D’après le Seigneur de la ville, la famille Gilen n’avait pas suffisamment d’argent pour venir en aide aux paysans. Autrement dit, le véritable philanthrope ne pouvait être que le Vicomte Somi.
Ceci dit, Rossignol ne comprenait toujours pas pourquoi celui-ci avait préféré accueillir Hyde au sein de sa famille plutôt que de l’assister dans la réhabilitation de la Maison Gilen. Cependant, à ses yeux, le Vicomte ne pouvait qu’être un homme bon et généreux pour fournir ainsi de la nourriture aux plus démunis. Par ailleurs, Hyde avait également bénéficié de sa bienveillance.
Même si son frère était en mauvaise posture, elle n’interviendrait pas, son seul but étant de revoir son ancienne demeure et de se laisser un peu envahir par la nostalgie.
La sorcière était sur le point de se déplacer lorsque soudain, elle s’arrêta, prise d’une impression étrange.
« Une minute! Quelque chose ici n’est pas normal. »
Fronçant les sourcils, elle examina la cour, les paysans en lambeaux, les serviteurs chargés de maintenir l’ordre, les gardes et l’hôte lui-même…
Hyde ne portait pas de Pierre du Châtiment Divin, fût-elle de moindre qualité, constata-t-elle à travers sa brume. Mais lorsqu’elle posa les yeux sur le garde qui se tenait à l’entrée, Rossignol s’aperçut qu’il y avait un grand trou noir à l’emplacement de sa poitrine. Elle ne voyait que le fourreau de son épée qui descendait sur sa cuisse.
La jeune femme réalisa alors ce qui l’avait alertée. En effet, il était absolument anormal pour l’héritier d’un Vicomte de ne pas porter de Pierre de Châtiment Divin tandis que ses gardes en portaient!
Hyde aurait-il changé d’avis et fait fi de ses préjugés envers les sorcières ? Mais se souvenant des paroles haineuses que son frère lui avait dites dix ans auparavant, elle chassa aussitôt cette idée de son esprit.
« Je préférerais que vous ne soyez pas ma sœur », avait-il dit. « Toutes les sorcières devraient aller retrouver les démons en enfer! »
Même si, à l’époque, ça capacité ne lui permettait pas encore de discerner le mensonge, il lui avait suffi de le regarder dans les yeux pour savoir qu’il pensait chaque mot prononcé.
Rossignol se dit alors que peut-être son frère n’avait pu s’offrir de Pierre du Châtiment Divin, ce qui aurait pu être le cas étant donné sa déchéance. Cependant, il aurait dû pouvoir y remédier à présent qu’il faisait partie de la famille Somi.
La sorcière hésita un moment puis, finalement, se dirigea vers la cour.
Elle passait la porte du manoir lorsque soudain, elle entendit deux gardes parler à voix basse.
– « Les nobles sont d’horribles créatures! Il ne vaut pas mieux que nous, ce n’est qu’un chiot obéissant dans lequel Sa Seigneurie a mis sa complaisance. Magnifiquement vêtu, il peut être très différent. Est-ce là ce que Sa Seigneurie appelle l’influence aristocratique ? »
– « Cessez-donc de dire des sottises », rétorqua le second avec un rire étouffé. « Sa Seigneurie est à la maison en ce moment. Si jamais quelqu’un nous entend et lui rapporte ce que vous venez de dire, vous ne toucherez pas votre salaire ce mois-ci. »
Le premier haussa les épaules :
– « Ne vous inquiétez pas, j’ai l’oreille fine. Si jamais quelqu’un approche je le saurai. De plus, je dis la vérité. Ce n’est qu’un chiot! Au rez de chaussée comme à l’étage, tout le monde a entendu Sa Seigneurie se mettre dans une colère noire contre lui! »
– « Vous connaissez son tempérament emporté et vous faites toujours tout pour l’irriter », grogna son compagnon. « Que Sa Seigneurie ait mauvais caractère ou non, c’est un aristocrate. Mais vous ? Avez-vous des liens de parenté avec quelqu’un dont le patronyme est relativement important ? Même le contremaître du village voisin est plus distingué que vous. Si votre oncle ne m’avait pas demandé de veiller sur vous, je ne prendrais même pas la peine d’écouter ce que vous avez à dire. »
– « D’accord, d’accord, je me tais… » Soudain, il se raidit : « Bon sang! Qu’est-ce que c’est ? »
– « Que se passe-t-il ? »
– « On aurait dit que quelqu’un passait devant nous… » Il regarda autour de lui et murmura : « Je suis sans doute un peu paranoïaque. »
Ignorant les gardes, Rossignol traversa le mur et, grâce aux Pierres du Châtiment Divin, eut tôt fait de trouver la chambre du Vicomte. En général, plus le statut de la personne était élevé, plus la pierre était de qualité. La sorcière avait souvent recours à cette méthode pour localiser sa cible lorsqu’elle travaillait comme assassin et il était rare qu’elle se trompe.
