Malgré les nombreux puits en service dans les environs du château, les serviteurs ne parvenaient pas à contrôler les flammes. L’incendie s’était déclaré sans prévenir et le temps que les gens des alentours réalisent ce qui se passait, d’épaisses colonnes de fumées avaient déjà envahi l’intérieur du donjon, rendant impossible toute tentative de sauvetage.
La Première Armée fut donc contrainte de se retirer et de boucler le secteur. L’incendie dura toute la nuit et lorsqu’enfin la fumée se dissipa, il ne restait plus rien des prisonniers.
Sans perdre de temps, les soldats entreprirent de nettoyer les lieux et lancèrent une enquête pour savoir comment c’était produit l’incident. Les fonctionnaires qui les accompagnaient se hâtèrent de mettre en place un Hôtel de Ville provisoire et de prendre en charge l’administration de Valencia.
On ne tarda pas à découvrir la cause de l’incendie : un groupe de Rats, furieux contre le Duc Borg pour avoir fait de cette ville commerciale autrefois prospère un lieu de misère, s’était infiltré dans les sous-sols par un passage secret et avait mis le feu à un tas de paille de blé.
Il était donc évident qu’il s’agissait d’un incendie criminel, menace majeure quant à l’ordre de la Région de l’Est et défi ouvert aux soldats du Roi.
Aussi, outre la diffusion des résultats de l’enquête, la Première Armée et l’Hôtel de Ville avaient lancé dans toute la ville une opération visant à éradiquer les Rats, se montrant clément envers qui avouait, punissant ceux qui résistaient, rémunérant ceux qui signalaient et quiconque avait quelque information à communiquer repartait avec du blé. Par ailleurs, le grain récupéré dans les demeures des nobles avait été remis en circulation sur le marché et servait également à secourir les affamés. La ville, qui était presque morte, avait retrouvé sa vitalité.
La nuit même où l’on avait donné l’ordre d’exterminer les Rats, Patte D’Ours revint trouver Hache-De-Fer.
– « Chef, certains signes semblent indiquer que les grandes familles sont en train d’évacuer la ville. Une douzaine de voitures sont sorties par la porte ouest et il semblerait qu’elles aient pris la direction du Comté du Vent Marin. Certaines laissant des sillons particulièrement profonds, je suppose qu’elles étaient chargées… »
– « D’or et de bijoux », acheva le Commandant en posant sa plume. « Dès le départ, j’ai été clair sur le fait que je ne réclamais que la nourriture et qu’ils pouvaient emporter tout le reste. »
Il n’était pas le moins du monde surpris d’apprendre le départ précipité des nobles. En effet, depuis l’incendie du donjon, ces derniers, qui n’avaient plus du tout confiance en l’armée, n’avaient plus que cette solution s’ils voulaient survivre.
Si une famille noble pouvait se permettre de perdre ses Seigneurs et certains chevaliers, dans la mesure où un titre pouvait se transmettre par héritage et qu’il serait toujours possible de recruter d’autres chevaliers, ils avaient perdu tout courage d’affronter la Première Armée.
Aussi, plutôt que de rester là à attendre la mort, avaient-ils préféré partir le plus loin possible et emmener leurs proches, leurs serviteurs et ce qui leur restait de fortune dans l’espoir de nouvelles opportunités. Si leurs terres étaient importantes, ils tenaient encore plus à la vie.
De plus, William Borg avait rassemblé à Valencia toutes les ressources avoisinantes, laissant ainsi les terres dans un état de tristesse tel qu’il faudrait au moins deux ou trois ans de dur labeur avant qu’elles ne retrouvent un peu de valeur.
– « Chef, j’ai encore une question… »
Patte D’Ours s’interrompit et, chose très rare chez ce lieutenant plutôt naïf, les mots restèrent figés sur ses lèvres.
– « Parlez! » Ordonna Hache-De-Fer d’un ton grave.
– « Est-ce vous qui avez mis le feu à la prison ? » Demanda l’homme dans un souffle après un moment d’hésitation.
– « Qu’est-ce qui vous fait penser ça ? »
– « Le tunnel secret ayant été conçu avec une porte de séparation en fer massif, les Rats n’avaient pas les compétences requises pour l’ouvrir. De plus, je doute que nos compagnons postés là-bas aient relâché leur attention au point de ne pas se rendre compte de la présence d’incendiaires. J’ai effectué des contrôles sur place : il semblerait que le feu ait pris dans le couloir et non dans les cellules et enfin, les restes calcinés laissent supposer que l’incendie aurait été alimenté avec de l’huile. »
– « Vous avez vu juste », répondit Hache-De-Fer. « C’est bien moi qui ai donné l’ordre d’allumer ce feu. »
Surpris par la franchise de son supérieur, Patte D’Ours resta un moment sans voix.
