La puissante averse qui venait de tomber sur la jungle avait dilué une bonne partie des odeurs provenant du sang des cadavres.
Un chasseur ordinaire aurait peut-être eu du mal à trouver sa cible dans de telles conditions, mais les faibles odeurs qui persistaient dans l’air après la pluie était amplement suffisantes pour renseigner Loélia.
Par exemple, elle savait qu’un certain nombre d’animaux étaient morts au même endroit lorsque différentes odeurs de sang se mêlaient, certaines encore fraîches, d’autres plutôt rances.
Celles des petits animaux comme les lapins, les rats et les renards ne pouvant pas se propager aussi loin et d’une manière aussi distincte, elle sut que les effluves qui lui parvenaient ne pouvaient provenir que de carcasses d’animaux au moins aussi gros que des taureaux ou des chevaux.
Pour les avoir transportées, le prédateur devait être plutôt fort et c’était une habitude fréquente chez les carnivores que de faire des réserves de nourriture, la plupart du temps dans leur tanière.
Par ailleurs, Loélia avait perçu dans cette odeur de sang une puanteur indescriptible spécifique aux bêtes démoniaques hybrides. Si elle ne s’était pas transformée en loup, elle n’aurait pas pu en discerner les subtilités.
Il y avait de la magie dans cette odeur.
Si tous les hybrides démoniaques n’avaient pas la capacité d’absorber le pouvoir magique, le fait qu’elle en ait décelé des traces dans le sang de cette bête indiquait qu’il s’agissait nécessairement d’un hybride, beaucoup plus puissant que les bêtes démoniaques ordinaires.
En quelques mois passés dans la jungle, elle avait beaucoup amélioré ses compétences de chasseur.
Si elle avait pu maîtriser celle-ci avant le saint duel, l’Aigle à Quatre Ailes qui l’avait attaquée depuis les airs n’aurait même pas été capable de la toucher.
Même si le climat, l’environnement et les proies sur les Terres Barbares était très différent de ceux du désert, la technique de chasse était assez similaire. En résumé, un chasseur devait se montrer prudent, méticuleux et patient, et ce où qu’il se trouve.
Pour l’heure, Loélia poursuivait un gros ours démoniaque hybride, semblable à une tour de fer en mouvement et qui, dressé sur ses pattes arrières, était aussi haut que trois hommes.
Elle n’aurait pu dire avec quelle autre bête il était parvenu à fusionner mais sa peau était aussi dure qu’une armure. Même ses crocs acérés ne pouvaient s’y planter.
Le plus stupéfiant était sa tête. Le monstre avait deux paires d’yeux, dont une dans le dos ce qui faisait que ses techniques généralement imparables comme l’attaque par derrière ou les morsures à la gorge n’étaient plus d’aucune utilité.
Loélia l’avait rencontré cinq jours auparavant et à la suite d’un combat acharné, elle s’était cassé deux griffes, tandis que l’ours, qui avait perdu la moitié d’une patte avant, s’était enfui avec le ventre ouvert. Doté d’une force comparable à celle de la légendaire bête du désert, c’était probablement l’adversaire le plus difficile que la sorcière ait rencontré depuis son arrivée sur les Terres Barbares. Si elle s’était trouvée face à lui dès le départ, elle se serait enfuie sans demander son reste. Mais les choses étaient différentes à présent, car la femme-loup avait acquis beaucoup d’expérience en combattant et tuant de nombreuses bêtes démoniaques.
Néanmoins, c’était une chasse et non un duel. Comme elle guérissait très vite une fois changée en loup, Loélia ne se souciait pas des blessures mineures. Par ailleurs, elle avait emporté des herbes cultivées par Chloris ainsi que l’Eau Purifiante de Lily, aussi put-elle soigner ses blessures et passer le reste de son temps à rechercher l’hybride.
L’odeur se faisant de plus en plus forte, la sorcière sut que la poursuite était sur le point de se terminer. Le vainqueur serait bientôt connu.
Elle fit un léger bond par-dessus une flaque d’eau et ses pattes s’enfoncèrent silencieusement dans la terre humide. Elle avait choisi d’attaquer à contre sens du vent de manière à ce que la bête ne puisse la repérer à l’odeur. Comme elle approchait pas à pas de l’endroit d’où venaient les effluves de sang, elle dressa les oreilles afin de localiser l’ennemi grâce à son ouïe et, de sa patte avant, écarta délicatement les lianes qui fermaient le passage.
C’est alors qu’elle aperçut le monstre.
