Six bestiaux marinés furent transportés près du feu de joie par des charrettes. S’ils n’avaient pas été escortés par la milice, Roland craignait que la foule ne se partage les bêtes avant qu’elles n’arrivent.
C’étaient là toutes les réserves alimentaires qui restaient dans le sous-sol du château. Ils n’auraient donc plus de viande à manger jusqu’à l’arrivée du prochain navire marchand. En pensant à cela, Roland eut mal au cœur. Afin de mener à bien cette célébration, il avait été jusqu’à utiliser tout ce qu’il avait.
Les grands cuisiniers de Graycastle n’eurent à se soucier que de badigeonner la viande et contrôler la température. Ensuite le barbecue fut confié à six miliciens. On enfila une tige de fer dans le corps de la bête par la bouche puis celle-ci fut placée devant le feu sur un support de briques. Les flammes étaient brûlantes, de sorte que même éloigné de deux à trois mètres, on pouvait ressentir les vagues de chaleur. Bientôt, la peau de l’animal se mit à crépiter. La graisse suintait, répandant un parfum alléchant.
Bien entendu, le barbecue ne pouvait être l’unique attraction. Au signal de Roland, Hache-de-Fer entra en scène, accompagné par une équipe de miliciens.
Étant donné que ces somptueuses et complexes danses de cour n’étaient guère appropriées dans une telle occasion, qu’ils n’avaient pas beaucoup de temps pour s’entraîner et ne parvenaient même pas à se souvenir des pas essentiels, celles-ci furent laissées de côté. Pour être certain de choisir une danse facile à comprendre autant que divertissante, on opta pour celle du peuple des sables, nettement plus conforme aux centres d’intérêts des citoyens.
Hache-de-Fer et les autres placèrent les deux mains sur leurs hanches et croisèrent le bras droit avec le bras gauche du partenaire pour former deux cercles autour du feu de joie. Au son des cornes, ils se mirent à tourner dans le sens des aiguilles d’une montre, et à chaque pas, ils lançaient le pied en avant en criant «Ha!».
– « Est-ce là la danse principale dont vous parliez ? » Demanda Carter surpris. « Pouvez-vous seulement appeler cela une danse ? »
– « Bien sûr! Et elle est très simple à retenir, il n’a fallu qu’une demi-heure à la milice la nuit dernière pour en maitriser le pas », répondit Roland en riant. « Voulez-vous essayer ? »
Carter secoua la tête et refusa l’offre. Il avait l’impression que quelque chose au fond de lui allait se briser. « Non, c’était juste une fille dont l’apparence faisait battre le cœur des hommes. Elle n’est qu’un triste souvenir de ma jeunesse. »
Les autres membres de la milice frappaient dans leurs mains au rythme des pas des danseurs, accélérant la cadence à chaque tour. Ce rythme très rapide échauffa la foule. L’un après l’autre, les gens levèrent les bras et se mirent à frapper en cœur. Hache-de-fer et ses hommes dansaient de plus en plus vite au fur à mesure qu’ils accéléraient. Bientôt, l’anneau montra des signes de dislocation. Il ne fallut pas longtemps avant que l’un des danseurs ne tombe accidentellement, entraînant d’autres personnes avec lui. Ceci choqua la foule, mais la milice n’arrêta pas pour autant de frapper dans ses mains. Le rythme se fit plus sauvage, jusqu’à évoquer une tempête.
Hache-de-Fer lui-même faillit tomber. Il fut retenu par un membre de la milice.
Se tournant vers la foule, il cria :
– « Tout le monde a compris ? Qui veut essayer ? Jusqu’à ce que vous tombiez comme nous! Si vous vous joignez à la danse, vous pourrez ensuite plonger dans ce délicieux barbecue au miel. Plus vous danserez, plus vous aurez de viande! »
Si la noblesse ou les familles riches les avaient invités, les citadins normaux ne se seraient jamais impliqués – inconsciemment, ils auraient toujours eu l’impression que ceux-ci leur étaient supérieurs. Il était également courant pour la noblesse de revenir sur ses promesses. Mais lorsqu’ils virent les membres de la milice, qui étaient des gens ordinaires, leur faire signe de venir danser avec eux, ceux-ci ne purent se retenir.
Le premier tour fut aussitôt suivi d’un second, puis d’un troisième. Bientôt, une nouvelle danse commença, mais cette fois, la plupart des danseurs venaient de la foule. Bien que cela soit une interaction très simple, ils semblaient très heureux. De plus, grâce à la récompense promise du barbecue au miel, les participants firent de leur mieux pour montrer les meilleures performances dont ils étaient capables.
