En entrant dans la fière cité de Valencia, quoique surpris des ravages causés par la nouvelle arme à feu, Hache-De-Fer n’en laissa rien voir.
Certes, il avait participé mainte fois à des exercices impliquant le mortier, mais cela n’avait rien de comparable au fait de voir ces armes à l’œuvre dans le cadre d’un combat réel.
Comment une arme mobile aisément transportable par un groupe de cinq personnes pouvait-elles causer de tels dégâts avec aussi peu de cartouches ?
Quoiqu’il sût parfaitement que le mortier tirait beaucoup plus vite que l’artillerie de campagne et pouvait provoquer des dommages considérables lorsqu’ils étaient plusieurs à tirer simultanément, il se dit qu’il avait largement sous-estimé la puissance de cette nouvelle arme.
Même si, en terme de puissance, le mortier ne pouvait rivaliser avec un Canon de Forteresse, il était beaucoup plus facile à manier et son déplacement ne nécessitait pas l’intervention des sorcières. De plus, sa trajectoire de tir lui permettait de toucher des ennemis dissimulés derrière les remparts et avec suffisamment de munitions, causer à l’ennemi un barrage si dévastateur qu’il n’était pas certain que la Première Armée elle-même, pourtant très disciplinée, puisse y faire face.
« Fuir en de telles circonstances est tout à fait normal », pensa-t-il. « Qui, en effet, ne se ferait pas dessus en voyant une pluie de feu descendre sur lui ? »
Hache-De-Fer comprenait enfin pourquoi le Roi était si confiant en renvoyant toutes ces pièces d’artillerie de campagne d’apparence sophistiquée au Secteur des Fours car honnêtement, comparées au mortier, ces armes à projectiles solides étaient bien inutiles.
Finalement, Roland était sans doute le seul dans tout le royaume de Graycastle à pouvoir s’offrir une telle arme à feu.
Chaque obus étant supposé coûter trois à quatre Royals d’or, les centaines d’obus utilisés par les soldats lors du bombardement de la ville revenaient à jeter l’or par les fenêtres. Quant aux projectiles requis par les Canons de Forteresse, ils étaient encore beaucoup plus chers. Dans ces conditions, l’or contenu dans les coffres de la Cité Sans Hiver serait-il suffisant pour soutenir l’armée jusqu’à la fin de la Bataille de la Divine Volonté ?
Heureusement pour lui, cette question épineuse n’était pas son problème mais celui de Barov, le seul devoir de l’armée étant d’assurer la victoire à Sa Majesté.
Hache-De-Fer et ses hommes remontèrent la longue rue enfumée et arrivèrent sur la place du centre-ville où les soldats avaient réuni les nobles suite à leur reddition.
Le Commandant balaya du regard les captifs qui étaient dans un état déplorable. Avant même qu’il ne puisse dire un mot, l’un d’entre eux sortit des rangs et dit :
– « Je suis le Comte Kasyn, Seigneur de la Baie des Destroyers. Pourrais-je savoir où se trouve le Roi Roland ? »
Valencia ayant été construite sur une région entourée d’eau, bon nombre d’aristocrates avaient donné à leurs terres le nom de “Baie des Destroyers” ou de “plage”. Hache-De-Fer se souvint vaguement que la Baie des Destroyers était un vaste territoire pris en sandwich entre Valencia et le Comté du Vent Marin. La famille qui y vivait avait dû faire l’objet de la crainte et de l’admiration de ses sujets, cependant, le Commandant trouvait ce Comte ridicule avec son menton levé et ses airs prétentieux.
– « Le Roi étant bien trop occupé pour se charger de la Région de l’Est, il m’en a confié l’entière responsabilité », répondit-il.
– « À vous ? » S’exclama le Comte Kasyn en pensant : « C’est une blague ? De toute évidence, cet homme n’est pas de Graycastle. »
« Roland Wimbledon laisserait-il un homme du Peuple des Sables gérer son armée ? Pourquoi, dans une opération de cette envergure, ne la dirige-t-il pas personnellement ? Ne craint-il pas que ses hommes prennent la fuite ? »
Le Seigneur de la Baie des Destroyers n’était pas le seul à remettre en cause la décision du Roi.
– « Son Excellence Hache-De-Fer est incontestablement le Commandant en chef du Front Est, nous sommes là pour en témoigner », déclara le lieutenant Patte D’Ours.
– « L’Armée du Front Est ? » Répéta Kasyn. « De quoi s’agit-il ? »
– « Il s’agit bien sûr des troupes chargées de récupérer la Région de l’Est. »
– « Patte D’Ours! » Coupa brusquement Hache-De-Fer.