– « Mais… pourquoi ? »
– « Je pense préférable de gérer seul ce genre de choses, car moins il y aura de personnes au courant, mieux cela vaudra. »
– « Ce n’est pas ce que je voulais dire », répondit le lieutenant. « Mais… ne s’étaient-ils pas rendus ? »
Hache-De-Fer réfléchit un moment :
– « Pour être franc, je n’avais pas le temps de m’assurer de la sincérité de leur reddition, pas plus que Sa Majesté de les juger un par un. C’est pour cette raison qu’avant que nous ne quittions la Cité Sans Hiver, le Roi m’a donné les pleins pouvoirs concernant le Front Est. »
– « Mais… »
– « Vous pensez qu’en les condamnant sans procès, j’ai peut-être tué des innocents ? » Il prit un livre sur son bureau et le tendit à son lieutenant : « Jetez un œil à ceci », dit-il d’un ton sec.
– « Est-ce un… rapport démographique ? »
– « Oui, nous l’avons trouvé dans la bibliothèque », acquiesça le chef. « Il y a encore cinq ans, Valencia et les terres environnantes comptaient deux cent vingt mille habitants. C’était la région la plus prospère de l’Est. Mais cette année, la population est tombée à soixante mille. Or nous avons recueilli entre trente et quarante mille réfugiés en provenance de l’Est. Si l’on arrondit ce chiffre à quarante mille, il manque encore cent vingt mille personnes et ceci sans tenir compte de la croissance démographique. Je pense que vous en connaissez la cause. »
– « Les inondations qui ont dévasté les terres agricoles… » répondit Patte D’Ours, le souffle court.
– « Et qui ont également rendu Valencia méconnaissable. » Hache-De-Fer se leva et marcha jusqu’au chandelier, les mains derrière le dos. « De toute évidence, William a recruté tous les gens des environs pour bloquer les routes et renforcer les murs. Or, il n’aurait jamais eu autorité pour le faire s’il n’avait été appuyé par quelqu’un de plus puissant ou, pire encore, bénéficié du soutien des autres nobles. La délocalisation massive de la population a eu pour conséquence d’interrompre le commerce et bon nombre de récoltes ont été laissé à l’abandon. En d’autres termes, tous ces nobles étaient complices du Duc. Ceci étant, pensez-vous encore que Sa Majesté aurait accepté leur vœu d’allégeance ? »
Patte D’Ours était sans voix.
« Cependant, ils étaient sincèrement convaincus de leur innocence », poursuivit Hache-De-fer. « Dans leur esprit, en effet, ils n’avaient pas commis grand crime car même si toutes les terres agricoles étaient dévastées, leurs demeures croulaient sous la nourriture… même humaine. En effet, si elle est correctement emmagasinée, la viande se conserve plus longtemps que le blé. »
À ces mots, les pupilles du lieutenant se contractèrent.
« Pour couronner le tout, ce qu’ils ont fait entrave considérablement l’avancement des projets de Sa Majesté. En effet, ils n’ont eu aucun scrupule à gaspiller leurs ressources humaines, ce à quoi notre Roi accorde la plus haute importance. Imaginez comment aurait tourné cette bataille si nous n’avions pas eu les mortiers! Sachant à quel point il est difficile de déplacer l’artillerie de campagne dans la boue, nous n’aurions eu d’autre choix que de prendre la ville d’assaut ou de nous préparer à une guerre de longue haleine. L’aristocratie n’aurait certainement pas cédé avant d’avoir épuisé la totalité de la population. » Hache-De-Fer se retourna : « D’autres questions ? »
Patte D’Ours garda un long moment la tête baissée. Enfin, relevant les yeux, il répondit :
– « Vous avez raison. Ceci dit, Sa Majesté n’en a pas directement donné l’ordre. Si jamais il apprenait que… »
– « Si jamais ? Que voulez-vous dire ? Pensez-vous que je cacherais une telle chose à mon Roi ? J’ai tout écrit dans mon rapport et quoi qu’il advienne, j’en assume l’entière responsabilité. »