C’était exactement ce que Roland voulait voir.
En plus du barbecue, du pain, des gâteaux de poisson et de la bière étaient également distribués. Il était prévu que la fête se poursuive jusqu’au soir, mais Roland n’avait pas l’intention de rester jusque-là. Il prit des dispositions pour confier à Carter la responsabilité de la sécurité, et au ministre adjoint celle du discours de clôture, puis il partit.
Le prince devait assister à une fête privée dans les jardins du château.
Lorsque vint le soir, l’arrière-cour fut brillamment éclairée.
Comme pour la place de la ville, on avait là aussi lancé un feu de joie. A la différence près que pour le barbecue, il y avait du poulet coupé en morceaux. L’assaisonnement et l’huile étaient leur propre préparation, imitant complètement l’atmosphère d’un barbecue en pleine nature. Cette nouveauté, de type self-service, était si appréciée des sorcières qu’elles ne pouvaient pas s’en passer. Aux yeux de Roland, c’était un spectacle rare : Anna enveloppait directement le poulet dans sa flamme verte après l’avoir assaisonné, ce qui répandait un parfum délicieux. Rossignol fit également la démonstration de son incroyable talent avec les couteaux : l’instant d’avant, ceux-ci étaient cachés et en une seconde, le poulet, accroché tête en bas, fut complètement dépecé. Tous ses os étaient par terre.
Le vin, beaucoup plus adapté aux goûts des femmes que la bière, venait de Willow Town. En fait, Roland voulu interdire aux mineurs de boire, mais Foudre avait déjà vidé une demi-bouteille. Comme elle flottait en l’air, il allait être difficile de la persuader, pensa le prince.
Après environ une heure de barbecue, Roland était légèrement ivre. Il s’affala sur une chaise et regarda le joyeux groupe de filles qui riaient. Il était ravi.
« C’est une vie parfaite pour un Prince », pensa-t-il, « mais aussi pour les sorcières. Avec leurs capacités et leur apparence extraordinaires, elles ne devraient pas être des proies pour la chasse. Si ces jeunes femmes étaient nées dans ma vie précédente, je pense qu’elles auraient été un sujet d’attention pour de nombreuses personnes. Mais ici, sur mon territoire, ces sorcières peuvent vivre une vie normale. »
Au même instant, Foudre tomba brusquement et atterrit directement sur les genoux de Roland. Avant même qu’il n’ait eu la possibilité de réagir, elle déposa un baiser sur sa joue.
Bien que cette action fût très rapide, plusieurs sorcières avaient eu le temps de le voir.
Lorsque la jeune fille redevint sérieuse et s’envola, elle vit qu’Anna, Rossignol et Wendy avaient l’air très surprises, aussi expliqua-t-elle : « Selon les règles des Fjords, lorsqu’on organise un banquet pour célébrer une victoire, une femme peut prendre l’initiative d’embrasser le leader. Papa m’a toujours laissé l’embrasser. N’est-ce pas la coutume à Graycastle ? »
– « Bien sûr que non », répondit Roland qui sortit immédiatement de sa semi-ivresse, « uh … » Il toussa. « Foudre vous êtes ivre, retournez vite au château et allez-vous coucher! »
– « Comment ça ? », protesta l’interpelée. « Lorsque je naviguais, j’ai souvent fait des concours de boisson avec l’équipage et je n’ai jamais perdu. »
Le prince, qui savait qu’elle comprendrait, se tourna vers Wendy. Celle-ci hocha la tête et utilisa son pouvoir pour faire redescendre Foudre de terre. Alors que la jeune fille s’apprêtait à atterrir, Wendy fit deux pas en avant et la reçut dans ses bras. Ignorant Foudre qui criait et luttait, elle marcha droit vers le château.
– « Ne vous inquiétez pas pour elle, elle a juste un peu trop bu. Continuez à faire la fête, on va bientôt apporter le dessert. »
Roland sentit soudainement l’atmosphère devenir un peu étrange, surtout lorsqu’il regardait les yeux d’Anna. Un frisson s’empara de lui. La seule qui n’était pas affectée par ce qui s’était passé était Nana, qui était concentrée à manger ses ailes de poulet, comme si de rien n’était.
Lorsque le feu de joie fut éteint, Roland demanda à Rossignol d’escorter Nana chez elle. Puis il se rendit au puits pour se laver le visage à l’eau froide, déjà prêt à aller se coucher. Le prince n’avait pas pris à cœur l’épisode précédent, Foudre n’étant encore qu’une adolescente.
Mais quand il arriva au troisième étage, son cœur s’emballa.
Anna était appuyée contre sa porte.