En apprenant que Donatien Somi était présent, la sorcière avait eu la vague impression que la distribution de nourriture à laquelle elle avait assisté n’était peut-être pas aussi simple qu’il y paraissait.
Outre le Vicomte et un chevalier armé jusqu’aux dents qui lui tenait lieu de garde, il y avait là, debout devant le bureau, un vieil homme vêtu d’une longue robe. On aurait dit un érudit de l’ancienne Cité du Roi.
– « Seigneur Donatien, vous n’auriez pas dû hurler ainsi sur le Seigneur Hyde, hier. Certes, il vous est soumis, mais si vous faisiez preuve d’un peu de générosité et de bonté de temps à autres, il jouerait mieux son rôle. »
Assis sur une chaise à haut dossier, le Vicomte, contrarié, frappa un grand coup sur la table : – « Je sais, mais je ne peux pas me contrôler! Il m’a fallu des décennies pour obtenir ce que j’ai. Je n’étais plus qu’à deux doigts d’avoir les deux terres situées à l’Est lorsqu’un ordre inattendu de Roland Wimbledon est venu tout bouleverser! Avez-vous entendu ce qu’a dit ce vieux fou ? Il est prêt à lui céder ses droits féodaux et à soutenir pleinement la nouvelle politique de Sa Majesté! S’il s’imagine pouvoir se passer de ces droits, n’a-t-il jamais pensé que d’autres pourraient en avoir besoin ? Il m’a vraiment mis dans une colère noire! »
– « Gardez le sourire, Votre Seigneurie… gardez le sourire. Vous vous êtes déjà déchargé hier soir », répondit le savant en caressant sa barbe. « Si vous êtes aussi réticent à vous plier à cette nouvelle politique, pourquoi ne refusez-vous pas purement et simplement ? »
Pris de court sur le moment, Donatien resta silencieux durant quelques secondes avant de répondre, mécontent :
– « Pensez-vous que je sois en position de défier un Roi qui a vaincu jusqu’à la chevalerie de Timothy ? Vous voulez ma mort ? »
– « Dans ce cas, vos plaintes n’ont aucun sens si ce n’est d’aggraver les choses. Allez-vous continuer ainsi à rouspéter ? »
– « Et puis zut! » Maugréa le Vicomte après un long silence.
– « Sa Majesté ne confisquant que les droits féodaux, vous devriez suivre l’exemple du Comte Guillaume. Tant que vous gérerez correctement votre domaine, vous ne devriez pas subir de lourdes pertes. »
– « Mais s’il n’y a plus de pouvoir exécutif dans cette juridiction, ces patrouilleurs avides finiront tôt ou tard par débarquer ici. Comment ferais-je pour les en empêcher ? Vous n’êtes pas sans savoir ce que je vends! Lorsqu’ils s’en apercevront, je serai inévitablement envoyé à la potence! »
– « Dans ce cas, laissez tomber ce commerce », répondit aussitôt le savant. « Je vous ai dit que ce n’était pas une stratégie à long terme. Maintenant que vous avez suffisamment de capitaux et que l’Église n’est plus là pour vous imposer des restrictions, vous pouvez vous tourner vers des activités légales. Pourquoi avoir dépensé tant d’énergie pour prendre le contrôle de la famille Gilen ? N’était-ce pas d’abord pour élargir votre territoire, renforcer votre autorité et ainsi assurer votre sécurité ? »
Le Vicomte qui, visiblement, avait du mal à renoncer aux revenus de son commerce, hésita un long moment. Finalement, pris d’une pulsion héroïque, il répondit :
– « Je vois. Cette distribution de nourriture sera donc la dernière. Une fois que Hyde aura terminé, je lui parlerai personnellement. »
– « N’arrêtez pas trop vite vos activités, cela pourrait éveiller les soupçons. Continuez encore quelques temps, mais dites-leur de ne plus prendre de commandes. »
– « Très bien, je ferai selon vos conseils. » Résolu à cesser ce que l’érudit qualifiait d’affaires douteuses, Donatien se sentit soulagé. Il se laissa aller contre le dossier de sa chaise : « Les Gilen n’ont aucune idée de ce qu’ils ont manqué. Par ailleurs, j’étais le mieux placé pour m’occuper de cette famille. Je suis prêt à parier que Hyde croit toujours que ses parents sont morts au cours de cette fameuse émeute de réfugiés », conclut-il en éclatant de rire.
Ces paroles mirent Rossignol dans une colère telle que ses pupilles se contractèrent d’un coup.