyant l’état de Loélia, Wendy avait aussitôt pensé à Crépuscule. Cette sorcière, ancien membre de l’Association du Croc Sanguinaire, possédait une incroyable capacité appelée Symbiose. Il lui suffisait d’implanter une graine magique dans le corps d’une personne pour établir un lien vital avec celle-ci, devenue désormais son Symbiote. Elle pouvait alors partager ses douleurs et souffrances et ainsi aider le ou la blessé(e) à se rétablir plus facilement.
Par ailleurs, au cours de l’opération, le Symbiote avait la possibilité d’absorber la moitié des éléments nutritifs dont elle disposait. De ce fait, sa capacité était la meilleure solution pour maintenir en vie une personne proche de la mort.
Si Roland, inconscient et dans l’incapacité de boire ou de manger quoi que ce soit pendant des mois suite à sa Bataille des Âmes contre Cléo, était encore en vie, c’était grâce à Crépuscule.
Mais cette dernière n’était pas la seule à être venue en aide à Loélia. La Princesse Tilly, en effet, leur avait également envoyé une sorcière appelée Pandora, principale guérisseuse de l’Île Dormante, pour arrêter les saignements et les hémorragies internes de la femme-loup, réduisant ainsi considérablement la pression exercée sur la symbiose. La capacité de Pandora s’était révélée très utile lors de la campagne visant à écraser la rébellion de l’Association du Croc Sanguinaire. Les remèdes à base de plantes de Chloris avaient empêché les plaies de s’aggraver et l’Eau Purifiante de Lily, entreposée dans de la glace dans les soubassements du château en cas d’urgence, de s’infecter.
Toutes avaient fait de leur mieux.
Les chances que la Princesse revienne à la vie dépendaient désormais de sa volonté. Trois jours auparavant, elles avaient envoyé des messagers volants dans la Région du Nord. Le temps allait leur sembler long dans l’attente d’informations.
Soudain, alors que Wendy s’apprêtait à faire la toilette de la blessée, elle vit son doigt tressaillir. La sorcière, stupéfaite, crut d’abord à une illusion jusqu’à ce qu’elle voie trembler légèrement les lèvres de Loélia.
On aurait dit qu’elle murmurait quelque chose, mais sa voix était si faible qu’il était impossible de comprendre ce qu’elle disait.
Le cœur battant la chamade, Wendy s’efforça de garder son calme et, se penchant vers la blessée, plaça son oreille contre sa bouche.
« Les Diables… », entendit-elle faiblement. « Les Diables…. Ils arrivent! »