Occupé à dévorer un grand cerf, les joues maculées de sang, celui-ci ne l’avait pas vue arriver. Il était horrible à voir avec sa patte brisée et ses os à nu. N’importe quel animal aussi grièvement blessé se serait caché pour se rétablir avant de faire quoi que ce soit mais cet ours, qui, de toute évidence, n’en avait que faire, semblait n’avoir d’autre préoccupation que celle de se remplir le ventre.
La femme loup tendit ses pattes arrière et s’aplatit avec l’intention de détruire les quatre yeux de la bête afin qu’elle ne puisse s’échapper.
Elle s’apprêtait à bondir lorsque soudain, elle entendit des pas venant des profondeurs de la jungle.
Loélia demeura un moment stupéfaite.
Des pas aussi réguliers sur ces Terres Barbares ?
Les arrivants marchaient d’un pas lourd, bruyant et rythmé. De toute évidence, il s’agissait d’humains et ils ne craignaient pas de se faire repérer.
« Des chasseurs de la Cité Sans Hiver se seraient-ils égarés ? »
Mais elle rejeta aussitôt cette hypothèse. Cet endroit était à plus de dix jours de la frontière de Graycastle et la forêt dense comme les prairies sauvages ne feraient que retarder leur marche. Par ailleurs, une fois passé ces dernières, il y avait des bêtes féroces et des serpents partout. Des hybrides démoniaques rodaient autour des ruines de Taquila. Jamais une personne égarée n’aurait pu arriver vivante jusque-là.
Soudain, une idée traversa l’esprit de Loélia. Une idée somme toute sensée et une réponse qu’elle attendait depuis longtemps.
Tous les poils de son corps se hérissèrent et son cœur se mit à battre la chamade.
Bien que très nerveuse, elle se prépara instinctivement au combat.
L’ours démoniaque, qui avait lui-aussi remarqué ce bruit inhabituel, abandonna la cuisse de cerf qu’il était en train de dévorer, se redressa et rugit dans la direction d’où venaient les pas.
Les buissons tremblèrent, les branches entrelacées s’écartèrent et deux horribles monstres à la peau sombre et aux bras musclés émergèrent de l’ombre.
Ils portaient sur la tête des crânes en guise de casques et tenaient à la main des lances pointues faites d’os et visiblement meurtrières.
Ces créatures ressemblaient trait pour trait à la description que Foudre lui avait faite des Diables.
Elle les avait enfin trouvés!
Sitôt qu’il les aperçut, l’hybride passa à l’attaque.
Il leva sa patte avant encore intacte et plongea vers les intrus qui avaient osé déranger son festin à une vitesse inimaginable pour un être de cette taille.
Outre sa puissance, l’ours démoniaque avait mis dans cette attaque tout l’élan de tout son corps, ce qui la rendait aussi meurtrière que celle de l’Aigle à Quatre Ailes. Si la Princesse en avait été la cible, elle aurait sans doute tout fait pour esquiver car n’étant pas une Extraordinaire, parer lui aurait coûté le prix fort.
Mais au lieu d’éviter la bête démoniaque, l’un des Diables s’avança, fit gonfler son bras et l’abattit droit sur la patte géante de l’hybride. Les deux monstres se heurtèrent avec un bruit sourd.
Comme ils étaient de force égale, ni l’un ni l’autre ne pouvait prendre le dessus. Si la lutte se poursuivait, elle serait inévitablement défavorable au Diable qui lui, était plus petit.
Mais c’était sans compter sur le second, qui déjà, dirigeait sa lance vers la bête démoniaque.
Loélia devait agir au plus vite.
Devait-elle partir ou rester ?
Elle savait que le talon d’Achille des Diables résidait dans ces tubes situés derrière leur dos, mais il n’était pas facile de les atteindre.
Soudain, l’avertissement de Foudre lui revint à l’esprit :
« Si jamais vous rencontrez nos ennemis, mieux vaut vous retirer immédiatement et en informer Sa Majesté. »
Alors que sa raison lui conseillait de battre en retraite, son instinct lui soufflait le contraire. Une sensation de brûlure lui traversa le corps.
« C’est dangereux, certes, mais n’est-ce pas pour ça que je suis ici ? » Se dit-elle.
À ce qu’elle savait, le Diable Fou allait connaître une période de faiblesse après avoir gonflé son bras.
C’était le moment d’en profiter, et ce même si elle devait affronter deux Diables simultanément.
La lance fendit l’air avec un sifflement au moment même où Loélia bondissait de sa cachette pour venir planter ses crocs dans l’ours, toujours en lutte contre le Diable.