– « Quelle est la situation sur le Front Ouest », demanda Face d’Aigle, le Commandant de la garnison du Nord, sitôt que Nail et Oncle Sam furent entrés dans la tente principale.
– « Ils ne cessent d’arriver », répondit le vétéran après un salut militaire, suite à quoi il lui fit un bref compte rendu de ce qu’il avait pu observer durant la semaine. « Je suis surpris moi aussi », ajouta-t-il. « Je n’aurai jamais cru que l’armée du Royaume de l’Aube soit si importante. »
– « Combien sont-ils ? » Demanda Face D’Aigle, imperturbable, en leur versant une tasse de thé. « Huit mille ? Neuf mille ? »
– « Plus de dix mille, j’en ai bien peur », répondit Oncle Sam après avoir vidé sa tasse. « Leurs camps s’étalent sur près de deux kilomètres et j’ai vu au moins vingt bannières dont je ne saurais dire à quoi elles correspondent. Je me demande où ils ont pu trouver tant de gens prêts à sacrifier leur vie! »
– « Dix mille ?! » S’exclama Face D‘Aigle en levant sa plume.
– « Si vous ne me croyez pas, demandez à notre chef d’unité », répondit Sang en désignant Nail. « Pour nous faire une idée de leur nombre, nous nous sommes approchés le plus possible de la Vieille Cité Sainte au risque d’être remarqués. Les abords de la ville sont remplis de soldats aux ordres des nobles du Royaume de l’Aube qui bloquent la route entre Hermès et leurs frontières. La plupart des réfugiés se sont repliés vers les Royaume de Wolfheart et de l’Éternel Hiver. Je suis prêt à parier qu’ils ont également déployé des forces à la Crête du Vent Glacé car sur le chemin du retour, j’ai aperçu plusieurs détachements de plus de cent soldats. »
– « C’est vrai », renchérit Nail avec un signe de la tête. « Le Royaume de l’Aube renforce sa défense des secteurs environnants en attendant que le reste de leurs troupes arrivent. Je pense que nos éclaireurs ne devraient pas s’aventurer trop près de la Vieille Cité Sainte de crainte d’être repérés par leurs chevaliers. »
En effet, depuis qu’ils s’étaient aperçus que la situation à Hermès n’était pas normale, les soldats en faction dans la Région du Nord, aidés du Duc Kant, avaient commencé à se rapprocher du plateau, non seulement pour rassembler des informations mais également pour se préparer au combat qui ne saurait tarder. Mais le Roi, n’approuvant pas la stratégie de sondage et d’attaque de Face D’Aigle, lui avait demandé de demeurer vigilant et de continuer à enquêter. Déçu à l’extrême de devoir renoncer à une guerre de grande envergure, le commandant adjoint du bataillon n’eut d’autre choix que de sélectionner quelques soldats compétents et de leur ordonner de se déguiser en réfugiés pour surveiller à tour de rôle la vieille et la nouvelle Cité Sainte, et d’informer régulièrement la Cité Sans Hiver des résultats de l’enquête.
Néanmoins, Face D’Aigle n’était pas resté inactif au cours des derniers mois. En effet, après avoir acquis la certitude que le déploiement des forces au sein de la Cité Sainte n’était pas un piège, la garnison du nord avait récupéré la Crête du Vent Glacé.
Cela faisait seulement deux semaines que l’armée du Royaume de l’Aube avait été repérée.
– « Craindriez-vous, Monsieur, que ces gens entravent les projets de Sa Majesté ? »
– « Comment le pourraient-ils ? » Répondit Face D’Aigle en éclatant de rire. « Même s’ils sont deux fois plus nombreux que nous, ils ne font pas le poids devant la Première Armée. Les Guerriers du Châtiment Divin eux-mêmes, sous les tirs de nos mitrailleuses lourdes, n’ont pas pu percer notre ligne de défense. Comment pourraient-ils approcher le Roi ? Je suis plutôt ravi de constater à quel point ils sont nombreux. Laissons-les s’en prendre aux remparts de la Cité Sainte, ils verront à quel point l’Église est protégée. Tout ce que j’espère, c’est que ce combat épuisera les forces de ces deux camps, ainsi, Sa Majesté acceptera sans hésiter ma proposition. » Il s’interrompit un court instant avant d’ajouter : « Vous avez fait du bon travail, éclaireurs, allez vous reposer à présent. »
– « À vos ordres, Monsieur », répondit Oncle Sam en saluant.
Mais Nail, après un moment d’hésitation, demanda :
– « Ne pourrions-nous pas les repousser immédiatement ? »
– « Pardon ? » S’exclamèrent simultanément Face d’Aigle et Oncle Sam, stupéfaits.
– « Si le Roi nous a défendu de prendre seuls l’initiative d’attaquer Hermès, il ne nous a pas interdit d’affronter le Royaume de l’Aube », répondit Nail. « Le temps qu’ils lancent une offensive sur la Cité Sainte, ils auront peut-être déjà rasés les villages situés au pied de la montagne d’Hermès. »
Le vétéran soupira.
– « Quelque chose vous aurait-il alerté ? » Demanda Face D’Aigle en fronçant les sourcils.