Prenant conscience de son erreur, le lieutenant porta la main à sa bouche.
Dame Edith avait raison. Même si Sa Majesté avait la ferme intention de faire en sorte que les nobles renoncent à tout pouvoir féodal et d’abolir une fois pour toutes l’aristocratie, ces gens avaient encore une certaine influence sur le peuple. En effet, si Patte D’Ours n’avait pas été affecté par leurs titres, jamais il n’aurait commis une erreur aussi fondamentale, et ce même s’il ne courbait pas l’échine devant eux.
Apparemment, seul Hache-De-Fer était en mesure de rester indifférent face à ces gens de haute naissance.
– « Que vous y croyiez ou non ne changera rien aux faits », répondit-il en baissant le ton. « Comment se fait-il que ce soit vous qui posiez les questions ? Où est le Duc de Valencia ? N’est-ce pas lui le responsable de la Région de l’Est ? »
– « Il s’est sacrifié au combat », répondit tristement Kasyn. « Il voulait absolument mener ses chevaliers dans un assaut frontal. Nous n’avons rien pu faire. »
– « Ainsi, c’était lui le cavalier que mes hommes ont criblé de balles ? » Le commandant leva un sourcil : « Cet homme était vraiment un guerrier! » Il regarda les nobles toujours en armure et demanda : « Mes soldats n’ont signalé que deux défenseurs. Où donc est passé sa prétendue chevalerie ? Se pourrait-il qu’il n’y qu’un seul chevalier pour garder toute la région ?
– « Eh bien… » Kasyn ne savait que répondre.
– « Ne vous attardez pas là-dessus », dit un autre noble. « Puisque vous êtes le chef de cette armée, nous allons vous soumettre nos requêtes. Avant de nous rendre et de servir Roland Wimbledon, nous tenons à le rencontrer personnellement. S’il est trop occupé, nous lui enverrons des messagers. »
– « Et vous êtes ? »
– « Je suis le vicomte Ariburke », répondit-il, impatienté. « D’ici là, nous souhaiterions être traités avec les égards dus à notre rang. S’il vous faut une rançon, donnez-nous en le montant. »
– « Mais vous vous êtes rendus coupables de trahison », répondit Hache-De-Fer, impassible. « Vos titres ne vous épargneront pas un procès. »
– « Tout d’abord, sachez que le seul traître était le Duc William Borg. Or, il a payé sa faute. En ce qui nous concerne, nous n’avons pas demandé à être ici. D’après la loi, nous sommes bien moins coupables. »
– « Tout à fait! Si nous étions sous sa juridiction, nous n’étions pas ses vassaux », renchérit Kasyn. « Par ailleurs, c’est à Sa Majesté de rendre le jugement final. Ne me dites pas que vous avez l’intention de nous condamner personnellement ? »
Hache-De-Fer ne tarda pas à comprendre pourquoi, même vaincus, ces aristocrates se donnaient encore des airs. En effet, ils étaient beaucoup moins enclins à négocier depuis qu’ils s’étaient aperçus que Roland n’était pas présent. Or il était de coutume que ce soit le Roi qui prononce la peine des vaincus, aussi s’imaginaient-ils que celle-ci serait davantage une transaction financière qu’un châtiment. En général, ceux qui ne pouvaient pas payer étaient éliminés tandis que les autres s’en sortaient relativement bien.
Comme ce n’était sans doute pas leur première défaite, ces aristocrates étaient certains de pouvoir offrir au Roi une rançon intéressante.
Malheureusement pour eux, le Roi que servait Hache-De-Fer n’était pas un noble ordinaire.
– « Vous avez raison », répondit le Commandant en haussant les épaules. « Je n’ai pas autorité en la matière. Mais il n’en reste pas moins que vous êtes des traitres, aussi, tant que le Roi n’aura pas pris sa décision, je me dois de vous garder en détention. »
« Combien de temps cela prendra-t-il ? » Demanda le Comte de la Baie des Destroyers, mécontent. « Comme nous vous l’avons expliqué, nous n’avons rien commis qui puisse être qualifié de trahison au regard de la Loi. À moins que vous n’ayez des preuves concrètes ? »
– « Étant donné le temps que met un pigeon voyageur pour faire le trajet, il faudra compter environ un mois », répondit Hache-De-Fer en souriant, ce qui chez lui était plutôt rare. Ignorant la suite de la phrase, il ajouta : « Soyez tranquilles, vous serez traités et nourris conformément à votre statut. »
Deux nuits plus tard, Patte D’Ours, affolé, fit irruption dans la tente de son supérieur.
– « Monseigneur, le donjon du château est en flammes! »