– « Des pillages, des massacres… », répondit Nail, la main sur le front, peu disposé à se rappeler ces scènes sanglantes et inhumaines. « Ils ont établi leur campement à l’extérieur de la Vieille Cité Sainte et ils capturent des gens qui résident aux alentours pour les empaler sur des pieux de bois dont ils se servent ensuite pour construire les clôtures de leur camp. Quant aux femmes, ils les traitent pire encore… »
– « Assez », coupa le commandant. « C’est chose courante en temps de guerre! L’Église, comme le Royaume de l’Aube, sont tous deux des ennemis de Sa Majesté, aussi est-il préférable qu’ils se détruisent mutuellement plutôt que nous ayons à le faire. N’oubliez pas non plus que nous sommes des soldats, c’est-à-dire l’épée du Roi. Il est de notre devoir de tuer! »
– « Là, c’est différent », insista Nail. « Nous, nous nous battons pour que le Roi puisse atteindre son objectif mais eux, ils tuent pour le plaisir de tuer. Et comme ces villageois ne sont pas des croyants, ils les traitent pire que des animaux. »
– « Nail est un peu excessif », s’empressa d’expliquer Oncle Sam en voyant s’assombrir le visage de Face D’Aigle. Puis, se tournant vers son compagnon, il demanda : « Vous êtes Sérieux ? Savez-vous au moins de quoi vous parlez ? Tant que l’Église sera là, nous ne pourrons pas traverser le plateau d’Hermès. Comment pourrions-nous arrêter l’armée du Royaume de l’Aube si l’Église se met en travers de notre route ? »
La Nouvelle Cité Sainte, en effet, faisait office de forteresse à laquelle étaient reliées tous les différents secteurs du plateau et à la sortie de la ville, quatre portes s’ouvraient chacune sur une route menant à l’un des Quatre Royaumes. Mais le fait que ces portes, pour le moment non gardées, soient ouvertes aux réfugiés ne signifiait pas que l’Église allait laisser la Première Armée pénétrer dans la Cité Sainte, la traverser et entrer au Royaume de l’aube sans opposer de résistance.
Parfaitement conscient de cela, Nail prit une profonde inspiration :
– « En fait, il existe un autre chemin pour y parvenir. »
– « Vraiment ? »
– « Sur le chemin du retour, j’ai parlé à des réfugiés. L’un d’eux m’a dit que sur les falaises bordant le plateau, il existait un chemin suffisamment large pour que deux personnes puissent y marcher côte à côte. En Hiver, il n’est pas accessible en raison de la neige et du gel mais dès le printemps, il est à nouveau possible de l’emprunter et de traverser Hermès sans avoir à passer par la Cité Sainte. »
Face D’Aigle le regarda un moment, pensif :
– « Oubliez ça », répondit-il en secouant la tête.
Nail baissa la tête et se tut.
– « Vous savez aussi très bien que ce plan n’est pas fiable. Ou plutôt devrais-je dire qu’il est totalement irréalisable », expliqua le commandant adjoint avec une patience étonnante. « D’abord parce qu’il n’est pas certain que ce chemin existe, et quand bien même ce serait le cas, nous ne pourrons jamais faire face à une armée de plus de dix mille hommes. Au cours des réunions du soir, Sa Majesté nous a dit très clairement que la logistique primait sur toute opération. Or, je ne vois pas comment nous pourrions transporter fournitures, mitrailleuses lourdes et munitions sur un chemin à peine assez large pour deux personnes. Par ailleurs, nous n’avons que cinq cents soldats en faction dans le Nord et pas suffisamment de munitions pour entreprendre une guerre de longue haleine. Nous nous retrouverons sans défense et serons certainement balayés.
Face D’Aigle se leva et s’avança vers Nail :
« J’aimerais peut-être encore plus que vous lancer une opération nettoyage, mais ce n’est que mon avis personnel. Sa Majesté et le Commandant Hache-De-Fer m’ayant confié la responsabilité de cette armée, je me dois de faire passer la sécurité avant tout et de prendre mes décisions en fonction des intérêts supérieurs de l’armée comme je l’ai fait concernant les réfugiés. Comprenez-vous ? »
– « … Oui Monsieur », répondit Nail en serrant les poings avant de saluer.
– « Très bien, vous pouvez disposer. »
Les deux hommes allaient sortir lorsqu’un soldat leva le rideau et entra :
– « La réponse de Sa Majesté vient d’arriver, Monsieur. »
– « Vraiment ? Donnez-la-moi! »
Face d’Aigle s’empara de la lettre cryptée et s’empressa de l’ouvrir. « Attendez une minute! » Ordonna-t-il à Nail et Oncle Sam.
– « Sa Majesté a-t-elle donné de nouvelles instructions ? » Demanda le vétéran.
– « Oui. La Première Armée vient de quitter la Cité du Roi et a pris le bateau pour le Nord. Ils naviguent à plein régime et devraient arriver à la Crête du Vent Glacé d’ici une dizaine de jours. »
« Dix jours ? Ils arriveront trop tard », pensa Nail.
En effet, l’armée du Royaume de l’Aube pouvait surgir à tout moment et, en quelques jours, faire des villages situés aux pieds du Mont Hermès un véritable enfer. Durant un instant, il eut l’impression de revoir la dame en robe rouge qu’il avait vue lutter sous une pluie de balles, venue lui reprocher ses actes.
– « Avant cela, Sa Majesté veut que nous prenions immédiatement des mesures pour empêcher l’armée du Royaume de l’Aube de pénétrer dans la Vieille Cité Sainte ou tout au moins de piller le monastère. »
Nail releva brusquement les yeux.
– « Pensez-vous que nous soyons en mesure de le faire ? » Demanda Oncle Sam en se grattant l’arrière de la tête.
– « Ce sera très difficile », répondit Face D’Aigle en repliant la lettre, « c’est d’ailleurs pourquoi le Roi nous envoie des renforts qui devraient arriver demain soir dans la Région du Nord. Pour être aussi rapides, il s’agit certainement de sorcières. » Puis, regardant les deux hommes, il ajouta : « Réunissez tous les chefs de section! À propos, quel est le nom du réfugié qui vous a parlé du chemin montagneux ? »